Sables Éternels
(Forever Sands)
by
Avery Fletcher
traduction par Nosfé Reverso.
Il n'y eut d'abord qu'une bourrasque, puis le vent se leva
complètement. Et le bleu du ciel le céda à des teintes de safran, avant de
disparaître et de se confondre avec les dunes.
Pris dans la tempête de sables, la caravane avançait, à
l'aveugle. Les chameaux marchaient, imperturbables, de leur allure hautaine et
nonchalante. Les hommes à leurs côtés évoluaient avec difficultés, les visages
enfouis sous d'épaisses couches de tissus.
Le temps s'égrenait. La tempête ne s'apaisait pas et, pas
après pas, bêtes et caravaniers s'éloignèrent sensiblement de ce qui était leur
piste, cette route que normalement, ils suivaient d'instinct.
Le chameau de tête blatéra soudain, et stoppa. A sa suite,
les autres l'imitèrent. Un homme se porta à sa hauteur et, parmi les suages de
poussière orangés, comprit.
Il sentit le sable se dérober sous ses pieds, céder sous lui,
et l'avaler bientôt jusqu'au genou. Le camélidé laissait échapper de nouveaux
cris, rauques et pitoyables. Ses pattes avait déjà disparues sous la surface.
L'homme appela ses compagnons, prit l'animal à la brides, tenta de l'amener à
un sol plus ferme. Mais ceux-ci, comme les autres animaux derrière,
s'enfonçaient également, pris dans le même piège.
Il poussa un cri. Une sensation glacée contre son mollet. Il
lâcha l'animal qui, se débattant de plus belle, avait maintenant du sable
jusqu'à garrot, et il enfonça ses bras dans la pâte mouvante qui l'engloutissait
lentement.
La sensation de froid fut plus prégnante encore, et quand il
ressortit ses mains, celles-ci étaient couverte d'une boue brune. De la vase,
le limon d'un fleuve tout proche, peut-être même là, juste à côté, perdu
derrière l'uniforme rideau jaune soulevé par la tempête. Et soudain, une
sensation de piqûre, comme un aiguillon de feu parmi la viscosité glacée. Puis
une autre, puis des dizaines, sur tout son corps, et des fourmillements,
partout, leur succédant.
L'homme était maintenant enfoui jusqu'à la poitrine, tenant
dans sa main une corde qui allait se perdre dans le sol. Il entendait les cris
de ses compagnons, derrière, sans doute à se battre eux aussi avec ses sables
mouvants, les râles des animaux, sentant le danger, mais déjà empêtrer dedans,
et incapable de s'en dégager. Le froid de la vase prit le pas sur la chaleur du
désert sur sa tête. L'homme dégagea sa bouche, sa poitrine oppressée. Il pris
une dernière inspiration, une goulée d'air chaud, chargé de ce sable fin,
grains minuscules et intrusifs, et se laissa avaler par le sol.
Un soleil rasant dardait les toits de la cité de ses rayons
rougeoyants. Agum s'éveilla, repoussant la couverture à ses pieds, se leva, et
enfila sa tunique, bordée de franges filées d'argent et ornée de plates de
cuivre, symboles de son statut. Il asséna des coups de pieds à ses compagnons,
encore allongés sur leurs paillasses de fortune. Bugash et Enlil se dressèrent
à leurs tours, et, sans un mot, les trois jeunes hommes descendirent le raide
escalier qui donnait directement sur la venelle en contrebas.
Les ruelles sales et poussiéreuses étaient encore plongées
dans l'obscurité, abritées par les hautes murailles qui enserraient la cité,
mais la population s'éveillait et commençait à les emplir d'une vie grouillante
et puante, tant chacun en profitait également pour déverser son pot de la nuit.
Agum et ses amis marchaient parmi la foule grossissante, et atteignirent
bientôt une large place, plantée de palmiers, et entourée des mêmes
sempiternels bâtiments de brique sèches, couverts d'une couche de bitume
noirâtre. Des marchands installaient leurs étals, déroulant des nattes
couvertes de victuailles. Les trois jeune hommes achetèrent une jarre de bière
et, y plongeant chacun une paille de roseau, en sirotèrent le contenu, assis en
tailleur à même le sol.
«Prince Agum!»
La voix forte du vieux Mushezib portait toujours autant. Elle
avait bien souvent effrayé Agum autrefois, quand celui-ci était encore son
percepteur, mais là où le garçon avait gagné en courage et en confiance, le
vieil homme s'évertuait à le considérer en enfant.
«Nous avons passé la nuit à vous chercher, dit-il en
traversant la place, encadré de lanciers de la garde du palais. Sa majesté
s'inquiète pour vous.»
«Dites à mon père que tant que les dieux fourniront à notre
cité ce qu'il faut d'eau claire et de grains d'orge, j'aurai de la bière pour
apaiser ma soif, et il n'aura pas à s'inquiéter pour moi!» répondit Agum,
provoquant les rires de ses compagnons.
Mushezib se renfrogna.
«C'est n'est pas là l'attitude d'une personne de sang royal!
Vous ne pouvez passer votre existence à jouer ainsi aux soudards!»
Le termes ne plu guère aux trois jeunes hommes, et Agum se
leva pour faire face à son ancien maître.
«C'est à mon père que je dois d'être devenu un soldat, et
d'avoir trouvé sur le champ de bataille des frères comme Bugash et Enlil! Si
cela lui déplaît, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même!»
C'était il y a quelques lunes. Ils avaient remontés la route
du nord pour combattre les assyriens, qui menaçait toujours plus les routes
commerciales de Babylone. Son père avait la tête des armées, et Agum combattait
pour la première fois. Très vite, la cavalerie assyrienne avait défait la tête
du l'armée babylonienne, et Agum se retrouva isolé, seul aux rennes de son char
à deux chevaux. Défaisant les lanciers et frondeurs qui l'encerclaient,
souillant la lame dorée du kopesh d'apparat qui lui avait été offert juste
avant, Agum fut secourut par deux archers, deux jeunes hommes qui faisaient là
leur service militaire, et, l'escortant à travers la cohue, ramenèrent le
prince auprès des officiers qui s'étaient retranchés. Dès lors Bugash et Enlil
lui étaient liés, ils étaient ses frères, et désertant les palais royaux, Agum
passait le plus clair de son temps en leurs compagnies. Tous deux étaient
grands de taille, mais là où Bugash était puissant, musculeux et large
d'épaule, Enlil était fin, nerveux, élancé et agile comme une antilope.
Une manière pour lui de leur rendre hommage, là où son père,
ce roi qui se réclamait de la générosité du dieu Marduk, ne les avait remercié
que par une audience privée et un maigre supplément de solde.
Mushezib insista.
«Sa Majesté apprécierait également que vous participiez à la
gouvernance. Vous voir présent aux cérémonie religieuses et aux audiences
publiques...»
«Je n'ai que faire des dévots et des réclameurs de doléance!»
lui répondit Agum
Les lanciers encerclaient maintenant les trois compagnons. Le
percepteur semblait décidé à ce que le prince le suive, dut-il l'y forcer.
Il y eut soudain une clameur, des cris.
D'instinct, tous s'étaient tournés vers l'angle opposé de la
place. Là, un tumulte nouveau agitait la foule, qui s'ouvrit en deux devant un
nuage de poussière. De celui-ci, affolé et écumant, tricotant en désordre sur
ses longues pattes, déboula un dromadaire. L'animal s'arrêta, paniqué, pris
dans la nasse de la population. Il blatérait sans cesse, comme enragé, mordant
et ruant quiconque l'approchait. Nul ne parvenait à saisir ses rênes, ou à
défaire son harnachement auquel était attaché un corps, pendu par le pied.
Bugash, sans crainte, écarta du revers de la main les
lanciers, et s'approcha du camélidé. Le long cou de l'animal pivota, sa tête
fonçant en direction du jeune soldat, le regard fou et prêt à mordre. Le soldat
esquiva, la mâchoire claqua dans le vide. Un violent coup de poing saisit
d'animal au menton. La tête chancela, comme en équilibre précaire et, immobile
un instant, tout le dromadaire finit par s'effondrer, tel un pantin lâché par
son marionnettiste.
L'attroupement se referma sur l'animal inerte, et Bugash,
toisant chacun de sa haute stature et affichant un sourire satisfait, rejoignit
ses compagnons.
On libéra de corps inerte de son entrave. Le mot passa à
travers la foule, et on appela après un guérisseur. Très vite, la tunique
blanche, le crâne rasé et l’œil unique d'Ashemdeh apparurent. C'était un Asû,
un apothicaire à la réputation peu enviable, qui était d'ailleurs devenu borgne
par jugement, suite à la mort d'une patiente.
Il se pencha sur le corps empoussiéré du chamelier.
«Par Gula!» s'écria-t-il en posant son regard sur les jambes
nues de l'homme. Celles-ci étaient d'une maigreur étique, et couvertes de
veinules brunes. Des veinules qui s'avérèrent être les sillages emplies de
déjections laissés par de minuscules vers blancs qui circulaient là, dans
l'épaisseur de la peau.
Ashemdeh détailla le corps sans vie, l'ausculta plus en
détail. Puis il fit de même concernant le chameau, observant le pelage de ses
pattes, englués de boue séchée, et parcourues, elles aussi, de ces mêmes vers
blancs.
Puis il se redressa, épousseta ses genoux et apercevant
Mushezib, vint dans sa direction pour lui souffler son diagnostic.
Il n'eut prononcer la moindre syllabe que le cadavre,
derrière lui, s'anima soudain. Pris de convulsions, atteint de la même rage que
sa monture avant lui, il se mit debout et, pantelant, de se jeter les badauds
l'entourant, hurlant, griffant et mordant.
Bugash, de nouveau, avec une célérité que seul un long
entraînement militaire avait pu lui donner, s'interposa, et saisissant de force
la hampes qu'un des lanciers gardait pendante, il mit en garde l'homme. Dément,
celui-ci se jeta sur lui, et vint s'empaler sur la lance. Le sang coula de son
poitrail transpercé, trempant ses habits, dégoulinant jusqu'à la poussière du
sol, mais l'homme demeurait conscient, et pire, sa rage en semblait redoubler.
Ses pieds poussait encore sur le sol, et le fer perça son dos. A leurs tours,
sous les cris effarés de la foule, les lanciers attaquèrent l'homme, et après
de longues minutes d'agonie, prisonnier de ces épieux, il tomba à genoux, et
expira.
«Il était mort, souffla Ashemdeh. il était mort! Le chameau a
dû traîné son cadavre toute la nuit, guidé jusqu'ici par son seul instinct,
mais l'homme... Je n'ai pas trouvé de plaie, ni de blessure, mais il était mort
lorsqu'il est arrivé ici.»
Agum ne suivit pas la suite des échanges entre l’apothicaire
et le percepteur. Une fascination malsaine le pris, et il ne put détacher son
regard du cadavre hérissé de lances. Un mouvement, le poids du sang imprégnant
le tissu, et le bras inerte se déplia. Les doigts crispés par la mort
libérèrent un objet, qu'Agum ramassa.
C'était un petit cylindre de pierre, à la surface gravée. Un
sceau. Agum exécuta une pression sur le rouleau et, le poussant, en imprima le
motif sur le sable baigné de sang. Des dessins, et des inscriptions en
cunéiformes.
Enlil vint au-dessus de lui. «C'est un contrat, lui indiqua
le prince. Le sceau-cylindre détaille ce que transportait la caravane...»
Le jeune soldat lit à son tour l'empreinte sanglante, et
écarquilla des yeux ronds.
«Un vrai trésor.» explicita Agum.
Les trois hommes remontaient la large artère que constituait
la voie processionnelle. Parmi piétons, esclaves, marchands, prêtres aux cranes
rasés ou soldats en armes, parmi chèvres se nourrissant d'immondices, moutons
en troupeaux, mules et chameaux, ils marchaient en direction de l'enceinte
extérieure de la ville, et ils atteignirent la porte nord, celle consacrée à
Ishtar.
La muraille ornée de carreaux d'émail bleu brillait sous le
soleil matinal en des reflets multiples, sa couleur se confondant avec le ciel
d'un azur lourd, dénué de nuage. Les arches rondes se décoraient de figures
jaunes, de bas-reliefs, d'alignements de roseaux stylisés, de lions, de
taureaux, et du dragon Mushkhushu.
Il passèrent la première porte. Entre les deux arches
successives, un espace, protégé des ardeurs du soleil, et où s'entassaient
mendiants et infirmes, tendant la main à chaque passant, bénissant Marduk à
chaque aumône.
Agum et ses compagnons les ignorèrent, et continuant leur
chemin, passèrent la porte extérieure.Ils dépassèrent les environs du fleuve,
là où celui-ci venait abreuver la cité. Les marécages et leur labyrinthe des
canaux, accolés jusque sous les remparts. Des dizaines d'îlots, environnement
luxuriant de palmiers dattiers, sous lesquels des huttes de roseaux, grandes
nefs graciles, abritaient pécheurs et cultivateurs. Puis ils débouchèrent sur
l'espace brûlant, vide, minéral, stérile du désert.
«Vous souhaitez me voir participer à la régence de la cité?
Avait lancé le prince à Mushezib. Alors laissez-moi partir à la recherche de
cette caravane que le désert à volé à mon père!»
Et les trois jeunes hommes s'étaient donc préparés, à la
hâte, se chargeant d'outres d'eau en peau de chèvre, de quelques galettes
d'épeautre et de dates sèches acheté sur le marché. Chacun avait harnaché son
cheval, et s'était équipé d'un cheich et d'un bournou, en plus de leurs
tuniques, pour se protéger tantôt de la brûlure du soleil, tantôt du froid des
nuits désertiques.
Ils chevauchèrent tout le jour. Agum ressortait sans cesse le
sceau-cylindre, le faisait jouer dans ses doigts, le détaillait du regard en
pensant à tous les trésors dont il était garant: de l'or et de l'argent venant
de la cité d'Assur, au nord, des turquoises, du lapi-lazuli et des spinelles
des montagnes du Pamir...
Tandis qu'ils avançaient, la piste disparut sous leurs pas.
Ici passaient traditionnellement quantité de caravanes, mais c'était pourtant
comme si cette partie du monde était demeurée vierge de tout passage, comme si
aucun marchand, aucun chamelier n'avait jamais ouvert de voie ici. Le vent
soufflait, couvrant le monde d'un tapis de sables sans cesse renouvelé, les
dunes bougeaient, montagnes nomades changeant le paysage...
Et puis il y avait le fleuve. Ils en apercevaient par moment
les serpentements bordés de verdure, sillages au loin. Lui aussi bougeait. La
nuit tombant, ils arrivèrent ainsi à un point où la piste fantôme disparaissait
sous un oued. Bugash partit en éclaireur, en recherche de quelque trace au-
delà de la ravine, en vain.
Ce fleuve nourricier, qui fertilisait le désert aride, était
un dieu capricieux. Saisons après saisons, il s'asséchait pour renaître en
d'autres lieux, en un torrent furieux dévorant le sol pour s'y creuser un
nouveau lit, délaissant son ancien cour et les hommes qui avait pu construire
leurs cités éphémères le long de celui-ci. Ainsi Uruk, au nord, n'était plus
que spectres et ruines de briques crues depuis des siècles...
«Marduk veuille que cela n'arrive pas à Babylone.» pria Agum.
Bugash revenu, ils installèrent leur bivouac pour la nuit. On
réunit quelques herbes à chameaux et du crottin séché en vue d'allumer un feu,
mais à peine Agum avait-il heurté deux silex qu'un bruit sourd l'interrompit,
faisant vibrer l'air comme le sol.
«Le fleuve...» souffla Enlil.
La nuit avait bleuit le désert, comme un reflet du monde au
travers d'un saphir, et les formes qui s'y mouvaient étaient sombres et mal
définies. Enlil s'était élancé en direction du grondement, et avait disparu
parmi elles.
En toute hâte, Agum avait confectionné une torche, morceau
d'étoffe bitumé au bout d'une masse, et l'avait allumée. A la lueur de
celle-ci, les trois hommes se retrouvèrent, côtes à côtes, face à l'oued.
Le lit du fleuve était emplis, et mouvant. Mais en lieu et
place d'une eau claire et courante rampait
un amalgame gras et gluant.
«Par Tiamet» fit Enlil qui, signe de son angoisse, tenait son
Kopesh au clair. Mêlés à la boue épaisse, des pièces de vêtements et
d'armements, et des corps. Hommes, chameaux, chevaux, desséchés par la mort, os
nus ou à peine couverts de parchemins de peau, entrailles noirs et secs comme
des racines hors de terre. Une armée entière, figurines désarticulées charriées
par le torrent.
«Des assyriens, constata Bugash d'une voix grave. Morts
depuis longtemps.»
Puis, la vague macabre faiblit, se târit, laissant l'oued au
désert et au silence de la nuit. Seul signe de son passage, une rigole figées
et alluvionneuse, dans laquelle surnageait par dizaines de minuscules vers,
couleur d'albâtre.
Les prémices d'une tempête les cueillirent au matin, avant
même que le soleil se soit levé. Des bourrasques rasantes, soufflant bas le
sable, faisant piaffer les chevaux d'anxiété.
«Nous allons remonter le cour du fleuve, annonça Agum. Si la
caravane à été victime du même mal que l'armée que nous avons vu cette nuit,
nous la trouverons.»
Ils longèrent donc le fleuve tari, marchant auprès de leurs
montures, et ne voulant manquer le moindre indice.
Une boue, chargée des même larves livides, là était le lien.
Là était le signe funeste qu'ils devaient rechercher.
Le Shamal soufflait, toujours plus puissant.
Au loin, émergeant du titanesque mur de poussière soulevé par
la tempête, volutes de sables fermant tout horizon, on devinait de hautes
formation noires. Des falaises rocheuses, semblables à de colossales colonnes,
qui s'élevait au-dessus du désert. Le vent, s'insinuant au travers de ces
rochers, sifflait et hurlait comme quelque monstre de légende.
Bientôt, la trace du fleuve disparut. Son lit s'estompa,
comme absorbé, confondu avec le sol dans une même uniformité de poussière
jaune. Les trois hommes stoppèrent, là s'arrêtant leur piste. D'instinct,
Bugash avait porté la main à son épée. Certes, il y avait cette tempête
approchante, mais la façon dont le cour d'eau s'évanouissait dans le sable
n'avait rien de naturel, et tous ressentaient dans l'atmosphère quelque
pesanteur maléfique, la menace latente d'un démon à l'affût...
Enlil jura soudain. Le sol se dérobait sous leurs pieds. Ils
suffisait aux trois hommes et à leurs montures de rester quelques instants
immobiles pour qu'ils s'enfoncent. Les chevaux piétinaient, soufflaient,
naseaux et œil dilatés par une peur animale. Ils frappaient, et balançaient
leurs sabots pour les débarrasser d'un sable étrangement collant.
Ils bougèrent donc, sentant sous leurs pas un sol toujours
plus meuble et mouvant. Le désert, ici, n'était plus qu'un voile couvrant un
limon chargé d'humidité.
«Le fleuve est sous terre» comprit Agum, et de deviner, se
tortillant parmi les minuscule grains de silice, de nouveau, ces vers blancs
qui parasitaient le corps du caravanier.
Alors, avant même qu'Agum puisse ordonner à ses compagnons de
bouger, les chevaux ruèrent de concert. Dans un même hennissement, ils
démontèrent leurs cavaliers et, Enlil s'accrochant encore à ses rênes, ils
foncèrent au galop, fuyant la tempête et cet autre péril, indicible, qui régnait en ce lieu.
Pied à terre, Agum et Bugash rassemblèrent leur affaires, ce
qu'ils avaient sur eux et ce que leurs montures, dans leur fuite, avaient
semés. Enlil revint, boitillant et tenant la précieuse outre d'eau.
Un éclair d'horreur traversa son regard.
Ce sol instable qu'ils piétinaient depuis plusieurs minutes,
ces sables mouvants qui cachaient sans doute quelque marais et desquels
semblaient issus les mystérieux vers qui avaient rendu fous chameau et
chamelier, ce sol bougeait maintenant, comme si il était pris d'une vie propre.
Des remous, des ondes, semblables aux vagues des lointaines mers, l'agitait, et
évoluaient en se rapprochant des trois hommes. Tous avaient maintenant la lame
au clair et, dos à dos, se préparait à l'assaut, quel qu'il soit.
La couche mêlé de sable et d'alluvion se perça de cent trous,
et en émergea autant de figures hideuses. Des cadavres mouvants, revenus à la
vie, équipés de casques coniques, de mailles épaisses, de hautes bottes,
d'épées, de boucliers, de lances, d'arcs qu'Agum et ses compagnons ne connaissaient
que trop bien. Des soldats assyriens. Exhalant de leurs corps décharnés les
relents de viscères pourrissants, leurs visages ravagés par la mort, leurs
blessures ouvertes suant de pus et couvertes de larves blanches, ils sortaient
du sol, toujours plus nombreux, et resserraient leur étreinte sur les trois
babyloniens, les encerclant.
La lame courbe du kopesh de Bugash fendit l'air, taillant de
biais un premier corps. La bataille était lancé. Le bronze heurtait le bronze,
s'enfonçait au travers des chairs décomposés. Les trois hommes se démenaient,
leurs forces décuplés par la terreur, frappant avec rage sur ces êtres de toute
manière déjà morts. Ils venaient en désordre, se fracassant sur la défense des
babyloniens, retombant au sol d'où ils étaient venu en os et membres épars,
plein de la pâte brune qui avait autrefois été leur sang. Des cris muets
naissaient dans les gueules des créatures d'outre-tombe, et comme en réponse,
d'autres sortaient des sables. Et partout, baignant dans ce sol gluant de sable,
d'eau et de sang, sortant des corps mutilés pour regrimper sur d'autres, des
milliers de vermisseaux blancs.. Enlil porta un coup vertical sur l'épaule d'un
de ces assaillant qui avait été, dans une autre vie, un archer. La lame
s'enfonça, fit tomber le bras puis, ricochant sur un os, s'y coinça. Le jeune
homme se débattit, poussant toujours plus ses assaillants. Son kopesh disparut
à sa vue, et il en fut réduit à prendre la lance d'un assyrien déjà tomber pour
se défendre. De cette arme, il transperça corps après corps, voyant bientôt son
épée courbe, là-bas, toujours plantée en travers de ce corps débile qui
tibubait. Tout à l'idée de la récupérer, il s'enfonçait toujours plus loin dans
la cohue de cadavre belliqueux, et ne se rendait pas compte du péril que
représentait le fait de s'éloigner ainsi de ses deux compagnons.
«Enlil! Enlil!»
Tout en défaisant ennemi après ennemi après ennemi, Bugash
recherchait son frère d'arme. Mais
la tempête était désormais sur eux, tout n'était que sable,
et ses appels se perdaient parmi les bourrasques.
Agum, resté auprès du puissant soldat, cherchait une issue au
combat. Les cadavres étaient toujours plus nombreux, et même si ils se
battaient comme des lions, ils ne pouvaient les contenir ainsi indéfiniment.
«les morts sont lents, et dénués de réflexes. Cette tempête les handicapent
autant sinon plus que nous, peut-être n'y survivront-ils pas. Ils nous faut
trouver un refuge, un asile...»
Il fit par de ces pensées à Bugash, mais celui-ci se refusait
à fuir, voulant retrouver Enlil.
De longues minutes passèrent. Ils combattaient à l'aveugle,
tranchant dans des lames oxydés qui semblait voler face à eux, des bras rongés
par la putréfaction qui traversaient le rideau de poussière les entourant.
«Les roches noirs! Lança Agum à son compagnon. Allons nous y
abriter en attendant que la tempête se calme!»
Bugash céda et, se frayant un chemin parmi la horde de
mort-vivants, les deux hommes se dirigèrent, pas à pas, en direction des
colonnes de pierres sombres. Ils longèrent une première falaise, pris dans des
vents tourbillonnant, déviés par chaque fissures et anfractuosités, mais où, si
les soldats cadavres commençaient à espacer leurs assauts, ils n'avaient nul
abri.
Agum et Bugash marchèrent donc encore, jusque dan le goulet
que formait les deux parois, et où la tempête semblait plus forte encore. A
leurs pieds, le sable était ici étrangement frais, presque froid.
La roche noire, alors, s'ouvrait en une cavité, à l'abri des
vents, comme un salle. Agum y entra, et sentit soudain le sol se dérober sous
lui. Le sable coulait, poussé par son poids, et l'emportant lui et Bugash dans
sa chute, les deux hommes se retrouvèrent dans la pénombre, et ce qui était
l'entrée d'une caverne.
De la tempête qui régnait au dehors, il n'y avait plus que
l'écho. Agum se saisit de la torche confectionné la veille, qu'il avait encore
sur lui, et se mit au devoir de l'allumer.
Bugash, tel un fauve en cage, faisait les cent pas.
«Qu'est-ce donc que ces créatures? Demanda-t-il. A quelle
sorcellerie a-t-on à faire? Comment Enlil va nous retrouver, ici? Agum!»
«Du calme, lui répondit le prince, des étincelles ayant
rallumer l'étoupe. Je m'inquiète aussi pour Enlil, mais on ne peut risquer nos
vies à tous les trois. Quant à cette armée... Il n'y a nulle sorcellerie
là-dedans, j'en suis certain. Ce sont ces vers blancs, là...»
Tout en parlant, il promena sa torche près des parois de
pierre. A la lueur des flammes apparurent des gravures. De grossiers caractères
cunéiformes, semble-t-il taillés dans l'urgence, et dont le sens échappait en
partie à Agum
«Ici règnent... les Démons des Sables Eternels.»
interpréta-t-il.
«Que Marduk nous protège!» jura Bugash pour toute réponse. Il
y eut un bruit de plongeon, d'éclaboussure. Agum tendit sa flamme dans sa
direction, et trouva son compagnon barbotant dans un trou d'eau.
Le sol de la caverne formait là un creux en forme de marmite,
assez grand pour contenir le solide guerrier dans son entier.
«J'ai vu quelqu'un! reprit-il en essuyant l'eau sur son
visage. Il y a un homme...»
Bugash s'interrompit, auscultant ses bras. A la lueur des
flammes, il se vit palpitant de toutes parts,
couvert de grouillantes petites larves livides. Il s'en débarrassa avec
précipitation, mais de nouveaux vers apparaissaient sans cesse, grimpant sur
lui avec obstination. Agum n'y prit pas garde, mais il était assailli de la
même façon et, à peine avait-il repéré le premier de ces parasites qu'il en
ressenti la morsure.
Il entrevit le ver s'insinuer dans sa peau, le ressentit
passer dans ses chairs, y tracer son sillon, comme un fil de soie circulant là,
malsain et doucereux. Il le perdit, paniqua. Bugash hurlait au milieu de gerbes
d'eau. Les petites créatures blanches étaient sur lui, par milliers, elles le
couvraient jusqu'aux épaules, le dévoraient de piqûres. Bientôt, elles
pénétraient en lui par la gorge, le nez, les oreilles...
A son tour, Agum vit le visage. Des traits fins et augustes,
impassibles parmi la pénombre. Il s'approcha, voulut dire quelques mots en direction
de l'homme, mais se surprit à ne pas parvenir à articuler. Bugash, soudain,
semblait loin, bien loin, trop loin, et ses cris, emplis de douleur et de rage,
s'éteignaient lentement. La torche dans la main du prince pesait plus lourd, et
sa flamme était glacée. Mais il le vit, clairement.
Ce qu'il avait pris pour un visage, noyé dans la pénombre,
était un masque de pierre. Dans le grès lisse se dessinaient une face figé, des
yeux vides, une barbe qui n'était qu'alignement de spirales pétrifiés, comme
autant de nattes. Un masque funéraire, ainsi que les rites de certaines cités
les imposaient.
Mais l'homme portant ce visage se déployait maintenant devant
lui, avec une envergure colossale et une hauteur propre à lui faire heurter la
voûte de la caverne, Ca n'était par un corps unique, mais un amas bouillonnant,
sans cesse mouvant, sans cesse renouvelé, de ces vers blancs. Les larves
bougeaient, s'accrochaient les unes aux autres, s'aggloméraient et, de concert,
comme liées par une volonté empirique, constituaient bras et jambes, pattes et
tentacules, autant de membres monstrueux que leur multitude leur permettait, et
faisaient leurs ce visage de pierre.
Face à cette abomination qui s'élevait face à lui comme un
géant menaçant, Agum ne put que tendre un bras maladroit, un kopesh tenu d'une
main denuée de force, et tout en même temps, il laissa tomber torche et arme.
Dans le claquement du métal contre la pierre, les ténèbres emplirent la
caverne. Il s'était évanoui.
Il dormait, du sommeil d'un millier de vies. Prisonnier d'un
corps perclus de douleurs, souffrant d'une soif inextinguible.
Cela ne dura qu'un instant, un éclair semblable à ceux que
les dieux, dans leurs colères soudaines, faisaient naître. Mais la sensation
marqua Agum.
Il était un de ces vers. Recroquevillé sur lui-même, inerte,
momie à demi-vivante, couché parmi la multitude de son peuple. Tous, desséchés
et minuscules, leurs chairs blanchâtres contractées, rigides, leur blancheur
virant au jaunâtre.
Autant de grains de sables, hibernant dans l'obscurité.
Une éternité passa, et puis l'éveil.
De l'eau. Un mince filet de vie liquide, réanimant ses
semblables, les gonflant d'une force nouvelle, leur redonnant souplesse,
vigueur, et appétit.
Et puis de l'agitation. De hautes ombres. Les silhouettes de
colosses, évoluant au-dessus d'eux, porteurs de flambeaux maléfiques, les
foulant au pied.
Bientôt, les vers prirent possession de ces corps qui
n'étaient pas leurs. Alors les géants se bâttèrent s'entretuèrent, et Agum
sentit le goût de leur sang, mêlé à l'eau qui abreuvait les larves. L'un d'eux
frappa la paroi de pierre, y gravant des signes qu'Agum ne reconnut plus.
Puis l'eau disparut, les corps devinrent squelettes, et une
nouvelle éternité passa.
Il n'y avait plus que la colonie de vers. Infimes démons en
attente , immortels sables vivants.
Enlil avait d'abord cru que ses yeux le trompait, qu'il était
victime de quelque mirage ou d'une
illusion produite par son esprit harassé. Mais plus il avançait, plus sa vision
se précisait, provoquant bientôt en lui une angoisse folle. Et, malgré son
épuisement, malgré la chaleur écrasante, il se mit à courir.
Devant lui, l'horizon découpait le profil familier de
Babylone, ses ombres dorés sur fond d'azur. Les créneaux fins des remparts, le
bleu de la Porte d'Ishtar, Les hauteurs des palais royaux, les angles massifs
de la ziggourat Etemenanki, le temple de Marduk,
tutoyant le ciel...
Il était parvenu à contenir les assauts de l'armée de
morts-vivants, et la tempête croissant en puissance, il n'avait plus eu qu'à se
protéger des vents et à attendre.
Quand les vents se furent essoufflés, il ne trouva rien ni
personne. Seul quelques vieux cadavres ensevelis, mais aucune trace du Prince
ni de Bugash.
Il avait pensé, apercevant la ville devant lui, ne voir que
les nuées stagnantes de quelques offrandes aux temples, ou de brûlis des
paysans vivant en périphérie. Mais les panaches noirs qui s'élevaient encore
étaient autrement plus épais et nombreux, et il prenaient naissance au cœur
même de la ville.
«La cité est en feu.» ne cessait de se répéter le jeune
homme. «La cité est en feu.»
Ses sandales heurtaient le sol, la sueur lui trempait le
front. «La guerre, pensa-t-il. Les assyriens, ou les hittites. Ils ont attaqué
la cité de mon père.»
Soudain, un mouvement, sur sa droite. Il était arrivé à ce
point de la voie caravanière où celle-ci, s'approchant des marais bordant la
cité, longeait le fleuve. Un mouvement... Enlil ralentit sa course. Un nuage
noir et bourdonnant, au dessus du fleuve. Dans un vrombissement terrifiant, il
se dispersa en des millions de mouches
qui voletèrent, tournèrent, et revinrent à leur point de départ.
La puanteur, jusque là écrasé par la chaleur du désert,
parvint au jeune soldat en même temps que la vision.
Le lit du fleuve, comme ses abords, était parsemé de
cadavres. Des corps allongés, massacrés, pour certains éventrés ou démembrés,
dévorés de mouches et baignant dans une boue de sang séché ou traîné au bout
d'un sillage de même humeur.
Des gens de Babylone, tous. Déchiquetés par quelque force
barbare, par quelque entité sauvage et destructrice.
Enlil comprit en voyant certains des corps. Ils avaient tout
les aspect de la mort, pourtant ils gesticulaient, rampaient piteusement,
râlaient d'une voix muette. Et du limon figé qui tapissait les berges
émergeaient d'autres corps, plus anciens, qu'il reconnut. Les cadavres
assyriens qu'ils avaient vu passer, charrier par le fleuve, deux nuits plutôt.
La vague de boue macabre avait atteint la ville et avec elle,
ses légions de petits vers corrupteurs.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire