samedi 9 mai 2015

L'abandon [Docteur Benway]

     Il faut qu’on continue, on ne peut pas s’arrêter.
     On pourrait le porter, peut être que…
     Johnson est mort ! On ne peut plus rien pour lui, ça ne ferait que nous ralentir.
Le corps du soldat gisait sur le sol de béton,  une mare rouge écarlate se répandait lentement autour de lui, la vie fuyait à l’opposé de leur destination, comme si elle avait senti le danger imminent qui les encerclait. Une large tâche sombre maculait son uniforme, près de la hanche droite ; la balle avait sifflé dans le silence angoissant, venue de nulle part et l’avait touché lorsqu’ils s’étaient arrêtés pendant une poignée de  minutes, quelques kilomètres auparavant. Le lieutenant Johnson avait tenu jusqu’à maintenant, parvenant à tenir le rythme de leur fuite, avant de s’effondrer.
     On ne sait même pas où on va !!
     Dans notre position, on n’a pas beaucoup de possibilités : on avance tout droit, sans s’arrêter, on suit la route. Je suis votre officier supérieur Lieutenant Taylor, c’est moi qui donne les ordres, si vous désapprouvez mes décisions, vous êtes libre de tracer votre propre chemin seule…
Le lieutenant Daisy Taylor jeta un regard circulaire au décor de fin du monde au milieu duquel elle se trouvait et le régiment repris sa marche.
Ils étaient au 5e jour… du moins, c’est ce que le capitaine Adams avait calculé en l’absence d’un quelconque moyen de mesurer le temps, et en l’absence totale de nuit : depuis leur arrivée sur cette planète, le soleil ne s’était pas couché. 5e jour d’une marche discontinue qui semblait de ne pas avoir de fin. Leur vaisseau avait subi une avarie sévère suite à une collision avec un déchet spatial, les obligeant à atterrir en catastrophe sur une planète inconnue. La plus proche, c’était celle-ci, un caillou stérile et désolé, avec pour seul comité d’accueil, cette route, cette bande de béton anthracite, semblable à celle que l’on trouvait communément sur leur planète d’origine, nue et lisse, comme fraichement posée délicatement tel un tapis sombre en prévision de leur arrivé.
Le vaisseau était trop endommagé pour repartir, il leur fallait trouver de l’aide, sous forme humaine avec de la chance, ou au moins des outils, de quoi se débrouiller seuls… mais très vite, ils s’étaient retrouvés pris à parti, pourchassés par des tirs dont ils n’avaient pu déterminer la provenance. L’un d’eux avait touché Johnson, et sans aucun endroit où se mettre à l’abri, leur seul opportunité fut de courir, aussi vite que possible, en suivant la route pour ne pas se perdre.
Ils n’étaient plus que trois, abandonnés à un monde hostile, réduit à l’état de fourmis au milieu d’une immensité désertique, marchant vers une destination hypothétique.
     Et s’il n’y a personne ? S’il n’y a rien ici ?
     On va forcément trouver quelque chose, à un moment. On nous a tiré dessus, c’est donc qu’il y a quelqu’un… et  cette route n’est pas apparue toute seule, quelqu’un l’a forcément construite.
Daisy Taylor parlait surtout pour se rassurer, le silence environnant l’angoissait : pas un cri d’animal, pas un souffle de vent, rien que le mutisme d’un désert ocre et terne, comme délavé, comme si une puissante force avait aspirée la vie de chaque parcelle de terrain avant de continuer son festin sur une autre planète.
     Peut-être que c’était des machines, peut-être qu’il y avait de la vie à une époque mais qu’aujourd’hui…
     Arrête ça !!
     Oh, on tutoie ses subalternes maintenant Commandant Adams.
     S’il te plait Daisy, on se connait depuis qu’on a fait notre service ensemble, sur Terre. Arrête de jouer à ça, j’essaie juste de poursuivre la seule solution dont on dispose. T’aurais préféré que je fasse quoi ? Que je nous fasse attendre sagement près du vaisseau ? On nous tirait dessus !!
     On avait des armes, on aurait pu riposter, plutôt que de nous enfuir comme des lâches.
     On ne savait pas d’où ça venait…
     EH !!!!!!
La voix grave et puissante de Barett s’était élevée comme un coup de tonnerre pour mettre fin à la discussion, son physique imposant achevait de convaincre les deux protagonistes de continuer. Le lieutenant Barett était une force tranquille qui n’avait pas encore vraiment prononcé un seul mot depuis leur périple, il se sentait plus à l’aise dans l’observation puis l’action.
     Taylor n’a pas totalement faux : qui nous dit qu’il y a encore de la vie sur cette planète ? Et même s’il y en a, qui nous dit que nous ne sommes pas tombés dans un coin désolé. On pourrait marcher le long de cette route pendant des jours sans rien trouver…et nos rations ne sont pas éternelles. On aurait dû essayer de capturer l’un de nos assaillant, chercher à obtenir des informations…
     Vous continuez à vous préoccuper d’un évènement survenu il y a des jours alors que je cherche des solutions immédiates.
     On ne peut pas continuer à avancer éternellement, il faut qu’on se repose, au moins juste quelques heures, ajouta Taylor.
Jeb Adams chercha un argument supplémentaire pour les dissuader de se relâcher mais ses propres jambes commençait à le trahir : lui-même commençait à ressentir les premiers effets de la fatigue et il devait se rendre à l’évidence.
     D’accord, dès qu’on aura trouvé un endroit correct pour s’abriter, on fera une pause, puis on avisera ensemble de la suite du plan.
 Le petit groupe reprit la route. Devant comme derrière, le ruban d’asphalte s’étendait  aussi loin que leur regard pouvait se poser, toujours en une ligne droite parfaire tracé par quelque démon mathématicien, sans aucune fissures, ni aspérités. De chaque côté les bordait une mer de sable uniforme que le soleil pale et de plus en plus voilé ne parvenait pas à faire briller. Au loin, tout au loin, ils leur semblaient apercevoir de vagues formes onduler, peut-être des montagnes mais ils ne pouvaient en être vraiment certains, et tout ça paraissait si loin, trop loin.
Des profondeurs du goudron semblait s’échapper une brume, s’élevant dans l’air comme de la vapeur et contaminant peu à peu l’environnement : Daisy Taylor remonta la fermeture de sa veste lorsqu’un frisson parcourut sa peau, la température chutait, doucement.


     On dirait l’un des nôtres.
Adams faisait glisser sa main sur la carcasse métallique du char d’assaut. Ils l’avaient trouvé gisant là, abandonné sur le bord de la route, camouflé par le brouillard qui s’épaississait d’heure en heure. Le cadavre d’acier avait probablement été délaissé depuis des lustres, l’oxydation avait attaqué violemment l’ensemble de sa structure à qui il manquait le train de roulement.
     On dirait un AMX-135, un vieux modèle utilisé lors de la guerre des Tetralux, j’étais aux commandes d’un modèle similaire à l’époque.
Le capitaine Adams était absorbé dans la contemplation de l’engin, tandis que Taylor était grimpé sur le toit pour chercher une entrée, et Barett tentait de percer la brume de plus en plus opaque qui les environnait.
     Comment un tank terrien s’est retrouvé sur une planète aussi reculée et vide ? demanda le lieutenant Barett, à personne en particulier, ne recevant que le silence pour seule réponse.
Adams continuait à faire et refaire le tour du gigantesque véhicule, qui au milieu de la nébulosité de plus en plus compacte ressemblait à quelque animal échoué sur le rivage d’une mer asséché. Il avait collé son oreille contre la caisse comme s’il s’agissait d’un vulgaire coquillage.
     Vous croyez qu’une colonie est venue s’installer ici ? Si loin de la Terre ?
Soudain, le cri du capitaine Jeb Adams troubla la quiétude de leur inspection.
     VOUS AVEZ ENTENDU !? Une sirène !! C’est une sirène !! Quelqu’un a besoin d’aide, il y’a quelqu’un…
Barett et Taylor tendirent l’oreille mais ne perçurent  aucun son, seulement le mutisme inquiétant qui les avait accompagnés jusqu’ici. Adams continuait de s’égosiller, portant le regard vers un point à l’horizon semblable à des milliers d’autres mais où lui seul paraissait y apercevoir l’objet de son intérêt.
     Je vois quelque chose, des formes !! Il faut qu’on aille voir, s’entêtait Adams
     Il n’y a rien du tout, Adams, absolument rien.
Du haut de son poste d’observation, Daisy Taylor ne percevait rien d’autre qu’un voile opaque et impénétrable.  Mais le capitaine Adams n’entendait pas ses officiers, son attention était accaparé par ce que lui seul entendait et voyait : il quitta la route pour s’enfoncer dans le lointain, vers une direction connue de lui seul.
     ADAMS !!! Reviens !!!
Le lieutenant Taylor s’élança à sa poursuite, incapable de voir plus loin que quelques centimètres devant elle.
     Taylor, non, t’éloigne pas seule, attends !
Les mains de Taylor tâtonnèrent dans les ténèbres embrumées, sa voix cria le nom de son capitaine et ami de longue date mais tous se perdirent dans un vide impitoyable qui avait englouti Adams et tout espoir de le retrouver. Les mains démesurées de Barett parvinrent à accrocher les épaules de la jeune femme.
     On ne devrait pas trop s’éloigner de la route, il y a trop de brouillard, on va se perdre.
     Il faut qu’on retrouve Adams.
     On ne peut rien faire pour le moment, on essaiera de le retrouver quand on y verra plus clair. Viens, on retourne au tank, il faut qu’on se repose, tu commences à être à bout de force et moi aussi.

Ils trouvèrent leur chemin de retour jusqu’au char, qui leur paru bien plus long qu’à l’aller et réussirent,  grâce à leurs efforts conjugués, à ouvrir la trappe pour se faufiler à l’intérieur de l’engin. Tous deux tremblaient, à cause du froid qui se faisait de plus en plus vif et de la fatigue qui se faisait de plus en plus pesante.
L’intérieur était exigu et sombre. Dehors, le soleil se couchait enfin, après avoir veillé près d’une semaine. Le paysage de désastre post-nucléaire déprimant avait laissé place à une brume étouffante qui paraissait avoir effacé toute trace de vie et qui se transformait maintenant en une obscurité effrayante pour les deux soldats, seuls au monde.
     Je ne pensais pas un jour être heureuse de me retrouver dans ce genre de truc.
     Moi non plus. J’aurais préféré qu’il soit encore en état de marche. Je pourrais toujours vérifier demain… enfin, plutôt quand le soleil sera levé : je ne sais pas combien de temps durent les nuits sur cette putain de planète.
     Avec la chance qu’on a eu jusqu’à maintenant, je ne compterais pas trop là-dessus.
     Soit pas si défaitiste, on est encore en vie.
     Tu crois ? Et si on s’était écrasé avec le vaisseau, si on était mort en réalité et que tout ça était une espèce de … je sais pas, d’enfer, de purgatoire…
     Oh, pitié, Taylor, t’as jamais été croyante, me dis pas que tu crois sérieusement à ces conneries. T’es fatiguée et on est bel et bien encore en vie, et on va s’en sortir, tous les deux.
Elle avait extrait de son sac à dos la dernière ration de survie qui lui restait, la partageant avec son compagnon d’infortune. Dans la pénombre exigüe de ce vestige d’une époque révolue, ils ne distinguaient que les contours de la silhouette de l’un et de l’autre, ombres parmi les ombres.
     Je t’ai déjà parlé de mes parents ? Ils n’approuvaient pas ma carrière dans l’armée, ils auraient préféré que je fasse des longues études, comme ma sœur, pour devenir prof ou je ne sais quel autre métier, une route tranquille et bien tracée. On ne s’est pas revu depuis… depuis que j’ai fait mon propre choix.  Si on survit à cette merde, si on parvient à partir d’ici, je veux les revoir, leur reparler, leur montrer que je suis une adulte, que j’ai réussie et que je ne leur en veux pas… ils me manquent… je ne veux pas crever ici, pas toute seule.
     Fais gaffe, je suis là, j’ai tout entendu, je compte bien te faire respecter ta promesse.
Daisy Taylor esquissa un sourire épuisé, empreint de désespoir et de fatalisme, imperceptible dans les ténèbres de l’engin mécanique, puis elle sombra dans un sommeil lourd, pesant et agité.

Elle émergea dans la réalité, remontant le courant des songes à contrecœur, retrouvant le confort vétuste et sommaire du vieux char abandonné. Pendant un bref instant, elle pensa se rendormir, pour toujours, attendre la fin dans la douceur cotonneuse du sommeil, mais sur ce monde désolé, même les rêves n’apportaient aucun réconfort.
Le jour était levé. Combien de temps avait-elle dormi ? Plusieurs heures ? Plusieurs jours ? Elle se sentait encore lourde de fatigue, vidée de toute énergie.
Puis les souvenirs refluèrent à la surface, elle se souvint de Barett, qui n’était plus là.
     Barett !!
En voyant la trappe grande ouverte, elle envisagea la possibilité qu’il soit là, tout près, qu’il soit sorti un moment pour observer l’horizon ou bien soulager une envie pressante, mais au fond d’elle, elle savait ; elle savait que Barett avait disparu, lui aussi avalé par la brume, par cette planète au calme trompeur. Mais Daisy Taylor était de ceux qui ne préféraient envisager le pire qu’en dernier recours, alors elle quitta cet abri de fortune pour s’enfoncer dans l’aube laiteuse et malade, elle hurla le nom de son ami pendant de longues minutes, en vain.
La tentation fut grande de se laisser mourir ici mais son tempérament repris le dessus et elle reprit la route, repris sa marche vers nulle part, vers un hypothétique espoir auquel elle ne croyait plus. Seule la route était encore visible sous ses pieds, au milieu d’une brume de plus en plus compacte, presque solide… elle pouvait passer ses mains au travers et la sentir embrasser sa peau, un baiser froid et sans vie.
Combien de kilomètres ? Combien de temps encore, avait-elle passé seule, a marché dans l’incertitude vaporeuse, sans repère ? Des siècles avait-elle le sentiment. Des vies entières, avant de tomber sur cette farce.
Ce sont ses pieds qui les premiers entrèrent en collision avec cet objet placé au milieu du chemin. Puis ses mains en identifièrent la nature : c’était un corps, flasque, glacé, mort. Enfin son visage se plaça à la rencontre de celui du cadavre et son rire résonna en milliers de fantômes moqueurs : il s’agissait de Johnson. Le même Johnson qu’ils avaient abandonné, avec la même blessure…
Alors elle eut la certitude que cette planète était le territoire férocement gardé d’un Dieu cruel dont ils n’avaient été que les jouets depuis le début. Elle ne voulait pas finir de cette manière, à tourner en rond éternellement.
Le brouillard s’infiltrait maintenant par les pores de sa peau, elle grelotait de l’intérieur, il lui chuchotait des paroles familières à l’oreille, des paroles rassurantes.
Daisy Taylor posa un pied en dehors de la route, puis un deuxième, puis se laissa lentement engloutir par la brume.


                                                                                                                                             L’ABANDON (Fin)

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