—
Il faut qu’on continue, on ne peut pas
s’arrêter.
—
On pourrait le porter, peut être que…
—
Johnson est mort ! On ne peut plus rien
pour lui, ça ne ferait que nous ralentir.
Le corps du soldat gisait sur le sol de béton, une mare rouge écarlate se répandait lentement
autour de lui, la vie fuyait à l’opposé de leur destination, comme si elle
avait senti le danger imminent qui les encerclait. Une large tâche sombre
maculait son uniforme, près de la hanche droite ; la balle avait sifflé
dans le silence angoissant, venue de nulle part et l’avait touché lorsqu’ils
s’étaient arrêtés pendant une poignée de
minutes, quelques kilomètres auparavant. Le lieutenant Johnson avait
tenu jusqu’à maintenant, parvenant à tenir le rythme de leur fuite, avant de
s’effondrer.
—
On ne sait même pas où on va !!
—
Dans notre position, on n’a pas beaucoup de
possibilités : on avance tout droit, sans s’arrêter, on suit la route. Je
suis votre officier supérieur Lieutenant Taylor, c’est moi qui donne les
ordres, si vous désapprouvez mes décisions, vous êtes libre de tracer votre
propre chemin seule…
Le lieutenant Daisy Taylor jeta un regard circulaire au
décor de fin du monde au milieu duquel elle se trouvait et le régiment repris
sa marche.
Ils étaient au 5e jour… du moins, c’est ce que
le capitaine Adams avait calculé en l’absence d’un quelconque moyen de mesurer
le temps, et en l’absence totale de nuit : depuis leur arrivée sur cette
planète, le soleil ne s’était pas couché. 5e jour d’une marche
discontinue qui semblait de ne pas avoir de fin. Leur vaisseau avait subi une
avarie sévère suite à une collision avec un déchet spatial, les obligeant à
atterrir en catastrophe sur une planète inconnue. La plus proche, c’était
celle-ci, un caillou stérile et désolé, avec pour seul comité d’accueil, cette
route, cette bande de béton anthracite, semblable à celle que l’on trouvait
communément sur leur planète d’origine, nue et lisse, comme fraichement posée
délicatement tel un tapis sombre en prévision de leur arrivé.
Le vaisseau était trop endommagé pour repartir, il leur
fallait trouver de l’aide, sous forme humaine avec de la chance, ou au moins
des outils, de quoi se débrouiller seuls… mais très vite, ils s’étaient
retrouvés pris à parti, pourchassés par des tirs dont ils n’avaient pu
déterminer la provenance. L’un d’eux avait touché Johnson, et sans aucun
endroit où se mettre à l’abri, leur seul opportunité fut de courir, aussi vite
que possible, en suivant la route pour ne pas se perdre.
Ils n’étaient plus que trois, abandonnés à un monde
hostile, réduit à l’état de fourmis au milieu d’une immensité désertique,
marchant vers une destination hypothétique.
—
Et s’il n’y a personne ? S’il n’y a rien
ici ?
—
On va forcément trouver quelque chose, à un
moment. On nous a tiré dessus, c’est donc qu’il y a quelqu’un… et cette route n’est pas apparue toute seule,
quelqu’un l’a forcément construite.
Daisy Taylor parlait surtout pour se rassurer, le silence
environnant l’angoissait : pas un cri d’animal, pas un souffle de vent,
rien que le mutisme d’un désert ocre et terne, comme délavé, comme si une
puissante force avait aspirée la vie de chaque parcelle de terrain avant de
continuer son festin sur une autre planète.
—
Peut-être que c’était des machines, peut-être
qu’il y avait de la vie à une époque mais qu’aujourd’hui…
—
Arrête ça !!
—
Oh, on tutoie ses subalternes maintenant
Commandant Adams.
—
S’il te plait Daisy, on se connait depuis qu’on
a fait notre service ensemble, sur Terre. Arrête de jouer à ça, j’essaie juste
de poursuivre la seule solution dont on dispose. T’aurais préféré que je fasse
quoi ? Que je nous fasse attendre sagement près du vaisseau ? On nous
tirait dessus !!
—
On avait des armes, on aurait pu riposter,
plutôt que de nous enfuir comme des lâches.
—
On ne savait pas d’où ça venait…
—
EH !!!!!!
La voix grave et puissante de Barett s’était élevée comme
un coup de tonnerre pour mettre fin à la discussion, son physique imposant
achevait de convaincre les deux protagonistes de continuer. Le lieutenant
Barett était une force tranquille qui n’avait pas encore vraiment prononcé un
seul mot depuis leur périple, il se sentait plus à l’aise dans l’observation
puis l’action.
—
Taylor n’a pas totalement faux : qui nous
dit qu’il y a encore de la vie sur cette planète ? Et même s’il y en a,
qui nous dit que nous ne sommes pas tombés dans un coin désolé. On pourrait
marcher le long de cette route pendant des jours sans rien trouver…et nos
rations ne sont pas éternelles. On aurait dû essayer de capturer l’un de nos
assaillant, chercher à obtenir des informations…
—
Vous continuez à vous préoccuper d’un évènement
survenu il y a des jours alors que je cherche des solutions immédiates.
—
On ne peut pas continuer à avancer
éternellement, il faut qu’on se repose, au moins juste quelques heures, ajouta
Taylor.
Jeb Adams chercha un argument supplémentaire pour les
dissuader de se relâcher mais ses propres jambes commençait à le trahir :
lui-même commençait à ressentir les premiers effets de la fatigue et il devait
se rendre à l’évidence.
—
D’accord, dès qu’on aura trouvé un endroit
correct pour s’abriter, on fera une pause, puis on avisera ensemble de la suite
du plan.
Le petit groupe
reprit la route. Devant comme derrière, le ruban d’asphalte s’étendait aussi loin que leur regard pouvait se poser,
toujours en une ligne droite parfaire tracé par quelque démon mathématicien,
sans aucune fissures, ni aspérités. De chaque côté les bordait une mer de sable
uniforme que le soleil pale et de plus en plus voilé ne parvenait pas à faire
briller. Au loin, tout au loin, ils leur semblaient apercevoir de vagues formes
onduler, peut-être des montagnes mais ils ne pouvaient en être vraiment
certains, et tout ça paraissait si loin, trop loin.
Des profondeurs du goudron semblait s’échapper une brume,
s’élevant dans l’air comme de la vapeur et contaminant peu à peu
l’environnement : Daisy Taylor remonta la fermeture de sa veste lorsqu’un
frisson parcourut sa peau, la température chutait, doucement.
—
On dirait l’un des nôtres.
Adams faisait glisser sa main sur la carcasse métallique
du char d’assaut. Ils l’avaient trouvé gisant là, abandonné sur le bord de la
route, camouflé par le brouillard qui s’épaississait d’heure en heure. Le
cadavre d’acier avait probablement été délaissé depuis des lustres, l’oxydation
avait attaqué violemment l’ensemble de sa structure à qui il manquait le train
de roulement.
—
On dirait un AMX-135, un vieux modèle utilisé
lors de la guerre des Tetralux, j’étais aux commandes d’un modèle similaire à
l’époque.
Le capitaine Adams était absorbé dans la contemplation de
l’engin, tandis que Taylor était grimpé sur le toit pour chercher une entrée,
et Barett tentait de percer la brume de plus en plus opaque qui les
environnait.
—
Comment un tank terrien s’est retrouvé sur une
planète aussi reculée et vide ? demanda le lieutenant Barett, à personne
en particulier, ne recevant que le silence pour seule réponse.
Adams continuait à faire et refaire le tour du
gigantesque véhicule, qui au milieu de la nébulosité de plus en plus compacte
ressemblait à quelque animal échoué sur le rivage d’une mer asséché. Il avait
collé son oreille contre la caisse comme s’il s’agissait d’un vulgaire
coquillage.
—
Vous croyez qu’une colonie est venue s’installer
ici ? Si loin de la Terre ?
Soudain, le cri du capitaine Jeb Adams troubla la
quiétude de leur inspection.
—
VOUS AVEZ ENTENDU !? Une sirène !!
C’est une sirène !! Quelqu’un a besoin d’aide, il y’a quelqu’un…
Barett et Taylor tendirent l’oreille mais ne
perçurent aucun son, seulement le
mutisme inquiétant qui les avait accompagnés jusqu’ici. Adams continuait de
s’égosiller, portant le regard vers un point à l’horizon semblable à des
milliers d’autres mais où lui seul paraissait y apercevoir l’objet de son
intérêt.
—
Je vois quelque chose, des formes !! Il
faut qu’on aille voir, s’entêtait Adams
—
Il n’y a rien du tout, Adams, absolument rien.
Du haut de son poste d’observation, Daisy Taylor ne
percevait rien d’autre qu’un voile opaque et impénétrable. Mais le capitaine Adams n’entendait pas ses
officiers, son attention était accaparé par ce que lui seul entendait et
voyait : il quitta la route pour s’enfoncer dans le lointain, vers une
direction connue de lui seul.
—
ADAMS !!! Reviens !!!
Le lieutenant Taylor s’élança à sa poursuite, incapable
de voir plus loin que quelques centimètres devant elle.
—
Taylor, non, t’éloigne pas seule, attends !
Les mains de Taylor tâtonnèrent dans les ténèbres
embrumées, sa voix cria le nom de son capitaine et ami de longue date mais tous
se perdirent dans un vide impitoyable qui avait englouti Adams et tout espoir
de le retrouver. Les mains démesurées de Barett parvinrent à accrocher les
épaules de la jeune femme.
—
On ne devrait pas trop s’éloigner de la route,
il y a trop de brouillard, on va se perdre.
—
Il faut qu’on retrouve Adams.
—
On ne peut rien faire pour le moment, on
essaiera de le retrouver quand on y verra plus clair. Viens, on retourne au
tank, il faut qu’on se repose, tu commences à être à bout de force et moi
aussi.
Ils trouvèrent leur chemin de retour jusqu’au char, qui
leur paru bien plus long qu’à l’aller et réussirent, grâce à leurs efforts conjugués, à ouvrir la
trappe pour se faufiler à l’intérieur de l’engin. Tous deux tremblaient, à
cause du froid qui se faisait de plus en plus vif et de la fatigue qui se
faisait de plus en plus pesante.
L’intérieur était exigu et sombre. Dehors, le soleil se
couchait enfin, après avoir veillé près d’une semaine. Le paysage de désastre
post-nucléaire déprimant avait laissé place à une brume étouffante qui
paraissait avoir effacé toute trace de vie et qui se transformait maintenant en
une obscurité effrayante pour les deux soldats, seuls au monde.
—
Je ne pensais pas un jour être heureuse de me
retrouver dans ce genre de truc.
—
Moi non plus. J’aurais préféré qu’il soit encore
en état de marche. Je pourrais toujours vérifier demain… enfin, plutôt quand le
soleil sera levé : je ne sais pas combien de temps durent les nuits sur
cette putain de planète.
—
Avec la chance qu’on a eu jusqu’à maintenant, je
ne compterais pas trop là-dessus.
—
Soit pas si défaitiste, on est encore en vie.
—
Tu crois ? Et si on s’était écrasé avec le
vaisseau, si on était mort en réalité et que tout ça était une espèce de … je
sais pas, d’enfer, de purgatoire…
—
Oh, pitié, Taylor, t’as jamais été croyante, me
dis pas que tu crois sérieusement à ces conneries. T’es fatiguée et on est bel
et bien encore en vie, et on va s’en sortir, tous les deux.
Elle avait extrait de son sac à dos la dernière ration de
survie qui lui restait, la partageant avec son compagnon d’infortune. Dans la
pénombre exigüe de ce vestige d’une époque révolue, ils ne distinguaient que
les contours de la silhouette de l’un et de l’autre, ombres parmi les ombres.
—
Je t’ai déjà parlé de mes parents ? Ils
n’approuvaient pas ma carrière dans l’armée, ils auraient préféré que je fasse
des longues études, comme ma sœur, pour devenir prof ou je ne sais quel autre
métier, une route tranquille et bien tracée. On ne s’est pas revu depuis…
depuis que j’ai fait mon propre choix. Si
on survit à cette merde, si on parvient à partir d’ici, je veux les revoir,
leur reparler, leur montrer que je suis une adulte, que j’ai réussie et que je
ne leur en veux pas… ils me manquent… je ne veux pas crever ici, pas toute
seule.
—
Fais gaffe, je suis là, j’ai tout entendu, je
compte bien te faire respecter ta promesse.
Daisy Taylor esquissa un sourire épuisé, empreint de
désespoir et de fatalisme, imperceptible dans les ténèbres de l’engin
mécanique, puis elle sombra dans un sommeil lourd, pesant et agité.
Elle émergea dans la réalité, remontant le courant des
songes à contrecœur, retrouvant le confort vétuste et sommaire du vieux char
abandonné. Pendant un bref instant, elle pensa se rendormir, pour toujours,
attendre la fin dans la douceur cotonneuse du sommeil, mais sur ce monde
désolé, même les rêves n’apportaient aucun réconfort.
Le jour était levé. Combien de temps avait-elle
dormi ? Plusieurs heures ? Plusieurs jours ? Elle se sentait
encore lourde de fatigue, vidée de toute énergie.
Puis les souvenirs refluèrent à la surface, elle se
souvint de Barett, qui n’était plus là.
—
Barett !!
En voyant la trappe grande ouverte, elle envisagea la
possibilité qu’il soit là, tout près, qu’il soit sorti un moment pour observer
l’horizon ou bien soulager une envie pressante, mais au fond d’elle, elle
savait ; elle savait que Barett avait disparu, lui aussi avalé par la
brume, par cette planète au calme trompeur. Mais Daisy Taylor était de ceux qui
ne préféraient envisager le pire qu’en dernier recours, alors elle quitta cet
abri de fortune pour s’enfoncer dans l’aube laiteuse et malade, elle hurla le
nom de son ami pendant de longues minutes, en vain.
La tentation fut grande de se laisser mourir ici mais son
tempérament repris le dessus et elle reprit la route, repris sa marche vers
nulle part, vers un hypothétique espoir auquel elle ne croyait plus. Seule la
route était encore visible sous ses pieds, au milieu d’une brume de plus en
plus compacte, presque solide… elle pouvait passer ses mains au travers et la
sentir embrasser sa peau, un baiser froid et sans vie.
Combien de kilomètres ? Combien de temps encore,
avait-elle passé seule, a marché dans l’incertitude vaporeuse, sans
repère ? Des siècles avait-elle le sentiment. Des vies entières, avant de
tomber sur cette farce.
Ce sont ses pieds qui les premiers entrèrent en collision
avec cet objet placé au milieu du chemin. Puis ses mains en identifièrent la
nature : c’était un corps, flasque, glacé, mort. Enfin son visage se plaça
à la rencontre de celui du cadavre et son rire résonna en milliers de fantômes
moqueurs : il s’agissait de Johnson. Le même Johnson qu’ils avaient
abandonné, avec la même blessure…
Alors elle eut la certitude que cette planète était le
territoire férocement gardé d’un Dieu cruel dont ils n’avaient été que les
jouets depuis le début. Elle ne voulait pas finir de cette manière, à tourner
en rond éternellement.
Le brouillard s’infiltrait maintenant par les pores de sa
peau, elle grelotait de l’intérieur, il lui chuchotait des paroles familières à
l’oreille, des paroles rassurantes.
Daisy Taylor posa un pied en dehors de la route, puis un
deuxième, puis se laissa lentement engloutir par la brume.
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