dimanche 23 août 2015

Un rêve glacé [Dr Benway]

<< Après la stupéfiante révélation que l’actuel président était en réalité un robot, le premier ministre Seth Archer a accepté d’assurer l’intérim en attendant la prochaine élection dans 2 ans ; les autorités soupçonnent la première dame d’avoir remplacé son mari, accidentellement décédé, dans le plus grand secret. Plus d’infor… >>

Même les fenêtres closes, il pouvait entendre distinctement la voix stridente et désincarnée du drone informatif qui sillonnait le quartier, mais il n’y prêta aucune attention, ici-bas ce gros frelon mécanique faisait partie du décor, et toute son attention était retenu par les courbes qui ondulaient devant lui.
Elle dansait, juste pour lui, agitait son corps, ses bras, ses mains, au bout desquelles ses ongles écarlates voltigeaient dans l’air comme des flammèches ; elle l’ensorcelait pendant qu’il restait assis sur le vieux sofa usé et abimé, à contempler le spectacle qu’elle offrait, pour lui seul.
C’était le même rituel chaque semaine, après le lycée,  il se rendait dans ce quartier délabré, amoncellement de hautes tours de briques rouges en ruine avec vue sur la zone industrielle ; un immeuble calme et paisible, avec seulement un môme près de l’entrée qui vendait la dernière drogue à la mode dans les quartiers paumés, un stimulant qui permettait de booster ses synapses pour se brancher directement au Flux : mieux que de regarder la télé, on pouvait la vivre, la sentir couler directement à l’intérieur de vos neurones.
Il grimpait les marches le long de couloirs sombres et sans lumières, direction le sixième étage, un studio exigu à l’odeur d’encens.
C’est dans cet alcôve presque coupé du monde que la transe commençait, elle se déshabillait, gardant ses sous-vêtement sombre sur sa peau pâle, puis elle faisait danser ses membres devant lui, elle l’hypnotisait, le fascinait, il suivait le moindre de ses mouvements…
Elle avait toujours voulu être danseuse, lui avait-elle dit une fois, mais elle n’avait jamais réussi, ils n’avaient jamais voulu d’elle ; elle avait essayé, dans des bars, des cabarets, parfois trop sordide pour elle, mais à chaque tentative, ils lui avaient fait comprendre que ce ne serait pas possible, plus ou moins poliment, plus ou moins violemment. Elle portait encore un bleu sur l’aine, preuve de son dernier essai.
Aujourd’hui, c’était trop tard, à 48 ans elle était trop vieille pour ce genre d’aventure, pour ce genre de rêve… alors il lui avait dit qu’il aimerait la voir, la voir danser, juste pour lui, il serait son public, lui s’en fichait de son âge…et du reste.
Alors elle a commencé.

Il se souvenait de son sourire, de la première fois, ses mouvement encore indécis, maladroit, trahissant sa peur de le décevoir, au milieu de ce minuscule appartement en désordre, dans ce salon mal éclairé… puis elle avait pris une chaise et avait débuté sa représentation : elle était magnifique, pleine d’une grâce qu’il n’avait encore jamais observé, mais surtout, son corps était pur, naturel, dénué de ces transformations physiques, de ces ajouts technologiques devenus monnaie courante, elle ne s’intéressait pas à ça.
Et il y avait cette excroissance, entre ses jambes, qui trahissait encore ce qu’elle était, cet ultime morceau de chair honteux qu’elle tentait de dissimuler par tous les moyens, ce dernier détail qui la séparait de sa nouvelle identité, de sa vraie personnalité.
Elle n’avait pas vraiment tenté de lui cacher, elle lui en avait parlé, très tôt, elle lui avait expliqué qu’elle n’était pas né dans le bon corps, elle lui avait parlé des traitements couteux qu’elle avait pris pour être en paix avec elle-même, ne restait plus que ce minuscule élément avant d’être enfin heureuse. Elle s’était attendue à du dégout, elle avait fini par s’y habituer, mais il l’avait regardé dans les yeux, ces yeux qui portaient les traces de lourdes années passées, il avait caressé son visage et lui avait répondu qu’il s’en foutait.
Alors, l’un dans l’autre, entre les draps poussiéreux, il lui avait fait la promesse qu’il l’aiderait, il trouverait l’argent nécessaire.
Dehors, le drone continuait sa ronde folle, déversant son flot d’informations inutiles pendant qu’ils s’endormaient  aussi paisiblement que possible, oubliant pendant quelques heures leur condition.
- Tu t’occupes du rez-de-chaussée, je prends l’étage.
Avançant presque à tâtons dans l’obscurité, pieds nus pour éviter de faire le moindre bruit. Les mains tendues devant lui pour se repérer : toutes les maisons étaient agencées de la même manière. Il imaginait son camarade juste en dessous, dans la même position.
D’abord l’ampoule du couloir, puis celle de la salle de bain, les lieux les plus accessibles, puis ouvrir le robinet discrètement pour coller ses lèvres à l’eau propre et potable qui y coulait comme une fontaine de jouvence.
Tout cela était encore nouveau pour lui, il était encore émerveillé par le luxe des maisons qu’ils « visitaient », la propreté, le confort, le frigidaire rempli de vivre… à chaque passage, il prenait un aliment au hasard et le ramenait avec lui, comme un trophée ou un souvenir.
Ensuite vient celles des chambres, une opération un peu plus délicate mais habituellement, les occupants étaient plongés dans un profond sommeil, aidé par des somnifères… mais mieux valait ne pas tenter le diable, il y avait trop d’argent en jeu.
Toujours les mêmes gestes, poser ses doigts sur l’ampoule, la dévisser puis la ranger au fond d’une de ses poches.
Avant de repartir, ils les observaient, ces habitants de la « zone du milieu », à la fois si semblables et si différents d’eux, qui n’avaient aucune idée de ce qu’il se passait sous leur toit la nuit venu…ou bien en avaient-ils conscience mais ils s’en fichaient.
Que pensaient-ils le matin, en se réveillant et en constatant que toutes les ampoules de leur habitat avaient disparu ?
Il aurait pu rester des heures, planté là, à les regarder dormir, rêver, à une vie meilleure surement.
Les poches chargées, il flânait au gré des pièces, tuant le temps et l’ennui en attendant son comparse.
Puis il était déjà temps de partir, de s’enfuir, comme deux voleurs… ils auraient voulu aller plus loin, ne pas juste pénétrer ici par nécessité, explorer cet endroit…
Dans la nuit artificielle, la banlieue pavillonnaire était silencieuse. Toutes ces petites bâtisses accolées les unes aux autres  contrastaient nettement avec les taudis au milieu desquels les 2 garçons passaient la plupart de leur temps mais à force de s’introduire par ici, le spectacle perdait peu à peu de son intérêt.
- Je crois que je pourrais vivre ici, confessa Paul à demi-mot.
- Tu parles !! Pour y faire quoi ? Tu t’ennuierais à mourir. Et puis tu sais bien qu’on ne se mélange pas, chacun restera à sa place pour la nuit des temps. Ça ne changera jamais.
C’est ce qu’ils appelaient le « second étage », la zone réservée à la classe moyenne, coincée entre les bidonvilles délabrés et les villas le luxe qui trônaient au sommet ;  chaque étage était séparé par un anneau, une gigantesque plaque de métal circulaire qui empêchait toute intrusion d’une zone à l’autre, gardée çà et là par une police privée et armé qui avait ordre de tirer à vue. Mais avec le temps, l’anneau d’acier s’était corrodé à certains endroits, ouvrant des passages pour transgresser les règles.
- Peut-être… ou peut être que quelqu’un tentera un jour de faire bouger les choses
Comme beaucoup de garçons de leur âge, Tim et Paul s’était au départ engouffrés dans une des brèches par curiosité, les loisirs n’étaient pas légions ici-bas et celui-ci avait l’avantage d’être gratuit et pas moins dangereux que d’autres. La propreté et le calme qui régnait à cet étage différait beaucoup du vacarme constant qui rythmait la Base, et très vite, ils avaient su tirer parti de leurs escapade en fouillant les poubelles et en ramassant divers objets ou nourriture qu’ils pouvaient revendre dans leur zone.
Mais depuis quelques jours, leur commerce avait bénéficié d’une promotion.
Avant de reprendre le chemin inverse, Tim jetait un dernier un coup d’œil au panorama, propre, ordonné, se demandant à quoi sa vie aurait ressemblé s’il était né ici, au niveau au-dessus, puis il retraversait la frontière pour se retrouver sur le toit de l’immeuble, quittant un monde pour un autre, presque à regret.

La lumière vacillante du parking couvert donnait à l’endroit un aspect fantomatique et inquiétant. L’espace était vide, excepté quelques véhicules garés et des carcasses carbonisées qui se désagrégeait lentement. Tim détestait cet endroit, Paul encore plus, son anxiété l’empêchait de rester en place plus de 5 secondes.
- On aurait dû choisir un autre endroit, c’est trop glauque par ici.
Ils avaient insisté pour que la transaction se déroule dans un endroit qui leur convenait mieux mais l’acheteur avait refusé, menaçant de tout annuler : l’appât du gain avait eu raison de leur prudence.
- Du calme, j’ai tout prévu au cas où ça viendrait à être un plan foireux.
Tim releva  un peu son t-shirt sale pour dévoiler une arme à feu soigneusement rangé dans la poche de son pantalon : loin de rassurer son camarade, cela eut plutôt l’effet inverse.
- Bonne idée, comme ça on aura peut-être le temps d’en buter 2 ou 3 avant de se faire shooter !
Au loin, le crissement d’une voiture résonna à travers le parking comme le cri d’une bête enragé et un monstre mécanique rutilant lancé à pleine vitesse stoppa sa course dans un dérapage qui n’avait pour seul but que d’impressionner.
Paul fit de son mieux pour cacher sa nervosité, essayant de contrôler le tremblement de ses membres, pendant que le chauffeur s’avançait vers eux d’un pas nonchalant, flanqué de deux acolytes qui lui servait de gardes du corps.
- Voilà mes deux nouveaux voleurs préférés !!!
Son accueil était chaleureux, presque hystérique, probablement aidé par quelques substances de mauvaises qualités qu’il avait l’habitude d’ingurgiter.
- Désolé pour l’endroit, je vous aurais bien invité chez moi mais ma femme est un peu sur les nerfs en ce moment.
Il ponctuait chacune de ses phrases d’un rire tonitruant et forcé, essayant vainement de palier son manque de présence, sa petite taille et sa calvitie naissante pas une surabondance d’artifices tapageurs et de mauvais gout qui le rendait plus ridicule qu’effrayant… mais les 2 gorilles derrière lui, tatoués sur l’ensemble du visage et des bras, étaient probablement ses muscles pendant que lui s’était fait une place une soleil dans le monde des dealers grâce à son sens de l’opportunité et son argent.
- Ok, faites-moi voir la marchandise les jeunes.
Les deux garçons sortirent les ampoules de leur poches une à une, l’homme en face d’eux les examina de près. Tim essayait d’envisager toutes les possibilités, surtout les plus mauvaise, d’imaginer comment il allait réagir s’il décidait de ne pas payer ou pire…
- Bien c’est exactement ce que je voulais.
Son large sourire satisfait menaçait de les avaler tous les deux. L’homme passa lentement une main dans sa poche, le cœur de Tim battait une symphonie militaire rythmé par l’adrénaline, deux liasses de billets s’échouèrent négligemment sur le sol, à leurs pieds.
- Chose promise, chose due, voilà votre récompense.
Les deux garçons observaient l’argent comme s’il s’agissait d’une bête curieuse, surpris et décontenancé par la simplicité de l’échange.
- Vous devriez les ramasser avant qu’ils s’envolent.
Son rire bruyant empli une nouvelle fois le parking, se répercutant en dizaines de copies ; le temps de se baisser pour prendre l’argent, leur interlocuteur leur avait déjà tourné le dos pour rejoindre son véhicule, mais avant d’ouvrir la portière, il fit brusquement volte-face pour s’adresser à eux :
- Vous savez, si vous voulez vous faire plus d’argent, j’ai d’autres activités bien plus lucratives.
Son regard avait pris une teinte différente, mélange  d’avidité et de malveillance, le regard du diable quand il s’apprête à vous faire signer un pacte.
- Des jeunes gens comme vous, en pleine possession de leurs moyens et dans la force de l’âge, certains paient cher pour ça.
Ils connaissaient assez bien les bas-fonds de la ville pour savoir de quoi il parlait, ce n’était pas un secret, ils avaient eu vent des différents trafics qui s’opéraient, ce que certains étaient prêt à faire pour de l’argent…
- Va te faire foutre, on fait là-dedans, taré !   
- Oh !! Ok,ok, pas besoin d’être agressif.
L’homme n’avait même pas levé un sourcil, son attitude offensé n’était qu’une posture, il savait exactement ce qu’il faisait, il l’avait déjà fait des tas de fois, embobiné des gens naïf pour nourrir son commerce.
Tim posa la main sur le bras de son ami pour calmer son tempérament.
- C’est suffisant pour l’instant, je pense.
- D’accord, pas de problème. Si vous changez d’avis, vous savez comment me contacter.
Les 3 individus repartirent de la même manière qu’ils étaient arrivés, dans une myriade d’effets, laissant les deux garçons seuls au milieu de cette immense place trop grande pour eux.

- T’aurais pas vu Paul ?
Le vacarme du technocentre l’obligeait presque à crier pour se faire entendre.
- Pourquoi tu me demandes ça à moi ? C’est vous deux qui trainez toujours ensemble.
Jimmy détachait à peine de l’immense écran de télévision, le regard captivé par le programme télé en cours de diffusion, semblables aux dizaines d’autres zombies accolés les uns les autres.
Paul avait disparu. Sa mère avait dit qu’il n’était pas rentré la veille, son portable ne répondait pas et personne ne l’avait aperçu : Paul s’était volatilisé.
- Si jamais tu le vois, préviens-moi ok ?
- Ouais, ouais…
Jimmy écoutait à peine ce qu’il lui disait, il n’était même pas certain que celui-ci ait vraiment compris la question.
Le technocentre concentrait l’attention d’une grosse partie de la jeunesse de cette zone ; on y trouvait des écrans de télévision, individuels et collectifs, sur lesquels on pouvait suivre son programme favori, des programmes inédits ou étrangers, spécialement conçu pour que vous en redemandiez.
Mais depuis quelques années, la télévision était supplanté par les casques de réalité virtuelle, capables de vous plonger dans un rêve éveillé plus vrai que nature, capable de modeler une fausse réalité guidée uniquement par vos pensées. Evidemment, le grand frisson avait un prix, que beaucoup ne pouvait pas se payer, mais les arrangements étaient toujours possibles. Bien souvent, le sexe pouvait faire office de monnaie d’échange, mais le sang était aussi devenu une denrée de luxe, il n’était plus si rare de voir certains clients avec un casque vissé sur la tête et un tuyau dépassant du bras… dans les cas les plus extrêmes, le trafic d’organes pouvait aussi remplacé l’argent : la jeune génération avait troqué  les drogues classiques contre d’autres formes d’addiction.
Tim avait toujours préféré une vie merdique plutôt qu’une jolie illusion : parfois ils les enviaient, parfois ils lui faisaient de la peine.
Ne pas donner de nouvelles n’était pas dans les habitudes de son camarade. Lui et Paul se connaissaient depuis l’enfance, il ne lui était encore jamais arrivé de disparaitre de cette manière, encore moins sans le prévenir.
Tim pensa alors à Gus, le dealer qui leur achetait les ampoules volées. Il repensa à ses dernières paroles. Il ne savait pas où celui-ci vivait mais il connaissait une personne en mesure de lui fournir l’information.
Il prit la direction du métro, descendit les marches crasseuses pour s’enfoncer dans les tunnels sombres et malodorants.
Sous terre, c’était presque un autre monde dans lequel il pénétrait, avec ses propres règles et sa population, différentes de celles de la surface.
Il ne venait jamais par ici, ces couloirs exigus et emplis de monde le rendaient claustrophobe ;  sur les murs, des cafards rampaient, la photo d’une jeune fille disparue avait été placardé de manière désordonné… cet enchevêtrement de tunnels ressemblait à un labyrinthe au milieu duquel il avait toujours peur de se perdre, peut-être était-ce d’ailleurs la raison pour laquelle tant de gens vivaient et dormaient ici, parce qu’ils s’étaient perdus, et qu’ils ne trouvaient plus le chemin de la sortie.
Entre les mendiants et les SDF, on pouvait trouver les junkies dont le système oculaire avait été détruit par la mauvaise came, condamnés à vivre dans la pénombre comme des hommes taupes, marchandant avec des orphelins qui leurs servaient de coursier ou de messager. Chacun y trouvait son compte, créant ainsi une ville souterraine qui avait fini par constituer sa propre économie parallèle.
Ces morts en sursis était parvenue à une complète autarcie, une indépendance qui se transformait en ignorance : il était parfois difficile de faire la différence entre un cadavre et une personne endormie.
C’est dans un recoin sombre, sous les marches, au milieu des débris et de la poussière parfois toxique que siégeait Skull. Son surnom provenait de son apparence, très maigre et très pâle ; il expliquait à chaque fois que ce n’était pas la drogue qui l’avait rendu ainsi.
Skull était allongé, au milieu d’une foule aussi dépendante que lui, roi des camés parmi les camés, tous autour de lui à le vénérer comme un dieu. Lui aussi avait saisi sa chance, il n’était qu’un vulgaire intermédiaire qui avait su collaboré avec les bonnes personnes.
- Skull, t’as vu Paul !?
Tim lui décrocha un coup de pied pour attirer son attention.
- Eh, Kiddo, c’est pas prudent pour un gamin comme toi de trainer par ici, t’en veux un peu.
Il agitait un petit sachet de poudre coloré, les yeux de ses ouailles s’illuminaient, les siens étaient vitreux et déjà dans un autre monde.
- Je m’en branle de ta merde. T’as vu Paul ?
- C’est qui Paul ?
- Il habite où Gus ?
Les questions mettaient un temps bien trop long pour arriver jusqu’aux quelques neurones qui lui restaient.
- Tu penses qu’un mec comme lui me donne son adresse, t’es marrant comme môme.
C’était peine perdue, Tim l’avait rapidement compris, il avait déjà commencé à faire demi-tour quand Skull l’interpela. 
- C’est ton pote au crâne rasé que tu cherches ?
- Ouais !
- Je l’ai aperçu entrer dans un camion…
- Un camion !?
- Ouais, une camionnette blanche, toute blanche, il est monté à l’intérieur, y’avait 2 mecs à l’avant et ils sont repartis aussi vite ;
Skull était déjà passé à autre chose, reparti dans son monde, laissant Tim avec d’autres questions sans réponses. Cette camionnette blanche avait déjà été aperçue, dans des circonstances similaires, dans des disparitions semblables.
Le trajet pour rentrer chez lui était long, Tim préféra faire une entorse à ses principes et attendre sur le quai. L’endroit était tout entier imprégné d’une tristesse contagieuse. Un peu plus loin, 2 bandes rivales s’affrontaient violemment et bruyamment, dans l’indifférence totale de la foule.

Une pluie épaisse et chaude tombait du ciel, formant des milliers de gouttelettes lumineuses en passant près des réverbères ; elles laissaient une empreinte brulante en glissant sur sa peau. Les pluies acides étaient le résultat de l’évacuation des eaux usées de l’étage supérieur, rien n’était vraiment naturel ici-bas, même la nuit.
Tim arpentait les rues comme un zombie, comme une âme en peine, avançant à l’aveuglette, avançant sans savoir où il allait. L’eau sale qui s’écoulait au-dessus de lui nettoyait ses mains imbibées de sang et finissait sa course dans des ruisseaux écarlates au bord des routes.
Il l’avait découverte,  gisant sans vie sur son grand lit blanc et froid, baignant dans une mare rougeâtre qui ne laissait pas beaucoup de doute sur son état.
Il s’était dépêché, avait essayé de compresser l’hémorragie, mais c’était déjà trop tard. Un petit torrent de sang continuait à se déverser entre ses jambes… Elle lui avait dit quelques jours auparavant qu’elle avait trouvé quelqu’un capable de réaliser l’opération finale pour un prix correct, il avait tenté de l’en dissuader, il connaissait bien le nombre de charlatans qui peuplaient les rues, promettant monts et merveilles au plus crédules, elle avait essayé de le rassurer, de lui dire qu’il semblait honnête et qu’elle pourrait enfin être elle-même : ce monde est fatal aux optimistes.
Il était resté, pendant de longues minutes, ou de longues heures, il ne se rappelait plus vraiment, il avait perdu la notion du temps ; il avait attendu, le corps sans vie entre ses bras, puis lorsque ses cris et ses pleurs avaient tellement envahie la pièce qu’elle ne pouvait plus les contenir, il était sorti.
La nuit était chaude, l’air chargé d’une menace sourde et intangible… depuis combien de temps tournait-il dans les rues, cherchant à s’éloigner d’un cauchemar pour mieux s’en rapprocher au final ? Les images de son cadavre ne cessaient de défiler dans sa tête. Combien de temps s’était-il écoulé depuis la macabre découverte jusqu’à l’apparition ?
Au départ, ce ne fut qu’une silhouette, solitaire, qui se découpait dans le crépuscule chimique. Une ombre parmi d’autres, qui semblait ne pas bouger, qui tournait juste sur elle-même, désorientée, cherchant un point précis dans le ciel pour se diriger… puis au fur et à mesure qu’il se rapprochait, ses traits s’étaient précisés, malgré l’obscurité qui le grignotait : ce crâne complètement rasé, ses longs bras maigres aux doigts effilé : la silhouette devenait de plus en plus familière.
Encore quelques mètres et le doute ne fut plus possible : Paul se tenait là, au milieu de la rue étroite et vide. Son t-shirt manquait et il grelottait, des hématomes constellaient son thorax, une plaie mal refermée et infectée attira son attention.
- Paul !
Le jeune homme tourna à peine la tête dans sa direction vaguement interpellé par le son de sa voix. Il regardait en l’air, tournait la tête à droite et à gauche, sans savoir où il se trouvait, ni qui il était. Puis il passa ses doigts sur sa cicatrice boursouflée, sembla se remémorer soudainement quelque chose d’important, et posa son regard sur Tim, un regard lucide, d’où la confusion avait totalement disparu. Ses lèvres bougèrent et tentèrent de former des mots, Tim essaya  de comprendre mais le regard triste et apeuré de son camarade était plus explicite.
Paul se mit soudain à scintiller. Une lueur de plus en plus aveuglante et chaude émanait de lui, de l’intérieur de lui.
Et alors…
Une explosion le jeta à terre.
Dans la nuit morte, Paul s’était volatilisé, éclaté en millions de particules qui se dispersèrent dans le néant.

- Te voilà enfin ! plus d’une heure que j’attends, j’ai cru que tu t’étais perdu en chemin…
- Les sarcasmes ne sont pas nécessaire, Zek. C’est juste ce foutu bus qui est encore tombé en panne.
- Tu sais qu’il existe une magnifique invention appelé « tél éphone mobile » et qui permet de prévenir ton associé de ton retard.
- Et tu sais que le réseau est pourri, ça capte pas par ici. Je suis là maintenant, comment se déroule le plan ?
Comme sur des roulettes ! Après ces trois-là, on devrait pouvoir être opérationnel demain, ce sera un grand jour.T’es sûr de ce que tu fais ?
- C’est un peu tard pour reculer,  je t’ai pas vraiment entendu émettre d’objection quand on a décidé de commencer la révolution.
- C’est juste qu’on utilise des mômes comme de la chair à canon, excuse-moi d’avoir un minimum de conscience morale.
- Ton sens de la morale est noble mais il arrive un peu tard. Et on a pas le choix, l’organisme adulte court-circuite le potentiel explosif des engins. On utilise des gamins pour bâtir un futur meilleur, ça s’appelle le sens du sacrifice. Et c’est pas comme si leur vie ou leur avenir s’annonçait glorieux.
- Et nous dans tout ça ?
- Notre sacrifice à nous, c’est que personne ne saura que nous sommes responsables de ce nouveau monde.
- Je suis pas à l’aise avec les tarés qui nous aide, ces mecs sont des vrais cinglés…
- « L’Eglise de la vérité »… évidemment que ce sont des tarés, mais notre objectif est le même, la seule différence c’est que eux souhaitent le faire pour de mauvaises raisons. Ils achètent les ampoules à un petit mafieux du coin qui lui-même les achètent à des petits voleurs, ceux-là mêmes dont nous avons besoin pour le feu d’artifice : la boucle est bouclée, une vraie chaine alimentaire moderne.
- Comment ça se passera demain ?
- Tout le monde sait que la frontière entre notre étage et celui du milieu est une vraie passoire, j’ai réussi à convaincre quelques gardes de prendre un congé, moyennant quelques billets. Une fois pénétré au niveau intermédiaire, tout devient très simple.
- J’espère que pour toi que ton plan est infaillible.
- On le saura demain ?

Ce jour resterait dans toutes les mémoires. Dans celles des survivants. Dans celle des générations futures.
L’aube venait à peine de se lever, ce gigantesque projecteur qui simulait le soleil pour l’étage le plus bas. Les noctambules regagnaient leur abri, comme si le soleil pouvait leur être nocif. Les autres se préparaient à vaquer à leurs activités diurnes.
La journée avait démarré comme toutes les autres, nul ne soupçonnait son importance.

Son corps sans vie gisait toujours inerte sur le lit. Tim avait pris soin de changer les draps et de la nettoyer pour effacer toute trace de sang. Il avait fermé ses grand yeux froids, elle semblait si paisible, endormie.

Tout avait commencé avec cette armée d’enfants et d’adolescents qui se mirent à défiler sagement dans les rues, en silence, le regard rivé droit devant eux, sans adresser un seul mot aux passants.
Le cortège avançait par rangée de deux, chacun allait au même rythme, programmés pour une destination connue d’eux seuls.
Ils disparurent dans un immeuble désaffecté  pour réapparaitre sur le toit, là où tous pourraient les voir et les entendre.

Il s’était allongé contre elle, ses mains caressant sa peau froide. Il l’avait serré contre lui, tentant de lui fournir un peu de sa chaleur, comme si cela avait pu la ramener à la vie.

Puis ils avaient traversé la barrière métallique pour s’introduire au second étage. En bas, les passants regardaient, curieux, pendant que d’autres continuaient leur petite vie, insouciants à l’événement qui se préparaient.
Au niveau intermédiaire, tout était encore paisible, ils dormaient tous, ils ne s’occupaient jamais de ce qui se déroulait ailleurs.

Il embrassa ses lèvres une dernière fois, ses doigts entre les siens.

La procession marcha jusqu’à une grande place et c’est là que la détonation retentit, un bruit sourd, une onde qui se fit ressentir jusqu’au sommet.

Tim entendit d’abord un grondement assourdissant, suivi d’un tremblement qui fit presque voler en éclats les fenêtres. Il se serra un peu plus contre elle. Il avait compris. Les pièces du puzzle s’étaient imbriquées et il avait compris. Il n’avait pas peur. Bien au contraire, il ressentait une espèce de soulagement. Plus rien n’avait d’importance, ils étaient ensemble, ce n’était pas la fin, c’était le début d’un nouveau commencement, un plongeon vers l’inconnu, il était prêt.
Il vit la lumière éblouissante foncer progressivement sur eux, cette vague magnifique et aveuglante. Puis il sentit la chaleur caresser son visage, l’envelopper dans un cocon douillet.
Il l’observa une dernière fois, avant de ne  plus pouvoir. Il sourit une dernière fois avant de ne plus pouvoir.
Plus de hiérarchie, plus de séparation, ils étaient désormais tous égaux, tous unis.
UN RÊVE GLACÉ

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