Je bande.
Renflement ponctuel et rigidité matinale.
Après des années de misère sexuelle, de disette sentimentale et
d’impuissance perpétuelle, il aura fallu ma chute et mon cœur révélé, pour que
des profondeurs de mon inconscient sordide émergent de solides érections à la
vue du poster central de Playboy sur le mur de ma cellule.
Ou tout simplement en pensant à Alice.
Quand, dans un recoin sombre de mon cachot, sur une paillasse humide
et poisseuse des orgasmes de mes prédécesseurs, je pleure d’être un monstre en
tâchant de ne pas réveiller mon colocataire, c’est le visage d’Alice qui calme
mon angoisse.
Mais je garde les yeux bien ouverts.
Quand je les ferme, ce sont les autres que je vois. Les débauchées
sordides au ventre goulu, les droguées soumises qui s’ouvraient avec joie ou
résignation.
Et les victimes de ma chair avide.
Les femmes hurlantes et suppliantes, maculées du sang de leurs
orifices, dont je forçais la serrure avec entrain. Les filles contraintes et
battues, jusqu’au point de non retour, jusqu’à ce soir d’été, jusqu’à cette
mère et sa fillette, jusqu’à la torture et la mort, par un Fred que j’aurais
supplié d’être un étranger.
Mais Fred n’existe pas ailleurs que dans mon esprit. Je n’étais pas
dans sa tête, il était dans la mienne. Je ne peux plus me cacher derrière un
argument fantastique digne de la 4ème Dimension, protester que
j’étais impuissant par le sexe de jour, et la volonté de nuit. Je n’ai plus de
salut à espérer.
Je suis un violeur.
Un sadique, un tortionnaire et un assassin.
Et quand je regarde mon visage encore tuméfié par mon accueil ici,
dans le miroir verdâtre au-dessus du lavabo rouillé, c’est Fred que je vois.
Frustré, traumatisé sans doute par des années de sexe en berne, je l’ai créé au
fond de mon cerveau, je lui ai laissé les rênes, je me suis réfugié derrière
une autre âme qui donnait un prétexte à des ébats enfin consommés. Et le flot
des vices a grondé en moi, et s’est déversé en lui.
J’ai créé un tombeur et me suis transformé en monstre.
Comment me pardonner ?
À qui d’autre puis-je en vouloir ?
J’ai beau hurler dans le silence de mon crâne, hurler que je ne suis
pas responsable, que je ne suis pas né comme ça, tout compte fait je n’étais
possédé que par moi même. Et je mérite ma situation.
Je mérite d’entendre leurs cris quand l’extinction des feux fait
s’assoupir la prison. Je mérite le calvaire de mon sommeil naissant, quand je
ferme les yeux sur le sourire d’Alice et qu’apparaissent leur visage tordus de
dégoût ou d’effroi, leurs corps meurtris et leurs sexes souillés. Je mérite la
nausée volontaire lorsque le souvenir de ces sensations, de cette chair rose
enserrée de force autour d’un mandrin luisant, m’excite malgré moi. Je mérite
ce besoin forcené de besogner vigoureusement un trou du matelas, et d’éponger
ma souffrance dans sa mousse, le plus régulièrement possible, pour que les
images de chairs violées n’apparaissent pas quand mon sexe est dressé.
Alors je pense à Alice.
J’imagine son regard gourmand et sa bouche entrouverte par le plaisir,
j’imagine ses cheveux blonds interminables, ses seins, ses hanches, et les
poils humides de son sexe. Je me calfeutre derrière la certitude qu’au milieu
de l’obscène, il y eut de l’amour. Même à travers Fred, il y eu passion, douceur
et plaisir partagé.
C’est une maigre consolation dans ce cloaque suintant que sont ma
geôle et mon esprit.
Un mince réconfort noyé par la contrition et la conscience d’une
punition nécessaire.
Et puni, je l’ai été.
J’ai découvert le sort réservé aux « pointeurs », j’ai subi
le comité d’accueil viril, la Loi du Talion, et le viol collectif enjoué dans
les douches de la prison. Mon visage plaqué sur les carreaux mouillés par une
grande main calleuse, mes bras bloqués par des genoux, et ces hommes aux muscles
noueux qui se relayaient derrière moi pour fouiller mes entrailles avec
vigueur, leurs rires bruyants couvrant mes hurlements. Leurs sexes se
succédaient, toujours plus grands et larges, sans se soucier du rouge sombre
qui les barbouillait, ni laisser le temps à mon corps de se refermer.
Je restais une heure entière à pleurer sans pouvoir me relever, dans
le sang et la merde, sur le carrelage qui refroidissait lentement.
Depuis, je me lève chaque jour avec la peur au ventre, persuadé qu’à
chaque instant, l’un de ces autochtones ricanant pourrait décider de me coincer
au détour d’un couloir, pour calmer à nouveau ses ardeurs.
Et je peux toujours gémir de payer pour les crimes d’un autre, je
sais, je sais bien qu’il n’y a personne à part moi, personne à jeter en enfer.
Et j’attends.
***
Les rêves ont recommencés.
Vibrants de fureur et d’une chaleur moite qui m’emplit tout entier,
ils se posent devant mes yeux, sur mes lèvres et sous mes doigts, avec la même
ampleur qu’auparavant.
Je ne suis plus nu pourtant.
Plus de vulves en feu tressautant de désir, plus de gorgée de cyprine,
de fesses qui s’ouvrent en suintant sur un anus rond, de seins qui rebondissent
sous mes mains, plus de lèvres écartées et de pine enfoncée jusqu’à la gorge.
Et pourtant les cris retentissent toujours aussi fort.
Comme si le sang avait remplacé le sperme.
Je ris, et le nectar goutte entre mes dents.
Ambroisie métallique et maquillage vermeil.
Je sens le liquide chaud dégouliner sur mes lèvres, sur mon menton, et
tacher ma chemise blanche en petites taches rondes.
Ma gorge en accueille aussi, et je me gargarise, je fais jouer les
caillots sous ma langue, je sens la chaleur de cette liqueur de vie s’insinuer
en moi.
De petits morceaux de graisse spongieux et gouteux se collent dans
l’intérieur de mes joues. Je les laisse fondre et glisser vers mon œsophage.
Douceur et souffrance.
Du sang de droguée, épais, acide, rouge et noir.
Je l’ai mordu sous les côtes, d’un coup sec, arrachant muscle, chair,
et le gras de ces adorables poignées d’amour qu’elle pensait voir suçotées
avant que je ne glisse une main sous sa jupe.
Pas cette fois-ci ma douce, pas cette fois-ci.
Je n’ai pas la gueule béante d’un requin pour la condamner à mort
d’une simple morsure, mais cette longue traînée de sang à mes pieds me permet
de la suivre à la trace. Et la blessure sanglante qui englue probablement sa
main crispée l’empêchera de me distancer.
Déjà je gagne du terrain, j’entends ses pleurs et ses supplications se
rapprocher lentement, comme elle appelle désespérément au secours.
Mais l’orphelinat est désert pendant les vacances, et personne ne
l’entend à part moi.
Je mâchouille avec entrain un petit bout de chair crue quand, au
détour d’un couloir, je l’aperçois qui chancelle en se heurtant aux murs, simplement
éclairée par la lumière verte des issues de secours.
Curieux animal blessé, qui espère encore fuir une partie de chasse
déjà consommée.
Passant devant une bibliothèque, j’attrape deux lourds presse-livres
de marbre et de métal, et en lance un en direction de sa jambe avec la vigueur
et la précision d’un joueur de base-ball. Il s’écrase sur le haut de son mollet
dans un craquement et fracture net le fragile tibia, érodé par des années
d’injections stupéfiantes et d’alimentation hasardeuse.
Je vois distinctement la pointe blanche de l’os fendu traverser chair
et peau alors qu’elle s’écroule en hurlant sous le choc. Le tibia rompu percute
violemment le parquet et se brise à nouveau en plusieurs points, repoussant ce
qui en restait à l’intérieur de la jambe et projetant de gros éclats à travers
le mollet, comme des cornes sur le museau d’un étrange dinosaure.
La douleur la fait pleurer de plus belle, et ses grands yeux fous se
retournent instinctivement vers son agresseur.
Juste à temps pour voir arriver le second objet qui la frappe
directement au sourcil. Mon jet a été plus léger, mais l’objet est assez lourd
pour la repousser violemment en arrière dans une gerbe de sang gras, la
laissant étendu sur le flanc, agitée de spasmes, les yeux révulsés et la jambe
gauche en œuvre d’art contemporain.
1,2,3 nous irons au bois…
Son arcade enfoncée pisse un jus pourpre qui lui macule le visage à
mesure que je m’approche en sifflotant. Son os temporal doit être brisé, et
pourtant elle est toujours consciente. Dans un état second, les gestes gourds
et le corps tremblant, elle se laisse tomber sur le ventre et rampe
pitoyablement vers un salut invisible, les habits rouges de sa propre
hémoglobine. Sa jupe déchirée laisse voir une petite culotte souillée par la terreur,
qui monte et descend lentement, comme une chenille, dans les efforts désespérés
de la jeune fille pour échapper à son assaillant.
Je sens nettement un autre afflux sanguin déformer mon pantalon.
En d’autres temps Fred en aurait profité. Mais aujourd’hui nous avons
mieux à faire. Il est temps de sortir nos propres outils.
J’ouvre un pan de ma veste, et attrape un gros couteau de pêche à la
lame effilée. L’engin est assez long pour traverser peau, chair et plancher, et
il s’enfonce comme dans du beurre lorsque je le plante d’un coup sec dans son
mollet intact. Le crissement de l’arme sur l’os est si fort qu’il couvre
presque ce hurlement rauque qui n’a plus rien de féminin.
Tremblements. Gargouillis. Gémissements.
Je récupère un des presse-livres et l’abat sur le manche du couteau
pour la clouer un peu plus au sol.
Un coup. Deux coups. Trois coups.
Un cri. Un râle. Un borborygme atone d’épuisement.
Jusqu’à ce que le fil de l’arme ne dépasse plus du tout de son
fourreau de chair.
Alors je la contourne et m’approche de son visage en réfléchissant à
la suite. Son œil n’est même plus visible sous le sang et la paupière enflée,
et son front forme un curieux dénivelé, comme une plaque de tôle cabossée aux
couleurs de crépuscule, offrant un parfait contrepoint à sa teinture rouge vif.
À travers le violet des hématomes et le frémissement de ses lèvres,
son regard et sa voix exprime la plus profonde détresse, alors que son instinct
de survie, comme un dernier recours, implore un pardon que je ne peux accorder.
« Pitié… »
Ma belle, ceci est mon rêve, l’accomplissement de mes fantasmes
inavoués. Je n’ai pas plus de contrôle qu’un priapique sur son érection, et si
le Loup a su un jour ce qu’était le pardon, il y a bien longtemps qu’il l’a
oublié.
Nous sommes au bout du couloir. De chaque côté se dessine une porte,
et face à nous le chemin est barré par un mur de brique et sa tapisserie
délavée.
J’agrippe d’un seul geste sa chemise et son soutien-gorge, et commence
à la tirer vers la cloison, sa jambe résistant toujours au fil de l’arme.
Apparemment elle a encore assez d’énergie pour hurler sa douleur.
Je tire plus fort.
J’entends la lame racler sur le tibia, et décaper peu à peu la chair
du mollet, agrandissant toujours plus la plaie béante en se rapprochant du
pied.
Je tire encore. Plusieurs fois. Par violents à-coups. Et le couteau se
faufile dans le muscle comme dans un steak trop dur, cherchant à sectionner
nerfs et tendons. Au troisième essai, ses vêtements me restent dans les mains,
dévoilant un dos blanc, orné d’un magnifique tatouage coloré représentant une
fée dans un déluge de formes ondulantes.
Elle ne crie plus. Épuisée ou évanouie.
Je l’attrape par sa tignasse rouge et recommence à tirer. Son cuir
chevelu fait un bruit étrange en se décollant du crâne.
Petit jeu : qui cèdera en premier ? Son scalp ou sa
jambe ? Une chevelure sait parfois être très résistante. Pourtant déjà je
vois la peau se déchirer petit à petit, et le sang suinter aux racines,
accentuant sa coloration de jeune fille moderne.
Mais la lame n’est plus loin de la sortie. Encore un effort. Un peu
plus de force dans le geste. Quelques crissements. Quelques gémissements
éreintés.
Et enfin le mollet rompt dans un claquement sanglant. Je la traîne
vers le mur, ses deux membres morts traçant leur sillon vermeil sur le
plancher, agrippant toujours fermement ses cheveux comme une caricature d’homme
des cavernes.
Je la relève avec une facilité qui m’étonne moi même. Elle est si
frêle, si menue, son corps est une poupée de chiffon entre mes doigts.
La saisissant à la gorge je la plaque contre le mur, écoutant sa
faible respiration et ses sanglots étranglés. Son œil valide, comme un
projecteur vitreux, est braqué sur ses jambes. Je récupère un nouveau couteau
dans ma veste d’une main, tient fermement son poignet de l’autre, et poinçonne
sa paume d’un coup sec, aussi facilement qu’un papillon sur un tableau de
liège. La douleur aiguë réveille son esprit et elle hurle brièvement. Elle
renouvelle sa supplique lorsque je m’occupe de son autre main, et la voilà enfin,
mon petit Chaperon Rouge, épinglée au mur, la poitrine offerte, comme une
parodie de crucifixion.
Son regard est devenu fou, et même son œil borgne de congestion me
fixe intensément. Qu’allons nous faire de toi maintenant ? Comment
finir ?
Même ainsi, le visage tuméfié et la teinture plus sanglante qu’au
naturel, elle est incroyablement belle. Certes son ventre plat laisse également
apparaître le relief des côtes, mais ses seins sont si pleins pour une taille
si fine...
Si ronds, et dardant de terreur. Comme une cible offerte au désir.
Une cible.
À ma droite, accroché au mur, repose un jeu de fléchettes complet. La
version pour adultes responsables. Les immenses pointes de fer des projectiles
sont plantées dans le polymère, attendant leur prochain joueur.
Je souris.
La jeune fille éructe des appels à l’aide, la bouche pleine de sang.
Je me saisis d’une fléchette et vise.
L’aiguille de compétition va se planter à la base du cou, juste
au-dessus de l’os, et lui arrache un cri poisseux. Un second jet l’atteint
directement dans l’œil, le bon, et une humeur translucide s’écoule sur sa joue
alors qu’elle vomi de douleur.
Bien joué !
Il faut que je m’applique.
Je vise le sein droit, si plein, si lourd, qui m’appelle comme dans un
rêve. La fléchette est une extension de mon corps, tel un pénis volant je la
projette vers l’objet de mon désir. Elle vient se ficher directement dans le
téton, déchiquetant la chair durcie et plongeant dans la graisse voluptueuse
jusqu’aux côtes. Le désespoir lui vole un cri suraigu. Je m’attache à viser
correctement cette mamelle offerte, quatre ou cinq fois, jusqu’à ce qu’elle
ressemble à un hérisson inversé, son poumon sans doute atteint au moins par
l’une des flèches.
Je transperce son ventre à plusieurs reprises, tant qu’il me reste des
projectiles, alors que je sens son énergie et son fluide vital la quitter peu à
peu. Sa tête reste baissée, et réagit à peine aux pointes.
Je vise plus bas. Pour être sûr de réussir, je me rapproche un peu.
C’est de la triche probablement, mais la fin justifie les moyens.
La fléchette vient se ficher dans sa jupe, à travers sa culotte toute
barbouillée de sang et de pisse. Un nouveau spasme et un râle inhumain
m’avertissent que j’ai atteint mon but.
Il me reste 3 flèches. Je vise l’autre sein. Je suis lassé à présent.
La première contracte tout son corps. Son visage et ses yeux (ou ce
qu’il en reste) se révulsent. J’ai touché le cœur en faufilant mon projectile
entre deux côtes. Le hasard fait bien les choses.
Je réitère l’opération jusqu’à la dernière pointe. Ma cible est prise
de spasmes incontrôlables alors que ses lèvres se couvrent d’écume vermeille,
sa jambe en charpie et l’autre en crayon cassé tressautant comme les membres
d’une grenouille en cours de biologie. Puis les secousses ralentissent,
deviennent imperceptibles, et cessent.
10, 11, 12, elle s’endort, toute rouge.
Et puis c’est le réveil.
Le cœur en roulement de tambour, j’émerge du chaos.
Ma couche rudimentaire est trempée de ma sueur, et d’une tache
poisseuse qui ressemble à l’Australie.
Revenant peu à peu à la réalité, je touche mon sexe encore dur et
humide.
Curieuse inversion des valeurs.
La nausée est là, au fond de ma gorge, tapie comme un animal au seuil
de l’hibernation, toujours prête à remonter à la surface.
Pourtant nuit après nuit elle se fait plus discrète. Mon esprit
s’habitue à l’horreur, j’apprends à m’accepter moi même.
Le visage d’Alice s’estompe peu à peu, peut-être parce qu’il devient
lentement inutile.
Je n’y peux rien, cette part de moi que je ne connaissais pas a besoin
de libérer sa rage. Fred fait les cent pas dans mon crâne comme un lion en
cage, furieux d’être enfermé sans pouvoir apaiser son irrépressible inclinaison
ailleurs que dans nos songes.
Au moins puis-je être sûr que les rêves restent des rêves à présent.
Les barreaux qui me séparent du reste du monde sont là pour me le rappeler.
Ne subsistent que des résidus de ma propre déviance, infusée comme une
drogue dans ma tête, se contentant du sang maintenant que le sexe n’est plus
qu’un lointain souvenir, une illusion sordide dont le seul aperçu concret aura
eu lieu dans les douches d’une prison, meurtrissant mes entrailles à jamais.
Une consolation pour mon esprit tordu.
Une ribambelle de fantasmes inassouvis mis en images dans mes yeux
clos.
Mes propres petites projections privées.
Défilant dans l’intimité de mon crâne à l’insu de mon sens moral.
Il faut bien commencer à l’assumer pourtant. Je me réveille encore
comme au sortir d’un cauchemar, le souffle court, et parfois les sanglots
longs, mais peu à peu je sens l’habitude s’installer. Une accoutumance
confortable.
Plus encore, je vois bien que je commence à aimer ça. Alice s’éloigne
dans un dernier baiser. Fred se mélange à moi. Nos rêves me libèrent.
Et la pellicule grésille en projetant ses atrocités voluptueuses.
Mon dard ne veut pas se détendre.
Je vais patienter, respirer, me calmer, mariner encore un peu sous
cette couverture imbibée de sueur et de foutre, et attendre que l’érection
cesse.
Je ne voudrais pas que mon codétenu se sente une envie matinale bien
masculine en voyant mon excitation.
***
C’est sale, puant, pathétique, et terriblement amusant.
Le gros monsieur tout nu pleure comme une gamine au premier jour de
classe.
Je le vois attaché sur le dos et un grand établi de chêne, jambes et
bras écartés, chevilles et poignets entravés par de grosses cordes de chanvre
clouées à même le bois, son torse touffu montant et descendant comme un
soufflet de forge affolé.
Sa tête dépasse généreusement du plan de travail, son crâne dégarni
luit d’une peur salée, son ventre distendu par la bière bloblotte au rythme des
sanglots comme une montagne de gelée, et s’il n’avait pas été si
ridiculeusement rabougri, son pénis aurait pendu dans l’interstice entre deux
planches.
Un atelier de bricolage perdu dans une futaie, près d’un chalet.
Une ancienne scierie peut-être.
Les outils et les ustensiles de travail du bois décorent les murs de
la grande pièce, ou s’alignent anarchiquement sur les tables et dans des
caisses. Une ampoule blafarde se balance lentement au-dessus de nous, projetant
sa lumière jaunâtre sur les replis de graisse, la peau suintante de sueur, et
les poils emmêlés de crasse de l’obèse qui se tortille en une gigue
horizontale.
Jean Petit qui danse, Jean Petit qui danse…
Ton bal va commencer et la raison m’échappe.
Ton corps est un terrain de jeu si vaste que je ne sais par où
commencer.
Je cherche d’abord des gants souples, pour me protéger de la saleté
nauséabonde qui semble imprégner chaque creux et chaque bosse de cette chair
molle, puis m’empare d’un solide marteau.
À cette vue l’homme bedonnant se met à gémir de plus belle, et me
supplie en reniflant une morve épaisse et verte.
Puanteur, tension, et rire incontrôlé.
Quelle utopie d’imaginer un sursaut de compassion dans une telle position.
L’esprit humain accepte rarement de se résigner sans combattre ou exhorter sa
peur à l’espoir.
Je m’approche de Jean de l’Ours en réprimant un haut le cœur face à
l’odeur d’aisselles moites et de selles séchées.
Déjà j’entends sa vessie se vider de terreur en petits jets crispés,
sous les pleurs suraigus et crispants.
Quitte à donner de la voix autant que ce soit pour quelque chose.
Je frappe d’un coup sec et puissant sur l’index de sa main gauche.
Juste sur la jointure.
Celle-ci éclate avec grand bruit, projetant de la chair à plusieurs
centimètres à la ronde, et du sang encore plus loin, autour de cet os
écrabouillé qui ne relie plus les deux morceaux de doigt que par quelques
segments en échardes.
L’homme hurle et rejette sa tête en arrière, égratignant l’arrière de
son crâne dodu sur le bord rugueux de la planche.
De son doigt il danse, de son doigt il danse…
Je passe au majeur gigotant, et vise le bout du membre, qui explose
littéralement sous le choc.
Haché de doigt à l’armature réduite en grains.
L’ongle reste accroché au marteau et se détache du reste en filaments
visqueux quand je relève le bras, collé par le fluide poisseux qui s’écoule
maintenant des extrémités du bonhomme comme d’une sortie d’égout.
Il continue de crier son solo de cantatrice alors que je m’attaque à
l’annulaire.
Je dois m’y reprendre à plusieurs fois, mes premiers coups ne faisant
que briser les phalanges dans de grands craquements, pour me retrouver devant
une chose ensanglantée, qui se tortille encore en ver pathétique.
L’auriculaire n’offre lui aucune résistance, et se disloque à l’impact
aussi facilement qu’une allumette.
Je passe à la paume ensuite, plus solide, plus compacte, et au pouce,
et je frappe, frappe dans la chair et le cartilage comme dans un steak à attendrir,
jusqu’à ce qu’il ne reste plus de la main qu’une pâtée informe d’où émerge des
esquilles blanches.
Les beuglements se sont fait plus gutturaux, et un parfum fétide
m’annonce que la douleur a relâché les sphincters de l’hippopotame poilu.
Allons, allons, la princesse voudrait-elle encore de toi…
Je retourne son autre main paume vers le bas, et m’attaque à la base
des doigts pour changer un peu, singeant les légendes urbaines des casinos de
Vegas qui infligeraient ce traitement aux tricheurs. De doux claquements
résonnent quand les membres se tordent dans des positions étranges, les tendons
se rompant et la peau se constellant d’étoiles mauves et rouges sous
l’hémorragie interne. Le tout dans une nappe de hurlements.
Décidemment, ce bedonnant personnage ne manque pas d’énergie, mais ses
cris me tapent sur le système.
D’un geste vif et agacé, je frappe la bouche grande ouverte au niveau
de la denture supérieure.
Ses canines et incisives éclatent en mille morceaux et les cris
s’arrêtent net sous le choc. Des esquilles perforent la gencive fragile qui
rougit instantanément, et sa bouche s’emplit d’un mélange de sang et de
morceaux de dents. Je continue de taper avec entrain, stoppant dans son élan
chaque râle qui voudrait sortir du gosier. Je fracture la mâchoire, je réduis
en fragments sirupeux son sourire jaune de tabagiste, croc après croc.
Un réflexe lui fait fermer la bouche, le forçant à s’entailler lui
même la chair des gencives, mais je persiste à m’abattre sur cet ancien rictus,
à travers les lèvres qui se fendent et se tuméfient sous mes coups. Il
s’étouffe dans son sang et ses résidus de dents, j’entends les gargouillis
étranglés et vois le liquide cramoisi recraché par ses narines.
Je m’arrête quand il n’y a plus d’os à briser, et cette cavité sans
forme qui fut autrefois une bouche s’ouvre pour régurgiter un flot de bave, de
chair, de nacre et d’hémoglobine. Des restes de chicots ternes sont plantés
dans son palais et glissent dans sa gorge. Il respire difficilement entre deux
gémissements sourds, crachouillant à intervalles réguliers le sang qui continue
d’emplir sa gueule.
Nonchalamment je frappe un œil, qui crève comme une bombe à eau et
gicle hors de l’orbite, puis l’autre qui subit le même sort. Les vagissements
ont repris, plaintes désespérées de pleurs et de douleur.
J’aspire au silence à présent, ce bruit constant devient terriblement
agaçant.
Je m’approche de son bas-ventre déjà souillé, longeant la montagne de
graisse qui doit certainement l’obliger à pisser en aveugle. Sa bite s’est encore
rétractée sous la terreur, et ressemble à un bernard-l’ermite entre deux
oursins frippés, posés de chaque côté de l’interstice juste assez large pour
accueillir une scie circulaire.
Je pose le marteau collant et rouge sur l’une des couilles pour
calculer mon élan, comme un golfeur devant sa balle.
Puis je cogne. Et le testicule d’éclater comme un œuf frais,
dispersant son contenu sur l’établi de bois.
Le hurlement de douleur s’arrête dans la seconde. Le voilà évanoui.
Qu’il est plaisant ce silence, alors que de légers spasmes le secouent
déjà…
Il est temps de sortir du puit mon gros Jean, il va falloir nourrir
l’aigle.
Sa bedaine me paraissant trop adipeuse, j’opte pour le classicisme, et
sa jambe. Je saisis une vieille scie à métaux rouillée à ma portée, et commence
à creuser dans la cuisse un bon quartier de viande. Je ne m’arrête que lorsque
le fémur oppose une résistance, et recommence alors ma besogne un centimètre
plus bas pour me tailler une tranche de gros lard, à travers le sang qui
glougloute hors de la plaie. Le muscle est tendre et j’y plonge comme dans une
pièce de bœuf.
Je retire ma part de barbaque en la tirant sèchement hors de son
propriétaire et la porte à ma bouche.
« Yerk ! »
Même dans sa cuisse, sa chair grasse et spongieuse est écœurante à mon
palais, filandreuse et gorgée de lipides. Je recrache le tout et laisse tomber
le morceau de viande au sol.
Décidemment, je suis très désappointé, je vais devoir sévir.
La créature inconsciente gisant sans grâce sur son chevalet, je
m’attelle à son changement de face. Avec le marteau je retire les clous et les
liens qui retiennent ses pieds, et ses mains réduites à deux moignons
sanguinolents, puis, nonobstant l’odeur et le contact répugnant du corps mou,
je prends mon courage et le gros velu à deux mains pour le retourner comme un
quartier de viande sur un barbecue.
Sa tête pend lamentablement en avant, surélevée du bois par son énorme
ventre, et son arrière-train maculé de merde exhale une féroce puanteur. Le
support de chêne peine à absorber tout ce sang, je dois faire vite si je veux
le réveiller.
Entre ses jambes, au niveau des genoux, trône un imposant disque
acéré, dans le sillon prévu à cet effet. J’appuie sur le bouton vert d’une
manette poussiéreuse, et la scie ronde se met en branle en sifflant.
Un feulement assourdissant.
Le cri d’un animal attendant sa pitance.
Sous la vitesse on ne voit plus les griffes de l’engin, qui tourne
goulument dans un mouvement flou.
J’actionne alors un levier, et la grande plaque de bois glisse en
grinçant le long du monstre de métal, rapprochant peu à peu les jambes écartées
de leur prédateur.
La pièce empeste la peur, la merde, et l’excitation, mais la masse
assoupie ne fait aucun bruit.
Elle se réveille en hurlant lorsque la machine atteint son entrejambe.
Je la fais mordre juste un peu dans la chair molle, juste assez pour
se faufiler entre les fesses et atteindre l’anus, juste assez pour creuser un
peu plus cette raie poisseuse.
La merde et le sang giclent en tout sens, et je dois m’écarter pour ne
pas être sali.
Le minuscule pénis qui pendouillait dans la fente est déchiqueté en un
instant, projetant des bouts de chair sur le sol. Le scrotum se déchire et sa
boule intacte glisse vers l’acier vorace avant d’être réduit en bouillie aussi
facilement que dans un mixeur.
Le périnée s’ouvre avec un son de tomate écrasée, taillant une parodie
de vulve géante qui finit par ne faire plus qu’un avec l’anus. Le rectum est
réduit en charpie, le ligament pubien se rompt en un geyser de sang alors que
la scie commence à racler sur le coccyx.
La souffrance est si vive qu’elle le maintient conscient, et les cris
aigus recommencent.
J’en ai assez maintenant, la lassitude me guette.
Aussi je remonte le long de ce corps qui se tord de douleur, saisis
une lourde masse, et l’abat de toutes mes forces sur le crâne blanc aux maigres
cheveux. Celui ci éclate comme une pastèque trop mure, répandant sang, lymphe
et matière cervicale, et les cris cessent.
Le calme revient, à peine perturbé par le mouvement cyclique du disque
tranchant qui continue son repas.
Ainsi danse Jean Petit.
Je me réveille avec un goût métallique dans la bouche.
Je me sens repu.
Mon esprit malade s’est octroyé un festin, et dans mes draps collants
je digère mes délires.
L’acte en lui même était abominable, atroce, mais peu à peu je
m’engouffre dans chaque rêve avec une exaltation fiévreuse.
Quelque chose de cru, sec et grisant, une séance de torture soigneuse
qui me fait frémir d’aise.
Les souvenirs s’estompent, mais dans les circonvolutions de mes songes
se dessine un schéma aux contours toujours plus nets.
Je peux facilement analyser d’où viennent ces reliefs, ces détails de
mes nuits enfiévrées.
Je suis toujours dans un lieu clos, cerné par la pénombre, seul avec
ma victime.
Réminiscence de cette prison qui protège le monde extérieur de ses
rebuts, en les cloisonnant entre quatre murs gris embués d’humidité.
Je ne peux plus sortir pour assouvir nos pulsions, alors j’amène à moi
le fantasme, je fais pénétrer mes obsessions dans mon ordinaire, je nous évade
par le sang et les cris.
Les couloirs malodorants aux allures de ruelles borgnes, les pièces
exiguës et poussiéreuses, les portes closes et les lumières glauques.
Comme ici. Si ce n’est qu’ici, c’est moi la victime.
J’évite de sortir. Je ne veux même plus me dégourdir les jambes et
l’esprit à la bibliothèque, ou respirer l’air frais de la cour. Je reste
cantonné à ma cellule, agrippé aux barreaux, à l’abri des bagnards affamés
d’une vengeance qui n’est même pas la leur.
Plusieurs fois j’ai du faire pénitence, et me soumettre aux désirs que
j’imposais autrefois aux douces jeunes filles.
Plusieurs fois j’ai du faire jouer ma langue sur ces corps
insatisfaits, plusieurs fois j’ai eu la bouche emplie et la gorge au bord du
renvoi.
Souvent je vois mon compagnon de cellule me scruter au sortir du
sommeil, et un jour sans nul doute il aura le courage de tester sa force sur
moi.
Je n’en retire que honte, dégoût, et une haine profonde envers ces
congénères qui me voient comme une proie. Dans mes rêves je déploie ma colère,
je me projette dans un environnement quotidien, mais où je resterais le maître
du jeu.
Sans doute.
Alice est partie.
Son odeur reste encore, léger parfum de rose au-dessus du fumier, et
parfois je sens sa peau contre la mienne, mais ça ne dure jamais longtemps. Son
visage s’en est allé, je n’ai plus de garde-fou, et sans fermer les yeux je
vois les mines implorantes de mes victimes, alignées comme un tableau de
chasse.
Mais cela ne me fait plus rien.
Je ne ferme les yeux que pour me lover à nouveau dans les bras
sanglants de Morphée.
Et j’attends. Sans savoir vraiment quoi, absolution ou exécution.
Persuadé que quelque chose viendra.
Dans un coin de mon cachot, dans l’ombre de mon âme, j’attends.
***
J’ai déjà vu cet homme.
Ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons.
Si je peux toujours identifier les différents protagonistes de mes
délires comme des reflets, de la douce compagne que je n’aurais jamais, ou du
père méprisant et sale, qui se désintéressa totalement de moi le jour où il
découvrit ce qu’il appelait mon infirmité et qui faisait de moi un mâle
inabouti ; si je peux mettre des symboles sur ces figures, celle là m’est
concrètement connue. J’imagine que mon cerveau a délibérément choisi une
contrariété à exorciser parmi la réalité de mon existence.
Et pour cause, ce grand gaillard à la peau d’ébène est un de mes
codétenus, et mon tortionnaire principal.
L’Ogre aux bottes de 7 lieues.
Je reconnais l’uniforme kaki qui constitue notre unique vêtement, avec
l’écusson duveteux du matricule cousu sur la poitrine.
Une souris verte, qui courait dans l’herbe…
Il est assis sur une chaise métallique, les bras attachés derrière le
dossier et les chaussures clouées au sol, sa tête patibulaire posée sur sa
poitrine, inconscient. La lumière blanche d’un néon se déploie sur lui et rend
sa stature encore plus imposante.
Nous sommes dans une pièce sans fenêtre, aux murs lisses et froids, et
je reconnais un des parloirs privés de la prison.
Ma fureur et mon esprit ont définitivement rappelé à moi, par delà le
sommeil, ce qui constitue mon quotidien. Le colosse au crâne et au membre
épais, responsable de mes selles désormais sanglantes, dans le décor qui nous
tient lieu de résidence. Et je vois mes ustensiles posés sur une table de fer à
mes côtés.
La vengeance ne se mangera pas froide.
Aussitôt je me saisis de son pantalon et le baisse pour laisser
ressortir ce sexe énorme, ce bras d’enfant, noir et dense, que je connais si
bien.
Je l’attrape par la queue…
Orné de deux testicules gros comme des citrons, il ressemble à un
animal dangereux, un serpent aveugle qui ne demande qu’à s’éveiller pour
attaquer.
Le dégoût et la fascination se mêlent au creux de mon crâne. La nature
a été douce avec moi, je me souviens des images devant mes yeux, des vagins
distendus et des râles de plaisir, mais cette chose est si monstrueuse, elle
peut faire si mal, qu’en la tenant entre mes doigts je me sens soudain aussi
fragile qu’un garçonnet abandonné.
Le contact le réveille dans un borborygme baveux, qui se change en
grognement sourd lorsque la douleur des pointes de fer traversant bottes et
pieds se rappelle à lui.
Me voyant penché sur son sexe il émerge totalement, et constatant sa
situation et le lieu où il se trouve, il entre dans une colère noire et sonore,
à peine entamée par les vrilles aiguës dans son cartilage.
« Qu’est-ce que tu fous espèce de petite pute ? Détache moi
où je te jure je te mets le cul et le visage en jachère ! »
Mais tu n’as plus ton grand couteau. Tu n’as plus rien à dévorer, et
le Petit Poucet ne crains pas ton courroux.
J’ai de quoi te faire taire.
Je ne sais pas pourquoi mon esprit tient particulièrement à intégrer
cet objet là à ce songe, mais j’attrape sur la table un bâillon-boule noir et
rouge, sa sphère en silicone sanglée par deux lanières de cuir. Et il a beau
rugir, gesticuler, et me promettre le supplice, une fois l’accessoire englouti
et attaché à son crâne, ses braillements étouffés ne sont plus qu’un agréable
bruit de fond. Ses yeux lancent des éclairs, mais je m’amuse de son apparence,
le service trois-pièces dépassant de son pantalon vert, la bouche entravée par
un bâillon de dominé masochiste.
Et il ne crie plus du tout lorsque je m’empare du fer à repasser.
Je l’ai branché bien avant son réveil, et sa paroi brûlante crachote
instantanément quelques bulles grésillantes lorsque j’y laisse glisser un peu
de salive pour contrôler la température.
240 degrés de fer et de vapeur.
Les yeux grands ouverts, l’Ogre n’émet plus un son.
Il est intelligent, il sait qu’il n’a aucune chance de s’en tirer, ni
de m’amadouer par les cris ou les larmes. Seul sa respiration entravée résonne,
comme une soufflerie hoquetante dans un espace confiné.
Il secoue la tête par réflexe, et ferme les yeux quand l‘étuve du fer
tout proche commence à envahir son bas-ventre.
Je peux voir la chaleur, compacte et ondulante, déformer l’atmosphère
depuis la semelle jusqu’au membre noir. L’objet est à peine assez gros pour
contenir bourses et pénis, mais je n’ai pas besoin de plus de surface.
Je le presse contre les parties génitales du malabar et appuie de
toutes mes forces.
Du haut de sa virilité, il ne peut s’empêcher de hurler de douleur,
grondement caverneux qui roule dans sa gorge et s’écrase sur son bâillon. Un
parfait contrepoint de basse au sifflement aigu qui s’échappe du fer quand la
peau se contracte, brûle et se colle à la paroi de métal.
L’homme tremble de douleur, retenu par les clous dans ses pieds, et le
bruissement de la chair martyrisée prend le pas sur tout. Une odeur de bite
grillée et de pisse chaude emplit l’espace. J’appuie toujours, et lance ça et
là des jets de vapeur bouillants qui rougissent son pubis et forment
instantanément de grosses cloques jaunes qui éclatent en lymphe brûlante.
Je pèse de tout mon poids sur mon engin de torture, je vois les poils
carbonisés qui se racornissent, le sang qui s’échappe peu à peu de la chair
fondue, et cette masse qui prend des formes et des couleurs étranges. La pointe
du fer entre doucement dans le corps devenu meuble. Le gland si sensible, coincé
entre le bord de la chaise et le fer cuisant, régurgite un liquide nauséabond,
rouge et noir, se désagrège en morceaux mous, et puis éclate dans un
chuintement visqueux.
Sous la chaleur corrosive de l’engin, ses couilles ne sont plus que
deux fruits écrasés et meurtris, suintant par tous les pores.
Je n’entends plus de cris.
Fasciné que j’étais par les sons et les odeurs s’échappant du
maelström, je ne me suis pas rendu compte que l’Ogre était évanoui.
Je relâche la pression et retire le fer, arrachant au passage des
lambeaux de peau, des restes de chair calcinée et d’autres substances
indéfinies qui collent à la semelle en grosses fibres glutineuses.
Difficile de reconnaître dans ce charnier fumant ce qui fut autrefois
un phallus vigoureux, et certainement la fierté de son propriétaire. Il ne
reste qu’une forme indistincte, soudée à la chaise et à l’aine, engluée dans
les débris spongieux de testicules fondues.
Une véritable œuvre d’art contemporain, si ce n’était l’affreuse odeur
qui s’échappe de la bouillie.
Ces messieurs me disent, trempez-là dans l’huile…
Assommé par la douleur, l’Ogre respire en spasmes réguliers derrière
sa boule de silicone, les yeux clos et le corps flasque.
Sur la table mes prochains jouets m’attendent.
Mon choix se porte sur un petit jerricane rouge, cinq litres au
maximum, dont le contenu glougloute délicatement quand je m’en empare.
Je débouche l’objet, et l’odeur acide de l’essence emplit mes narines.
Je la disperse en petits jets sur les jambes et la parodie de bas-ventre
de ma victime, et l’air se trouble comme au ras du goudron un jour de canicule,
sans que le liquide produise plus d’effet sur lui qu’un sursaut inconscient.
Il est toujours dans les vapes, mais l’allumette que je gratte
nonchalamment devrait m’aider à le faire revenir à lui.
Je n’ai aspergé que le bas de son corps. Le tissu, en bon combustible,
fera le reste. Consciencieusement, j’approche le bâton embrasé de sa chaussure,
et fait partir le feu de joie.
J’ai juste le temps de reculer, je vois les flammes qui dansent devant
moi et cherchent à m’appeler, je sens une grande chaleur sur mon visage. La
chose ardente se propage le long de ses jambes, consumant aussi bien l’étoffe
du vêtement que les poils du colosse, et bientôt sa peau.
Il se réveille instantanément, et aussitôt, les yeux écarquillés de
terreur devant la créature sans forme qui le dévore petit à petit, il reprend
sa litanie de cris étouffés. Très vite le feu s’empare aussi de sa chemise,
remontant en grandes langues jaunes vers son col en V.
Et dans un fumet de cochon grillé, le Caramentran de pacotille entame
son dernier Carnaval en s’égosillant.
Ca fera un escargot tout chaud…
Je me réveille en sursaut, sorti sans ménagement de mes rêves par la
voix du gardien, qui m’appelle par mon matricule à travers la grille
métallique. Apparemment j’ai un visiteur. Il me faut quelques instants pour
dégourdir mon esprit. Mon crâne sonne le carillon et mon cœur bat la mesure,
comme si je sortais à peine d’un tour de montagnes russes.
Mon lit est une étuve. J’ai encore joui dans mes draps.
Les horreurs défilent nuits après nuits, et cela ne me fait plus rien.
Résigné à être un monstre, je me laisse bercer par le ronronnement des
atrocités.
Je suis tout seul à présent.
Et je laisse les morts me hurler leur mépris.
Le surveillant agacé m’appelle une nouvelle fois, plus fort, en
carillonnant de sa matraque sur les barreaux de ma cage.
Il y a une tension dans sa voix, sa mâchoire est serrée et sa poigne
crispée sur son arme de dissuasion.
En me levant je remets les circuits en marche, et ventile hors de mon
esprit les dernières brumes de la nuit. Alors seulement je prends conscience de
l’atmosphère fébrile qui s’est emparé de la prison. Ca court dans les couloirs,
ça chuchote dans les cellules, ça pue la sueur et l’appréhension. On peut
sentir les gardiens préoccupés et les détenus surexcités.
Et puis mon compagnon de misère m’explique enfin la situation quand je
l’interroge d’un hochement de tête :
« On a passé le Gros José au barbecue cette nuit. Ils l’ont retrouvé
dans un parloir privé grillé comme un charbon de bois. »
Non.
Il ne faut qu’une seconde à l’univers pour tourner en spirale autour
de moi. Ma gorge se comprime et ma vue se brouille. Si le gardien ne m’avait
pas déjà tenu les poignets à travers la grille pour me passer les menottes, je
serais sans doute tombé sur le béton froid.
Ce n’est pas possible. Pas cette fois.
Je n’ai pu faire ça que dans ma tête. Je ne sais pas passer à travers
les murs, ou me téléporter. Je suis un monstre en cage.
Et pourtant l’Ogre a flambé.
Le chemin jusqu’au parloir se fait dans un flou brûlant. Mes pensées
sont en plein essorage.
Que se passe-t-il ?
Je ne comprends plus.
Mon petit film intérieur, projeté sur un si grand écran.
J’ai le souffle court en entrant dans la pièce. Un cube vide et lisse,
similaire à celui de l’immolation nocturne.
On me laisse tomber sur une chaise avant de me désentraver.
Ce n’est pas possible…
Alors, la tête encore secouée d’incompréhension, je lève les yeux sur
mon visiteur.
C’est un grand et maigre échalas, si pâle, à la peau si rêche, qu’on
le croirait créé en enroulant de la gaze médicale autour d’un bonhomme en fil
de fer.
Il a le sourire paisible et le crâne lustré, d’où émergent jusqu’à ses
épaules deux longues mèches blondes de chaque côté, de part et d’autre de
l’oreille, lui donnant l’air d’une punkette qui ne voudrait pas sacrifier la
féminité de sa chevelure à son style de vie.
Enfin s’il avait quoique ce soit d’autre qui puisse faire penser à un
punk. Ou à une fille.
Il porte un costume d’un rouge tellement sombre qu’il faut le fixer
intensément pour repérer une coloration. Tellement sombre, que je ne peux y
décerner ni coutures, ni boutons, ni poches. Il pourrait tout aussi bien porter
une combinaison intégrale, où n’être qu’une tête immaculée au sourire étrange
et deux mains blanches osseuses aux doigts longs émergeant du néant.
Et ses yeux.
Des yeux bleus, presque translucides. Si clairs, qu’il semble ne pas
avoir d’iris. Seulement cette pupille, comme un projecteur noir qui m’éblouit
tout entier. Un regard implacable qui s’adresse directement à mon âme.
Je ne l’ai jamais vu de ma vie, mais cette apparition me dégrise
immédiatement, et le sang qui m’était monté au visage redescend illico se
terrer dans les recoins froids de ma carcasse.
Quelque chose en moi, le gamin accroché au dos du monstre, me crie de
m’éloigner de cette créature aux allures de croque-mort, d’appeler le gardien
et de le supplier de me ramener à ma cellule.
Mais je reste face à lui, la respiration reprenant son flux et reflux,
hypnotisé comme un phalène face une ampoule.
Et l’homme se met à parler.
« Bonjour Frédéric. »
Je sursaute malgré moi.
Comment sait-il ? Que sait-il ? Pourquoi emploie-t-il le nom
de la bête que j’ai inventé ? Pourquoi Fred ? Pourquoi Frédéric ?
Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu, qu’est-ce que j’ai encore
fait ? Qu’est-ce que je suis ? Ne peut-on pas me laisser dans ma
cage, dans ma tête, avec la fange dans laquelle je barbote à présent, et mes
atrocités qui défilent en riant comme un carrousel désaccordé ?
Plus rien n’a d’importance.
Plus rien.
Discutons.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Je n’ai même pas demandé qui il était. Je laisse les questions sortir
au jugé, comme elles le décident.
La créature au teint de cire sourit de plus belle, sans cesser de me
fixer.
« Je suis venu te proposer un travail, Frédéric. Et te ramener
chez toi. »
« Fred n’existe pas. Je l’ai juste fait sortir de ma tête pour ne
pas avoir à assumer, parce que je suis malade. Parce que je suis devenu un
monstre. Mais je ne m’appelle pas Frédéric. »
« Et comment t’appelles-tu en ce cas ? »
Sous sourire s’élargit encore. S’il continue il pourra probablement se
mordre les oreilles.
« Je m’appelle… Je… Je… »
Je ne trouve rien à dire. Pourquoi je ne trouve rien à dire ?
Pourquoi je ne peux rien répondre ? Pourquoi je ne me rappelle d’aucun
autre nom que celui de Fred ?
Est-ce que je fermais mon âme au réveil comme je ferme les yeux en me
couchant ?
La chose au sourire de croquemitaine pose alors une chemise sur la
table, qui déborde de feuillets, et l’ouvre à la première page.
« Ceci est ton dossier pénitentiaire. Frédéric Varlon. Né le 20
Mars 1984. 31 ans. Condamné à perpétuité pour viols à répétition, actes de
barbarie, et meurtres avec préméditation. Matricule 422909. »
Il a prononcé ces informations en insistant bien sur chacune d’entre
elles, lentement, posément, avec la précision d’un conférencier aguerri.
Mes joues sont trempées.
Je ne sais même plus si ce sont des larmes, ou simplement la sueur qui
suinte de mes pores brûlants.
Je suis ailleurs.
Je suis ici, dans ce cube gris et froid, dans ce parloir privé, et
tout autour, l’Univers a disparu. Étouffé. Vaporisé. Même les murs de la pièce
semblent s’être effacés.
Il ne reste que moi, une table en fer blanc, et ce fossoyeur punkoïde
qui me fixe en souriant. Et la vérité.
« Tu t’es toujours appelé Frédéric. Tu as toujours été un
monstre. Tu n’as fait que tirer le rideau sur tes pulsions en attendant le
moment venu. Tu as muselé ton âme, un temps. C’est pour cela que nous t’avions
choisi. Il nous fallait quelqu’un comme toi. Quelqu’un qui remplisse un
ballon de sang et de sperme, jusqu’à ce qu’il explose avec fracas.»
Je ne peux plus réfléchir.
Je ne peux plus détacher mon attention de ce visage crayeux, de ses
yeux narcotiques et ce sourire carnassier.
Je parle, et j’écoute.
« Qui êtes vous ? »
Et son regard se fait plus intense encore, si cela est seulement
possible.
« Nous sommes Ceux qui sourient. Nous sommes le visage à la
fenêtre. Nous sommes l’ombre au coin des yeux. Nous sommes la Chose qui te
comprime quand tu t’éveilles dans un corps endormi. Celui qui te regarde rêver.
Nous sommes tes peurs les plus profondes, les ténèbres de la cave et la haine
cachée dans ton crâne. Nous sommes les hors-la-loi d’un monde dont tu n’as même
pas conscience, Frédéric, et je suis là car tu es l’un des nôtres à présent. Il
y a d’autres mondes. Une infinité de mondes, agglutinés les uns aux autres,
comme autant d’atomes inconscients de leur multitude. Comme des feuilles de
papier, empilées jusqu’à l’éternité. Le tien ne sait pas encore. Et les
Voyageurs qui le visitent, ceux qui hantent vos nuits ou font ciller vos jours,
sont des immigrés clandestins. Quant à moi Frédéric, moi, je viens de l’écran
des rêves. De l’Univers des ombres et de la Machine. D’un monde qui sait
projeter ses songes et ses pensées… Je viens de Thals, même si pour toi ce nom
ne sera que chimère. Et nous avions besoin de toi, pour évoluer encore. »
Un liquide chaud coule le long de ma cuisse.
Je me noie dans cet pupille noire, au milieu de l’océan qui miroite
dans ses yeux.
Mon corps tremble, de terreur, de surprise sous le choc de la vérité,
et mon cerveau s’abreuve d’informations, ma tête chauffe, et pulse tant qu’elle
semble avoir sa vie propre.
J’avais cru à des fantasmes grandioses. J’avais cru à mon esprit dans
le crâne d’un autre. J’avais vu la raison m’échapper et un monstre émerger de
mon âme.
Comment pourrais-je encore douter… Croire que tout ceci n’est qu’une
abominable farce…
J’ai toujours été une créature, à ma façon, épiée par Ceux qui
sourient, et aujourd’hui ils viennent tout m’expliquer.
Bien.
Soit.
Quelque chose bout dans mes artères.
L’homme de Thals recommence à parler.
« Il y a bien bien long, notre peuple avait acquis la capacité
extraordinaire de capter ses songes, et sa mémoire sur un support visuel. Notre
cerveau, comme le vôtre, n’est rien d’autre qu’un ordinateur biologique, et
nous avions réussi à dépasser le spectacle à peine sensitif du cinéma, en
extirpant les images, les sons, les sensations de notre caboche, avant de les
projeter pour le plaisir général. Aujourd’hui, chacun d’entre nous possède une
connectique branchée sur le cerveau, posée à la naissance, et nous permettant
d’en sortir ou d’y entrer toutes les données nécessaires à nos petites
projections. »
Il approche son visage du mien, au-dessus de la table, et son sourire
semble prêt à devenir un immense piège à loup de nacre. Il soulève la longue
mèche blonde, étincelante, qui court derrière son oreille, et dévoile un trou
orné de métal à sa base. Une prise.
Une prise micro, ou similaire, comme sur n’importe quel ordinateur,
ici sur Terre. Dans son crâne.
« Grâce à cela, nous pouvons revivre en image, ou faire profiter
notre entourage et la population, de tout ce qui nous passe par la tête. De
leur faire ressentir ce que nous avons ressenti, ce que nous imaginons avoir
ressenti dans nos rêves, en restituant les données acquises dans nos têtes, sur
un écran et dans leur propre cerveau. »
Il se rassoit, sans me quitter des yeux.
Je sens la pisse et la sueur, mon cœur tente de me rappeler à l’ordre
en sonnant le tocsin, mais la fascination me tient coi et immobile.
« Mais, comme partout ailleurs, il y a des gens qui n’osent, des
puissants qui bâtissent des barrières, des gouvernement qui ne savent jamais
laisser l’esprit des hommes vagabonder jusqu’aux confins de leur âme. Certaines
images, certaines volontés n’étaient pas acceptables aux yeux des hypocrites.
Dans tous les univers, l’Homme a peur de lui même, il s‘enclave de force dans
une morale inutile et décide arbitrairement de la frontière entre le légitime
et l’inacceptable. Il n’y a pas de frontière. Ni Bien, ni Mal. Seulement notre
désir. Nous avons été chassés, poursuivis pour oser mettre en images le sang,
le sexe et les perversions qui nous habitent tous. Un cinéma illicite, banni,
qui devait être vu et créé en cachette, pour une élite anonyme. Alors, nous
aussi, nous nous sommes tapis dans l’ombre, nous nous sommes rassemblés, nous
avons évolué et accepté notre âme. À notre tour, nous sommes devenus Ceux qui
sourient. Grand est notre pouvoir, Frédéric. Grande la terreur que nous
inspirons. Nous sommes les Dieux du Vide entre les mondes. Les Collecteurs
d’effroi. Les croquemitaines dans le placard et les voix sous le lit. Les
rumeurs qui se propagent et les légendes sans fondement. Ceux qui
sourient. »
Ceux qui sourient.
Ma vessie se vide à nouveau.
Je suis l’enfant terrifié et le cauchemar abominable.
Je suis la proie qui geint et le bourreau qui gronde.
Je suis Ceux qui sourient.
Mon sang est chargé de peur et d’excitation.
Il reprend.
« Nous avons continué notre travail, et nos projections. Ceux qui
sourient, aux multiples visages, ne cessaient d’écumer pour assouvir. Jusqu’à
ce que l’ennui frappe à la porte, juste après la Loi qui cherchait encore à
freiner la roue du Temps. Il fallait innover, progresser, couper ce poids mort
qui nous retenait en arrière. Alors nous avons cherché. Et au milieu des
autres, nous t’avons trouvé. »
Ils m’ont trouvé.
Frédéric.
Le monstre impuissant.
Stoïque pendant des décennies.
« Te rappelle tu tes songes, Frédéric ? Tes rêves d’enfants,
tes cauchemars où tu étais le monstre, les fantasmes innocents où tu cherchais
à comprendre comment fonctionnaient les bêtes… Les insectes suppliciés par
fascination, les oiseaux empoisonnés, et ce chat, dans ta cinquième année, que
tu regardas mourir, lentement, pendant des heures, dans le fossé où la voiture
l’avait projeté. Hypnotisé par la souffrance du corps noir poisseux qui remuait
faiblement, rendant souffle après souffle dans la douleur, jusqu’à son dernier.
Nous sommes venus cette nuit là. Nous avons émergé des ténèbres sous ton lit.
Nous t’avons solennellement accueilli comme notre réceptacle, et nous t’avons
transformé. Implanté notre prototype, la liqueur noire qui nous était mortelle
et bénigne à tes semblables. Elle te connecterait à nous. Tu collecterais pour
nous les images, et nous de les recevoir sans intermédiaire. Notre innovation.
Notre propre… technologie sans fil. »
Le trait d’esprit a l’air de beaucoup l’amuser, et son sourire
s’élargit encore.
Il a dépassé les limites de la physique à présent, il n’y a plus aucun
doute.
Un Chat du Cheshire laiteux, m’invitant au Pays des Cauchemars.
Un sourire se dessine également aux coins de mes lèvres. Lentement. Je
le sens venir.
« Il nous a fallu créer la frustration ensuite, quand le temps
est venu. Pour te laisser mûrir, mijoter, laisser enfler ta rage, et ton désir,
empêcher une conclusion quand celui-ci a bouilli en toi comme un brouet
déliquescent. Te souviens-tu de tes désirs, Frédéric ? Te souviens-tu
qu’alors, ils étaient déjà furieux et pervers ? »
Je me souviens.
Oui. Ce jour où l’excitation a enflammé mon crâne pour la première
fois, sans que mon corps ne puisse se mettre au diapason.
La soirée chez un ami. Mes yeux collés au matin. Et sa mère que je
découvrais nue l’espace d’une seconde, créant en moi un tourbillon d’émotions
paroxystiques.
Je m’imaginais la prendre en soudard, par surprise.
Et j’avais rêvé pendant quelques secondes, l’esprit encore à moitié
endormi.
Par surprise, oui, et avec violence. L’attraper par les cheveux,
frapper sa tête contre le lavabo, la noyer à demi, arracher sa nuisette si
fine, et détruire ses entrailles de mon sexe, aussi modeste fut-il à cette
époque.
J’imaginais la sodomiser jusqu’au sang, en l’écoutant crier, glisser
ma main entre le faux marbre et son sein, et le pétrir avec force en enfonçant
mes ongles dans la chair, jusqu’à ce que ses cris deviennent des râles de
jouissance.
Sa brosse à dents toujours à la main.
J’avais essayé de l’occulter.
Je n’osais le dire même à moi même.
Mais j’étais déjà celui-là.
J’ai toujours été Frédéric.
La création de Ceux qui sourient.
Un apprenti.
Le creuset qui devait se remplir, jusqu’à déborder, leur envoyer les
images nécessaires aux projections, et exploser enfin.
Pour être maître des films.
Le réalisateur.
« Nous t’avons simplement inhibé, Frédéric. Nous t’avons
convaincu d’être impuissant, toutes ses années, pour qu’enfin tu te libères. Je
sais que tu sauras nous pardonner, maintenant que toi aussi, tu es Ceux qui
sourient. Vois ton pouvoir. Vois ce que nous pouvons faire pour toi. Les murs
ne sont plus rien. Les mondes te sont perméables. Tu es plus libre qu’aucun
autre ne le sera sur cette Terre. »
Je suis libre.
Je n’ai pas de barrières.
Ils peuvent me sortir de ma cellule, me laisser vaquer à mes
atrocités, où que me mène mon désir, vers le Chaperon Rouge, Jean de l’Ours ou
l’Ogre de la fable.
Peu m’importe ma conscience après tout.
Peu m’importe Alice et mes remords.
Je suis un Dieu entre les mondes.
Je suis le Réalisateur.
Je souris.
« Il est temps de prendre ma main. Il est temps de découvrir ton
vrai chez toi. Rien ne nous retient ici. Laisse-moi te montrer notre
pouvoir.»
Sa main, aux longues tiges de peau blanche, est tendue vers moi,
accueillante, froide et douce.
Et son regard hypnotique.
Et sa bouche démesurée.
« Nous sommes Ceux qui sourient. »
Nous sommes Ceux qui sourient.
Je me lève.
La table a disparu.
La pièce semble longue comme un couloir à présent, et de part et
d’autre nous cernent les ténèbres.
Je regarde autour de moi, les lèvres ouvertes en large croissant,
comme un gosse fasciné.
À ma gauche, le mur, qui s’étend maintenant peut-être sur des
kilomètres, n’est plus de plâtre et de béton.
Il est rouge, orangé, verdâtre, il pulse au rythme de la circulation
de son sang, la chair bloblote, les muscles se tendent et se distendent, des
bubons gonflent et se dégonflent, des opercules semblent s’ouvrirent et se contracter
lentement comme des vagins, des fatras d’entrailles palpitent et frétillent, et
parfois dépasse un bras atrophié, un pénis dressé dégorgeant son sperme sans
discontinuer, ailleurs un œil émerge du maelström et nous regarde nous
déplacer.
Un mur vivant.
Une cloison organique, spongieuse et suintante.
Elle tremblote et nous appelle.
Mon nouvel ami me fait signe d’approcher, me montre cette palissade
visqueuse, pose sa main, et tranquillement l’enfonce dans le magma de chair
lubrifié par les flots d’humeur.
Suit son bras, jusqu’à l’épaule, et puis, lentement, sans se départir
de son sourire, il pénètre dans les viscères gluantes.
Je le vois disparaître, et je comprends que ce mur n’est qu’un
passage, un conduit vers d’autres lieux, d’autres mondes, qui s’écartera pour
moi comme des cuisses humides.
À mon tour, je décide de m’engouffrer dans la chose. Je me plaque
doucement sur les tripes pulpeuses, les lèvres gorgées de sang, la peau, la
chair glissante de sève vitreuse, qui se colle, suce, m’aspire, et me parle.
Je plonge.
Je sens le contact chaud des boyaux qui palpitent, j’entends battre un
cœur, et ma bouche s’emplit d’un goût de sang.
Et je pose un pied sur un sol mou.
Je m’extirpe sans effort de la soupe primitive érigée en mur et
j’ouvre les yeux.
Nous sommes dans un couloir fait de la même substance.
Comme un long tube digestif construit en rassemblant des morceaux
disparates mais toujours vivants. Une trouée de chair frémissante d’où émergent
organes et corps à moitié digérés, fondus dans les cloisons d’entrailles,
toujours gémissants et tendant désespérément leur bras décharnés vers nous.
Ca me fait rire.
Lui aussi est amusé, et m’invite à le suivre.
Je marche sur un visage tordu par la douleur dans un bruit de vase. Je
laisse nonchalamment glisser mon doigt sur un buste féminin dilué dans le
reste, un de ses seins prêt à exploser, l’autre pendant comme un ballon
dégonflé.
Au bout du passage, une autre ouverture palpitante, et je la traverse
dans la même extase fascinée que la première.
Alors j’arrive enfin chez moi.
Quelque part, sur Thals. Dans un autre univers. Un autre monde, offert
et soupirant comme une pucelle le soir des noces.
Je suis mon nouveau mentor, dans un couloir délabré, aux murs décrépis
et aux portes de tôle, un bâtiment désaffecté, loin de l’hypocrisie
consensuelle.
J’entends des cris, des rires et des supplications, et ces bruits sont
doux à mes oreilles.
Nous passons devant une multitude de pièces, comme autant de cabines
de projections, certaines privées, d’autres prête à accueillir un véritable
public.
Certaines sont occupées, par un ou plusieurs individus, un long fil
émergeant de derrière leur oreille pour aller se perdre dans un agrégat
électronique. Ils sont douillettement assis dans des fauteuils, ou à même le
sol, sur des coussins. Ce confort, et leurs différents accoutrements, révèlent
une hiérarchie de richesses dans cet Eden de l’interdit. La taille des écrans
aussi. Les plus aisés ont droit à de grands écrans de toile, sur lesquels des
machines projettent leur film en grésillant. Les plus pauvres n’ont droit qu’à
un écran de télé cathodique.
Mais tous apprécient le spectacle jusque dans ses sensations les plus
intimes, à travers les yeux d’un autre,
leur crâne branché sur un câble qui bourdonne.
Ici un viol en réunion sur un parking désert, là les dernières heures
barbares d’un soldat sur le champ de bataille, là encore le travail d’un
scientifique expérimentant douloureusement sur des animaux vivants. Ailleurs,
s’abreuvant de sa perversion personnelle, quelqu’un est dans la tête d’un
enfant violé et martyrisé.
Certains rient. Certains se masturbent. Certains sont concentrés sur
leur ressenti.
Dans une pièce à l’écart, un couple de quinquagénaires fait l’amour,
un casque sur les yeux et les oreilles.
Mon guide m’explique qu’ils vivent et suivent à la lettre le calvaire
d’un frère et d’une sœur, tous deux vierges, obligés d’avoir une relation
sexuelle incestueuse pour amuser les membres avinés d’une milice quelconque. La
douleur, le désespoir, la conscience de l’ignominie de l’acte mêlé au plaisir
honteux qu’ils finissent par ressentir, me dit-il, en fait une expérience de
grande qualité.
Je souris.
Alice m’a laissé tranquille il y a longtemps.
Je suis libre.
Je suis dans mon élément.
Je suis chez moi.
***
Un trombone.
Un trait sur le mur.
J’aime mon travail.
Des milliers de trombones.
Des milliers de traits gravés au couteau.
Une boule d’un mètre de diamètre, et mon bureau entièrement décoré.
Je suis libre.
Je suis Ceux qui sourient.
Je suis le Réalisateur.
J’envoie mes images directement dans les boites, pour que les fidèles
se raccordent dès leur arrivée. Moyennant finance, j’accepte même une
retransmission en direct.
Il est l’heure de ma prochaine session.
Je m’habille, je m’équipe, le sourire scotché aux lèvres et les yeux
bleus comme la glace.
Je ne bande plus.
Je n’ai plus besoin, j’ai une arme.
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