vendredi 10 avril 2015

Terminus Turnus [Gallinacé Ardent]

Terminus Turnus

Une aventure de Jack-la-Scoumoune

« Quand ça veut pas, ça veut pas »
(Sagesse antique)

« Il y a tellement de routes... et tous les anges s’en foutent »
(The Young Gods)


I

La Princesse ensorcelée

Au départ, déjà, ça avait foutrement mal commencé. Il était à mi-chemin entre Astur 3 et Baal Minus quand une purée de poix galactique, s’abattant avec la force d’une claque de mammouth, avait fouetté sa fusée Rocketeer-3100 VS. Jack, qui somnolait dans le clapotis de l’alcool, avait ouvert immédiatement les yeux, s’était vivement secoué à grands coups de baffes, titubé jusqu’au poste de contrôle. La saloperie. Tous les écrans clignotaient, affichaient des messages d’alerte, ou s’étaient figés sur un fond de neige. Le nuage galactique, mauve et dense comme de la soupe, était passé sur le vaisseau.
Lors de son séjour sur Astur 3, Jack avait négligé de réparer le système de détection de brouillard galactique. Erreur fatale. Il avait simplement consulté la météo galactique, pensant que dans ce secteur les tempêtes étaient presque inexistantes. Et à présent, il tapotait frénétiquement les touches, essayait de relancer la machine. C’était peine perdue : les systèmes avaient été mis KO par la pluie de photons galactiques. Le ronron habituel des moteurs s’affadissait progressivement. Il devint inaudible ; la fusée était à la dérive. Seul, dans la demi-pénombre de la salle de contrôle, bulle noire, devenue silencieuse, le visage creusé par l’éclairage débile des écrans muets, Jack réfléchissait.

Il cherchait l’origine de sa poisse. Y aurait-il de la malédiction là-dessous ? Jack repensait à l’espèce de divinité graisseuse et poisseuse qu’il avait capturé sur Astur 3. C’était son travail, à Jack : chasseur de Dieux. Tout ce qui était doté de pouvoirs magiques, tout ce qui vivait dans le monde des esprits, toutes les entités, diverses et variées, tous les êtres cathédrales et les lutins des sources, les thaumaturges aux yeux de braise et les dieux-serpents, tous n’étaient que des proies pour Jack. Il était extrêmement bien payé par les collectionneurs, toujours désireux d’ajouter à leur palmarès quelque créature exotique et surpuissante, mais muselée, castrée, soumise. De la divinité misérable, rendue à son corps, prisonnière d’une cage électrifiée, bardée de grigris et de murailles magiques. Les collectionneurs se constituaient ainsi de petits zoos personnels, pour y contempler à loisir, au plus près, les Puissances les plus effroyables de l’Univers, sans jamais s’y brûler (les enclos étaient ultra sécurisés, la plus petite faille signifiait la libération,... et l’Apocalypse). Après avoir écumé la Terre pendant des années, dans ses moindres recoins, après avoir pillé les ruines, asservi les Esprits, épuisé tous les restes de vieille magie que sa planète natale recelait, Jack s’était tourné vers les astres. Un tout nouveau terrain de chasse s’offrait à lui. Divinités des astéroïdes, Forces Majeures nées du creuset des étoiles, bêtes tentaculaires cachées dans les recoins de la matière, vers de portail, fécondateurs cosmiques, tous devenaient gibier. Mais les batailles étaient rudes, beaucoup plus rudes que sur Terre : Jack devait engager le combat avec toutes les ressources technologiques et occultes à sa disposition, il devait trouver les chemins de la Magie primordiale, traquer les éclats thaumaturgiques du Big Bang et en faire des amulettes, utiliser les champs psychiques les plus élaborés... Les divinités primordiales du cosmos représentaient le challenge ultime, et les trois quarts du temps Jack repartait bredouille, son armement détruit, son âme bousculée, égratignée, peut-être même déchirée, par les forces cosmiques déchaînées contre lui.
Et puis il y avait eu cette mission de routine. La cible : une divinité grassouillette, régnant paresseusement sur un lac de méthane, à la surface d’Astur 3. La capturer avait été un jeu d’enfant : filets psychoalgiques, nuée ardente, tranquillisants surpuissants confectionnées à partir d’opium et de poudre d’âme. Mais Jack était resté prudent jusqu’au bout. En dernier ressort, les Dieux ont toujours une botte secrète, ou une malédiction subtile. Mais pas là. Apparemment pas. Au final, le chasseur avait pu remettre sans encombres sa proie à l’astroport d’Astur 3. Jack rayonnait. Il se rafraîchissait à un des diffuseurs d’oxygène placés aux quatre coins de la piste. La cage du Dieu fut embarqué par un gros cargo. Il y avait de quoi se frotter les mains, car il y avait à la clé une récompense de plusieurs milliers de crédits G. Jusqu’au bout, le Dieu capturé, énorme, bloblotant, aux grands yeux humides et sombres, n’avait pas bronché. Dans sa cage psychoalgique, il était resté résigné, bouffi, immobile. Mais Jack avait appris à ne pas se fier aux apparences. Malgré les gris-gris, les tatouages, les billes d’orichalque et d’adamas incrustées à même la peau comme protection, Jack savait que la vengeance des Dieux assujettis pouvaient toujours trouver le chemin de son corps ou de son esprit. Ainsi le chasseur fuyait, de contrat en contrat, sentant une immense nappe d’ombre le suivre, à cinq pas derrière son épaule gauche, cavalier au galop sur une plage échappant au raz-de-marée. La colère des Dieux grandissait à chaque contrat. Vase de nuit sans fin, qui recevait sa part de haine à chaque succès de Jack, une force noire se développait, respirait derrière son dos, Jack en avait la confuse conscience... A présent, le chasseur, dans la solitude de son habitacle, songeait que peut-être la porte s’était enfin ouverte, le bouchon avait sauté...
Vergeture de skonce ! Il se tamboura les joues et la poitrine du poing. Ce n’était pas le moment de rêvasser. Faute de pouvoir consulter les moniteurs, il déplia une carte galactique. Il repéra que dans le secteur, il y avait une planète. TURNUS. Jack posa son doigt sur le papier. Les informations apparurent, en cristaux liquides. Ouf, la pluie de photons n’a pas endommagé la carte, pensa Jack. Mais son soulagement fut de courte durée : les coordonnées spatiales n’étaient pas indiquées. Un laconique « orbite inconnue » était inscrit, suivi d’un « colonie humaine. 15.000 habitants ». « Faudrait qu’on m’explique comment une colonie spatiale peut s’établir sur une planète dont on ne connaît pas la localisation », grogna Jack. Un frisson lui courut le long de l’échine. Il n’avait d’autre choix que de rallier au plus tôt cette planète, en espérant pouvoir atterrir sans s’y fracasser, et y trouver de l’aide. Mais il ne pouvait s’empêcher de supposer qu’on l’avait rabattu dans ce secteur de la galaxie. La tempête de photons, qui sait ?, avait été provoquée par quelque retour de bâton cosmique. Et Turnus serait le lieu du Châtiment. A la longue, au fur et à mesure des années, la fréquentation des forces magiques, primordiales, avait conduit le chasseur, autrement cartésien, à une paranoïa, à une hantise du surnaturel. Il devait combattre son penchant toujours plus prononcé à la panique, il devait résister à la tentation de tout surinterpréter dans le sens d’une vengeance divine.
Bon. Turnus, d’abord. Il tira à lui la poignée rouge déclenchant le système manuel de pilotage. Le clafoutis d’atomes avait saturé tous les systèmes de guidage, il fallait donc à présent piloter à la main, de visu. Sans aucune autre information d’altitude ou de distance, la manoeuvre serait délicate. Faisant hurler et vibrer le moteur de secours, Jack se dirigea vers la zone approximative où Turnus dessinait sa fameuse « orbite inconnue ». En route.
Au bout d’une dizaine d’heures, le chasseur s’était considérablement approché. Il s’apercevait que le grand soleil, qui régissait la planète, et qu’il avait pris comme repère d’itinéraire, s’était scindé en trois astres différents. Turnus avait trois soleils. Jack comprenait désormais que l’orbite fût difficilement calculable avec précision. A la vérité, il n’avait jamais entendu parler d’une telle aberration spatiale. Mais il n’y avait pas de temps à perdre : il lui fallait localiser la planète. A l’oeil nu. Dans un espace aussi immense, pour un corps aussi petit, la tâche s’avérait presque impossible. Le pilote frappa de toutes ses forces le repérage radar électronique, mais l’écran restait vide. « Allez, remarche, saloperie... » Rien à faire. Il fallait mettre le vaisseau à l’arrêt, et scruter, scruter, scruter encore l’épaisse nuit trouée des trois faisceaux aveuglants. Cela pouvait potentiellement prendre des mois, voire des années... On ne pouvait même pas savoir si l’on était bien placé. Peut-être la planète empruntait une orbite toute différente, passait discrètement derrière les soleils. Sur la carte galactique, sa taille n’était pas indiquée. Après tout, il pouvait s’agir d’un caillou minuscule, pas plus grand que Pluton ou Beet-Corvis. Jack eut un petit pincement de désespoir. Il était condamné à s’abîmer les yeux à guetter, travaillé par l’angoisse de voir ses réserves de nourriture s’amenuiser au fil du temps (même si elles étaient encore considérables). Il s’imaginait pleurant des larmes d’éblouissement à force de veille, les tempes empesées d’une migraine effroyable... Il ne pouvait même pas lancer un SOS, le brouillard galactique avait endommagé jusqu’à la radio. Vidé, épuisé par sa course en pilotage manuel, Jack tituba jusqu’au frigo éteint, et empoigna une bouteille de liqueur. Dans ces conditions, encore valait-il se soûler, philosopha-t-il intérieurement, ça fera passer le temps. Il prenait sa première goulée, la bouteille sur les lèvres, quand du coin de l’oeil, il vit une masse gigantesque obstruer furtivement le champ de vision du hublot, puis disparaître. La planète ! De surprise, il recracha l’alcool sur le tableau de bord, posa la bouteille sur le sol, empoigna les commandes. Quelle chance, bon sang ! L’ardeur revenait dans les veines de Jack. Il aurait pu attendre dix ans, vingt ans, avant de localiser de visu la planète, et voilà qu’elle passait près de lui, nonchalante, offerte, comme une baleine débonnaire. Les réserves d’essence dans le moteur de secours étaient largement suffisantes, parfait ! Il fonça à la poursuite de l’astre. Mais... celui-ci se déplaçait un peu vite. Trop vite. C’est pas possible. Turnus était un vrai bolide spatial. Jack augmenta sa vitesse, approcha du maximum. La fusée couinait, les propulseurs grinçaient. Mais rien à y faire : petit à petit, le vaisseau était distancé. NON ! pensait Jack. Sa chance extraordinaire, une sur un million, plus peut-être, s’échappait comme du sable entre les doigts. Il serra les phalanges, appuya sur le bouton NITRO du tableau de bord manuel. La fusée fit une terrible embardée, le cul couvert de flammes violettes, lançant une traînée d’étincelles mauves. Turnus se rapprochait, il était sur le point de rentrer dans l’atmosphère, mais non, je rêve, elle s’éloigne encore, elle m’échappe, mais à quelle vitesse elle va ? Elle se fout de ma gueule !!  Jack furieux et apeuré appuya une nouvelle fois sur le bouton NITRO, décision imbécile, la poussée supplémentaire allait le faire écraser sur la planète... Une fois de plus, la fusée se cabra comme un étalon fougeux piqué par un taon, la structure cliqueta sous la vigoureuse poussée, les fesses mauves de la fusée grimpèrent dans le violacé, l’habitacle faisait CLANG CLANG CLANG, le siège tremblait... mais la planète s’éloignait. Phalope ! Reviens !  hurlait intérieurement Jack, agrippé à ses manettes comme à une bouée. Mais c’est des conneries,  on ne peut pas établir une colonie sur une planète qui se déplace à cette vitesse ! Les colons pourraient même pas atterrir, ils seraient balayés dans l’espace comme des étamines de pissenlit ! Il enfonça le bouton NITRO en y foutant un grand coup de tête, comme si cela allait offrir un élan supplémentaire au vaisseau. Cette fois-ci, le réacteur droit explosa dans une gerbe de lumière multicolore. Le Rocketeer-3100 VS tourna sur lui-même à toute vitesse comme un feu d’artifice, la bouteille de liqueur vint s’écraser sur le mur, suivie immédiatement de Jack qui avait négligé de mettre sa ceinture de sécurité. Plaf. A moitié assommé, il put tirer à lui la courroie d’arrêt d’urgence. Le vaisseau s’éteignit d’un seul coup, fit quelques tours sur lui-même comme une bouteille sur pivot, puis s’immobilisa. Les dégâts dûs à l’usage répété (et dangereux) de la NITRO étaient minimes, mais gênants : le réacteur droit était en panne, potentiellement bien abîmé. Mais la fusée ne donnait pas d’autre signe de dommage. Quant à la planète... Elle continuait, tranquille, sur son circuit de course spatial. Elle s’éloignait avec célérité.
Jack se massait sa bosse. Un peu plus, et il se serait aplati comme une crêpe sur la paroi. Quelques tessons de verre lui avait égratigné la joue et la pommette. Mais il n’y prenait guère attention ; il restait là, debout, bras ballants, à regarder lentement Turnus (qui semblait presque lui tirer la langue) devenir un point, puis disparaître. C’était fini. La planète avait été avalée par la nuit. Grüd sait seul quand elle reviendra. Avec une orbite axée sur trois soleils de taille moyenne, ça pouvait prendre des siècles... Accablé, Jack s’effondra sur le siège du pilote. Plus rien à faire. Plus rien à faire pour un looooooong moment.
Il ferma les yeux, dans la fusée devenue complètement statique, silencieuse. L’angoisse de l’Immensité l’étreignait : il avait envie de se recroqueviller dans un édredon, et de ne plus penser à rien, à rien du tout. Tout était tranquille. Jack aurait pu mourir ainsi, devenir une momie éternelle, desséchée, dans son habitacle-cercueil, à flotter et flotter encore. Dans cinq cents ans, quand Turnus repasserait, on le repêcherait peut-être. Mais il n’y aurait pas de « on » : cette planète était un leurre, personne n’y pouvait vivre. On ne pouvait même pas atterrir. Et de toute façon, elle était partie.
Jack ouvrit à nouveau les yeux. Dans le hublot, la planète revenait vers lui. Mais que mais que putrin de floque ? Turnus revenait sur son orbite. Phénomène tout à fait unique dans les annales galactiques... Chance chance chance seconde chance ! fut le message qui clignota dans l’esprit du chasseur. Il se remit aussitôt aux commandes, remit la fusée sous tension. Mais Turnus n’avait pas l’intention de ralentir. Elle fonçait comme un chauffard céleste, elle allait le pulvériser comme un caillou... Vite, il fallait tourner le Rocketeer dans l’autre sens, mettre les moteurs (ou ce qui en restait) à plein régime, compenser le choc en se dirigeant de l’autre côté... La planète me poursuit, pensa Jack. Elle joue au chat et à la souris... et elle va me broyer ! C’était débile, déraisonnable... et pourtant imminent. Jack actionna les seuls moteurs latéraux pour assurer une poussée suffisante. Il devait procéder ainsi, car s’il actionnait le propulseur principal, la fusée tournoierait sur elle-même, le réacteur droit étant endommagé voire détruit par l’explosion de NITRO...
Mais : aucune chance. Comme une bouche vorace, la planète était déjà sur le malheureux vaisseau. Au moment où Jack fut absorbé dans la fine couche de gaz atmosphérique, il perçut une petite explosion, tout près sur sa gauche. Il jetta un coup d’oeil : un vaisseau, au-dessus de l’atmosphère, proue tournée vers Turnus, venait de voir son moteur droit exploser... puis repartir en marche arrière. Il eut juste le temps de lire l’inscription « Rocketeer » sur le fuselage, d’entrapercevoir un pilote à l’expression complètement idiote et crispée, qui portait la même combinaison que lui... Puis Turnus l’engloutit. Jack restait pétrifié, attendant l’impact. Les paupières closes, les muscles tendus, il comptait silencieusement, égrenait les secondes... Arrivé à 24, il ouvrit à nouveau les yeux. La planète l’avait dépassé. Autrement dit, elle avait traversé le vaisseau de part en part, sans s’arrêter... L’astre était-il poreux ? Etait-ce un amas de gaz ? Une planète-nébuleuse ? A moins qu’une sorte de faille temporelle... Soudain, Jack claqua des doigts. Il avait compris ! Trois soleils... trois lumières concurrentes. Il avait entendu parler de ces discordances du spectre lumineux lorsque deux étoiles étaient trop proches l’une de l’autre : les photons avaient tendance à se mélanger, formant une ratatouille d’images diffractées. Alors avec trois étoiles, le phénomène ne pouvait qu’empirer, atteindre des sommets physiques jamais vus encore. La planète qu’il avait poursuivi, qui allait bien trop vite pour un corps céleste normalement constitué, la planète qui avait disparu au loin et qui était revenue aussi sec n’avait été... qu’une image. Image décalquée au passage de la vraie Turnus, image passée dans un sens, et puis dans l’autre, comme en retour rapide. Et, pris dans le halo, le Rocketeer lui-même. Il n’y avait plus à douter que le vaisseau entraperçu l’espace d’un instant n’était que le Rocketeer du passé, pourchassant sa proie, mais montré à l’envers. Le pilote était l’ombre de Jack. Celui-ci se gratta la tête, cracha de côté. Tout cela était démentiel. Il suivait des yeux le bolide qui au lieu de le percuter l’avait traversé, planète fantômatique issue de la réfractation des trois spectres lumineux de ses soleils-mères. Turnus avait une orbite erratique, soumis à l’attraction et répulsion des trois étoiles, mais aussi une image d’elle-même aléatoire. Sans radar capable de déceler la matière, on ne pouvait qu’être trompé par l’illusion.
A ce moment-là, Jack vit distinctement une deuxième Turnus surgir de la nuit, se diriger droit sur la première... La trajectoire était la même. Au loin, le chasseur voulut crier, mais il se ravisa. Si sa supposition était juste, il n’y aurait pas d’impact. Et ce fut ce qui arriva. La deuxième planète passa à travers de la première, simplement, prosaïquement, fantomatiquement, continua sa course, sans même un appel de phares. Jack sourit. Turnus venait d’entrer en collision avec elle-même. Ou plutôt, une image d’elle-même. Le sourire sur les lèvres du chasseur s’effaça par degrés. Il venait de comprendre que s’il restait dans le secteur, il était condamné à pourchasser ou être pourchassé par des images de planètes. Sans jamais savoir s’il courait après la bonne (le radar était foutu). Comme pour corroborer sa pensée, le troisième soleil se leva sur l’horizon. Décharge aveuglante. Jack plaça ses yeux en visière sur son front pour tâcher d’y voir plus clair. Il en resta bouche bée. Ce lever de soleil avait fait apparaître ceci : dans l’immensité obscure de l’espace, à l’endroit même où il n’y avait rien, que dalle, un néant d’atomes, la vacuité pure, dans ce champ presque illimité où l’instant d’avant il avait essayé d’apercevoir Turnus, il y avait, non pas une Turnus, deux Turnus, mais des dizaines, des centaines, des centaines de milliers de petites planètes Turnus qui s’étalaient jusqu’à l’autre bout du spectre. Elles bougeaient toutes comme de l’eau en ébullition, elles se percutaient, se traversaient comme du beurre, partaient d’un côté et de l’autre comme dans une grande migration saisonnière... Elles étaient toutes des images de Turnus, la vraie, perdue quelque part dans ce bordel. La planète authentique, originelle, en tournant sur son orbite, laissait comme des pierres de Petit poucet, des calques d’elle-même, qui se superposaient, astres creux, vides, sans consistance, persistences rétiniennes démultipliées à l’infini. Jack avait eu la malchance de venir à un moment d’accalmie totale, où aucune Turnus n’était en vue. Mais à présent, la conjonction des soleils créait une multitude de copies conformes, et Jack se sentait comme ces mamans manchots à la recherche de leur poussin égaré parmi la myriade d’individus épars sur une plage des îles Kerguelen. De nouveau, il lui faudrait des siècles avant de dénicher la planète. Mais cette fois, ce ne serait pas par pénurie de Turnus... mais par excès. Suant, faible et rigolant à la fois, ignorant les piqûres des tessons de verre au sol, il retourna devant le frigo éteint, saisit une bouteille tiède, arracha le bouchon avec les dents, le cracha par terre, et d’un air las, se mit à téter.

***

Alors commença une longue période, d’une durée indéfinie. En slip et débardeur, Jack traînait dans son vaisseau. Il avait calculé que ce n’était même plus la peine de chercher. Alors il suffisait de rester sur place, et de se laisser traverser par des Turnus, dans un sens, dans l’autre. Il suffisait d’attendre. Un jour, suivant son orbite chaotique, la bonne planète viendrait. Et alors il pourrait atterrir. S’il ne s’écrasait pas dessus comme un étron sur la faïence... Car comment distinguer l’authentique de la contrefaçon ? S’il n’y prenait garde, il s’aplatirait à la surface de la planète.
Il avait longuement réfléchi. Il ne lui restait plus assez d’essence pour tenter de rallier un autre point de l’univers. Il ne pouvait pas lancer de SOS. Il ne pouvait pas utiliser son radar. Il ne pouvait pas quitter sa position statique, quelque part entre les trois soleils. Turnus, et son hypothétique colonie humaine, était son seul secours possible. Refusant de se laisser abattre, il avait passé deux semaines à farfouiller dans les circuits, essayant de refaire marcher tout l’appareillage électronique mis à mal par la tempête mauve de photons qui l’avait surpris en plein espace. Quelque part entre Astur 3 et Baal Minus, répétait-il onctueusement, comme si c’était une vieille chanson de blues, en vidant une énième bouteille de gin. Mais les circuits électriques ne marchaient plus : il n’eut même pas la plus petite réponse. Il s’acharna pourtant, contre tout espoir, s’envoyant des châtaignes dans les doigts et se tordant les ongles. Il démontait les écrans, dissécait les unités centrales, rebranchait les câbles, envoyait du jus. Autant donner des coups de défibrillateur dans la poitrine d’un cadavre putréfié. Alors il s’essuyait le crâne avec son vieux mouchoir crasseux, et pour combattre les larmes qui lui montaient aux yeux il repartait vers le frigo éteint remplir son estomac et son coeur de liquide.
Il lui restait cependant un dernier espoir. A supposer que la carte galactique ait dit vrai, il y avait une colonie humaine sur cette foutue planète. Et qui dit colonie dit communications. Il y aurait forcément un convoi, un cargo, un transport de troupes, ou je ne sais quoi, qui partirait de la surface pour gagner Baal Minus ou Astur 3. Et à ce moment-là, il pourrait repérer la bonne Turnus, ou, à défaut, se faire voir des voyageurs humains, se faire secourir, soigner, prendre un bain (il ne se lavait plus guère, autant par paresse que par économie d’eau). Un jour, effectivement, son voeu fut exaucé. Une barge céleste de la flotte terrienne s’éleva d’une Turnus... et simultanément, ses soeurs jumelles se détachèrent d’un million d’autres Turnus. Il n’était pas plus avancé. Mille millions de barges... Tout était dédoublé, triplé, multiplié à l’infini. Jack avait parfois l’impression d’être lui-même un spectre, perdu en plein espace. Alors il reprenait une autre goulée.
A l’extérieur, à intervalles réguliers, c’était le même spectacle. La rotation des soleils réglait les variations de lumière, et donc l’apparition ou la disparition des planètes fantômes. Une à une, comme des lampions, les Turnus s’éteignaient. Il n’en restait plus qu’une poignée, puis tout était bu par l’obscurité. Au final, l’univers retournait à sa Ténèbre première, avec comme seul éclairage proche les trois étoiles, brillant plein phares. Jack se sentait alors tout seul, irrémédiablement seul. Dernier humain titubant au bord de l’Eternité. Et puis, quelques astres se révélaient, tournant dans un sens et dans l’autre, follement, comme des billes d’un flipper cosmique. D’un seul coup, le troisième soleil se levait, et comme une vague chuintante et ondulante, l’immensité se couvrait d’un éjaculat de multiples spermatozoïdes-Turnus. Il y avait une certaine beauté dans cette profusion de vie, de balles de ping pong tournoyantes, vibrionnantes. Alors Jack, hagard, les aisselles puantes, le poil dru et l’oeil vitreux, s’installait et contemplait. A force, il connaissait par coeur la surface de la planète, quand il était assez près pour en voir le détail. L’atmosphère était très fine, on ne voyait que des rocs à perte de vue, mais des rocs de toutes les couleurs, spectacle fantastique, le sol semblait de loin irisé comme une bulle de savon. Mais de vie : aucune. Il n’arrivait pas à distinguer la colonie humaine, mais elle devait être bien minuscule, quelques bâtiments recroquevillés dans un coin, hors de portée, invisibles. Il se demandait bien ce qu’ils pouvaient foutre à la surface de cet astre, ces pauvres malheureux humains. Des mineurs, certainement : on ne s’installait jamais sur ces planètes-là sans avoir un but bien précis d’exploitation. Que pouvait receler un espace si hostile, sinon du minerai ? Ces misérables doivent travailler comme des bourriques, et crever comme des chiens, pensait Jack. Il ne les enviait pas. Ils devaient provenir de la lie de tout l’espace : esclaves, hors caste, criminels en fuite, opportunistes délirants, prédicateurs cinglés. Oui, c’est ça : ils devaient tous être à moitié fous. Et Jack se sentait lui-même un peu tanguer, mesmérisé par la danse des planètes. Il avait parfois l’impression d’être une sorte de Beau au Bois dormant, plongé dans un sommeil fantastique. En d’autres moments, il lui semblait que Turnus était une Princesse, une Princesse ensorcelée par trois mages très puissants, maléfiques, qui lui murmuraient : « preux chevalier, si tu sais discerner quelle est la véritable princesse parmi ces multiples illusions, tu pourras l’épouser ! » Et les Princesses fantômatiques lui passaient à travers le corps, pantoufles de vair toutes identiques mais jamais authentiques, et Jack regrettait de n’avoir pas les yeux pour distinguer le vrai du faux. Pas de talisman. Le conte ne pouvait plus continuer.  
Alors, pour avoir au moins un semblant d’allure princière, comme pour faire redémarrer la légende, il descendait dans la cale. Il allait chercher son trésor. Une cassette incrustée de pierres précieuses contenait sa fortune. C’était l’intégralité ce qu’il avait gagné dans ses multiples contrats. Le coffre, d’apparence modeste, était équipé d’un double fond dimensionnel : dans un espace minuscule, il avait le contenant réel d’une centaine de camions-citernes. Se méfiant de la dématérialisation monétaire, Jack avait toujours insisté pour recevoir un salaire en espèces sonnantes et trébuchantes. Et si d’aventure on le payait par transfert, il se hâtait de convertir la somme reçue en quelque objet de prix, saphir, émeraude, épice. Dans la chambre de contrôle, sur son grand fauteuil de pilote, il ouvrait la cassette, plongeait ses mains dans l’or, caressait les agathes, les rubis de Zyrkonium, les yeux-de-troll. Il enfilait ses multiples bagues, n’oubliait pas d’orner également ses doigts de pied. Il se vêtait des plus chères étoffes, de la soie sergée d’Alifax Ter, du taffetas venant du Centaure, de ses brodequins en cuir de Broul de Cuzqal 23. Ainsi affublé comme un roi barbare et somptueux, il posait solennellement la couronne d’Azhabal IX sur son front auguste. Il devenait le Grand roi Jack, Roi de pacotille régnant sur un vaste empire de planètes qui n’existaient même pas. Ulysse en exil, incapable de reconnaître son Ithaque spatiale, il tenait sans cesse des discours édifiants, ressassait ses vieux exploits, sa capture de Thor ou d’Aphrodite, ses meilleurs stratagèmes pour prendre les Dieux, détaillait ses armes, se racontait à lui-même ses anecdotes. Parfois il se faisait coucou à lui-même, à chaque fois qu’apparaissait le fantôme de sa propre fusée, diffracté. Et son propre fantôme, reflet contre le hublot. Baigné par le flot ininterrompu, intangible, des Turnus sur son vaisseau, il s’endormait à même le sol, grognant, bavant et souriant comme un bouffon repu. Le réveil lui jetait à nouveau l’angoisse dans toutes les extrêmités, il tremblait. L’attente était infinie, elle durerait une vie, une vie d’enfermement, dans l’univers de métal et de circuits inactifs du Rocketeer. Dans ses heures sombres il pensait ouvrir le hublot, et se projeter dans le vide. Il flotterait ainsi, silhouette aussitôt démultipliée par la pluie de photons, devenue légion, légion de cadavres, à tournoyer, encore et encore, sous le regard froid des trois soleils. Mais l’espoir, le maudit espoir le reprenait. Un jour, je croiserai la route de Turnus. La vraie.

***

Un jour, alors qu’il était dans une semi-hébétude, à comparer la longueur de ses doigts, il lui sembla que sa gueule de bois était pire que d’habitude. Ses ongles picotaient un peu. Justement, il y avait une quelconque Turnus en approche rapide vers la fusée. Encore une illusion, grimaça-t-il.
Mais :
LA
GRA
VI
TÉ.
La gravité. Je la sens.
Il se redressa brusquement, comme piqué par une vipère. Il empoigna les commandes, fit pivoter la fusée. C’était la bonne. La force d’attraction permettait de faire la différence entre l’image et la matière. Ce moment qu’il attendait depuis des semaines, des mois peut-être. Mais la planète arrivait vite, il n’y avait pas de temps à perdre. Déjà, il distinguait les chaînes montagneuses multicolores, irisées, qui allaient à sa rencontre. « Je vais m’écraser au beau milieu de nulle part, et je ne pourrai pas survivre longtemps. Je ne sais même pas s’il y a de l’oxygène... Je dois trouver le campement humain ! » Alors il scruta avec affolement la surface : rien, rien de rien. Le sol se rapprochait, mais les réacteurs latéraux de la fusée compensaient par une poussée inverse. Quelle puissance d’attraction, pensait Jack. Turnus suçait le vaisseau comme un aimant. Soudain, au loin, très loin sur la surface, Jack perçut un éclat de lumière. Il distingua très vaguement des formes géométriques. Les Humains. Empoignant à fond son manche à balai, il fit basculer le vaisseau vers le repère, et lança la pleine puissance. Ouf. Il était rentré dans la zone d’attraction normale, il arrivait à voler à peu près correctement, mais il perdait de l’altitude régulièrement. « Allez ! » s’énervait le pilote. Il avait remarqué le voyant « FUEL » qui clignotait de plus en plus vite. Il n’avait presque plus de carburant. Sous le fuselage de l’engin, le sol, déchiqueté, peu amène, était prêt à le lacérer. Jack, les yeux fixés sur les bâtiments de la colonie, les voyaient se rapprocher petit à petit. Sa main gauche tenant fermement le manche à balai, il ouvrit de la main droite un compartiment du poste de contrôle. Il en extirpa sa combinaison spatiale, unique protection pour l’extérieur. Il ne tenait pas à vérifier in vivo si l’atmosphère extérieure était adaptée à l’organisme humain, il fallait se protéger. La fusée était décidément trop basse, elle n’allait pas tarder à percuter le sol. Et pourtant, la colonie était si proche... Encore quelques kilomètres... L’habitacle vibrait sous le frottement de l’air. Il n’y avait aucun endroit où atterrir. « Face à un Gloubouth, attaque la jugulaire » disait le proverbe. En d’autres termes : il faut prendre le taureau par les cornes. Jack réalisait qu’il n’avait aucune chance de réaliser un atterrissage réussi, à cette vitesse, et dans cette mer de roches. Il devait sauter en vol. Il se dandinait pour maintenir son manche à balai droit tout en enfilant la combinaison. Il posa le casque sur ses épaules. Dernier détail : son trésor. La cassette. Elle était là, à ses pieds, aimantée au sol métallique. Il l’empoigna de toutes ses forces, passa une lanière dans une boucle du coffrage, la resserra contre lui. Quelle que soit la secousse qu’il s’apprêtait à subir, le coffre ne le quitterait pas, il resterait attaché. C’était toute sa fortune, il s’était battu pendant des années pour la constituer, il n’allait pas l’abandonner ! Le moment était venu : il lâcha le manche à balai, se précipita sur le sas de sortie, fit manoeuvrer l’ouverture aussi vite qu’il pouvait. Déjà le Rocketeer piquait vers le sol. Une fraction de seconde avant le crash, Jack sauta. Les fusées du jet-pack de la combinaison se mirent en marche, arrachant Jack à la gravité. Il repartait à la verticale, au moment précis où une terrifiante explosion résonna dans l’air, faisant vibrer les dents et les os de Jack, le déséquilibrant, faisant valser le jet pack dans tous les sens. Le Rocketeer 3100 VS s’était disloqué contre un amas rocher, projetant dans toutes les directions des pièces métalliques. Jack luttait pour stabiliser son jetpack pris dans le souffle de l’explosion, mais il n’y parvenait pas. Comme un albatros ivre, le pilote et sa combinaison faisait des piqués et des remontées. « Putrin de floque de jet pack » jurait intérieurement Jack, ballotté dans tous les sens. Il cogna par terre avec une violence épouvantable, rebondit, retomba encore, rebondit sous l’impact, puis frappa le sol une dernière fois. Il s’immobilisa enfin. Le chasseur de dieux était à terre, plus mort que vif. Un liquide poisseux dégoulinait de sa tête blessée. Jack crut qu’il avait tous ses os passés à la broyeuse. Il se tâta : il était toujours vivant. Il se redressa avec les mille difficultés d’une mouette bitumée. Il fit quelque pas. C’était un miracle : il n’avait rien de cassé. Juste une plaie à la tête, dont la gravité était impossible à apprécier sans retirer le casque. Et cela, Jack n’y tenait pas. Il n’y avait pas grand espoir de trouver un air respirable, sur une planète sans arbre, sans eau, sans végétation, qui se résumait à un désert de roches, à perte de vue. Par chance l’étanchéité de la combinaison était restée intacte. L’asphyxie ne serait pas immédiate, et la combinaison avait une bonne réserve d’oxygène. Mais il convenait de bouger le moins possible, de rester calme, et de limiter les mouvements. Histoire de faire durer. Le chasseur se releva. Il était atterré, et enfin atterri. Derrière lui, à une centaine de mètres, la carcasse de son bon vieux Rocketeer 3100 VS était toute fumante. Tout avait été broyé et éparpillé. Il n’y aurait aucun moyen de quitter cette planète désormais, sauf en comptant sur le départ d’un cargo interstellaire. Il fallait gagner le plus vite possible la colonie. Souffler un peu, prendre un bain, se soigner. Et tenter de repartir. Jack s’étira. Les affaires reprenaient. Il restait juste une question : dans quelle direction précise étaient les bâtiments du spatioport ?

II
Danser sur les braises de la banquise

Jack jeta un coup d’oeil circulaire. En toute logique, la base humaine devait se trouver dans la continuité de la pointe de la fusée. Mais le manche à balai lâché pour quelques fractions de secondes, le temps que le pilote enfile la combinaison et se dirige vers la porte de sortie, avait certainement dû connaître une variation de quelques degrés. Le chasseur palpa son jet pack, en tira une fusée de détresse. Il leva la main, tira le projectile en l’air, qui monta en chuintant, tout en laissant un panache de fumée. La fusée éclata en grosses lettrines roses, gigantesques, larges de plusieurs centaines de mètres : S.O.S. Ainsi, si le crash n’avait pas suffi à le localiser, la fusée de détresse achèverait de signaler sa présence aux autorités humaines. Tout n’était pas perdu. Et le trésor était toujours là. Jack remarqua que le coffre avait été violemment cabossé dans la chute. Bon, tant que la serrure tenait bon... Il n’y avait plus qu’à attendre qu’on vienne le chercher en aéronef de secours. Il restait dangereux d’utiliser le jet pack, qui avait si mal marché lors du crash. Quelque chose avait dû être faussé dans la direction, mais Jack ne se sentait pas la force d’aller farfouiller dedans.
Le rescapé s’assit sur une pierre. Son corps était lesté de douleurs musculaires. Mais d’une façon paradoxale, le pilote était soulagé. « Les choses ne sont plus en ton pouvoir, mon vieux Jack », soupira-t-il. S’il survivait ou mourait, cela dépendait seul de la rapidité des secours. Il porta distraitement la main à sa radio portative. Ah oui, c’est vrai. Brouillard de photons galactiques. L’attaque météorologique, qui avait commencé tout ce bazar, qui avait détruit tous les systèmes électriques et plongé Jack dans une situation inextricable, avait également bousillé la radio de la combinaison. Maintenant, c’est à la grâce de Dieu... du moins les quelques uns qui ne sont pas désireux de me massacrer ! Appuyant son lourd casque sur sa main, Jack prit le luxe de laisser vagabonder son esprit. Après tout, que pouvait-il faire ? Il ne devait pas bouger, il lui fallait épargner son souffle.
Un moment passa. Il sentait la chaleur combinée des trois soleils dans le ciel immensément bleu taper à la verticale sur sa tête. Chaleur douce, diffuse, qui l’endormissait presque. Mais l’isolement de la combinaison le garantissait des températures trop élevées. Restait juste la lumière tapageuse des trois astres, qui découpait au scalpel le relief torturé des roches de Turnus. Le chasseur éprouvé se sentait dans un état transitoire, entre le danger maximum et la sécurité promise. Mais petit à petit, la tension retombait, laissant place à un fatalisme à la fois serein et douloureux. Il n’y a plus qu’à attendre.
Le Rocketeer échoué devenait en quelque sorte un puissant symbole. L’association de toutes les technologies les plus puissantes ne pouvait rien contre un mauvais coup, ou une concentration inhabituelle de scoumoune. Telle était la leçon. Jack avait toujours opposé le mur de la technique aux puissances divines. Mais la technique s’use, les machines tombent en panne, vieillissent, tombent en ruine, en sable même... Le chasseur avait couru toute sa vie, d’une arme à l’autre, d’un véhicule, d’une protection mystique, d’une stratégie différente à l’autre. Toujours en fuite, préparant le nouveau coup, ou fuyant le dernier. Et l’océan de la rancoeur, de la fureur divines augmentait en taille à chaque nouvelle prise. Jack savait bien que sous ses pieds, guettant la moindre faille, une nappe de ténèbre et de crocs attendait. C’est pour cela que le chasseur, dans le fond, était plutôt pessimiste quant à l’arrivée des secours. A coup sûr, une intervention divine négative, sous l’aspect d’une panne de matériel, de signal invisible, de météorite ou n’importe quoi, retarderait tout le protocole d’urgence suffisamment pour que les secours, à leur venue sur les lieux, ne trouvant qu’un Jack asphyxié depuis longtemps. Mais après tout, ce serait une belle mort. Absurde, certes, mais progressive. Au dernier moment, il retirerait son casque, histoire de se brûler l’occiput une dernière fois à la lumière du jour, et de mourir à l’air libre, sourire aux lèvres. Cela valait toujours mieux que de succomber par les flammes ou par le froid, deux morts qui avaient toujours effrayé Jack. Surtout pas ça.    
Le pilote s’aperçut que les battements de son coeur s’étaient accélérés. Simultanément, il ressentait une légère douleur au poumon. Son sixième sens l’avertissait d’un danger, présent depuis le début, sans qu’il n’y prenne garde. Et tout d’un coup, il remarqua un petit sifflement. Il se leva d’un coup : serpent ? Dans le cosmos vivait des espèces de reptiles particulièrement redoutables, et Jack ne connaissait pas du tout quel type de faune hantait Turnus, il convenait de faire attention. Mais il n’y avait rien à terre. Rien, sauf du sable, et une tache d’huile, qui s’étendait, s’étendait. Hein ? Jack se passa la main sur les fesses : son gant était tout noir, luisant de graisse. « Ca, ça veut dire que le jet pack est endommagé » analysa le naufragé. Il se contorsionna, parvint à passer le dos de la main sur son échine, rencontra une surface dure. Il l’empoigna, l’arracha. C’était une grosse lamelle de métal, de 60 centimètres de long, qui avait été expulsée de l’engin spatial lors du crash. En tâtonnant, Jack put bien sentir du bout des doigts les fils pendants, maculés d’huile. Les commandes directionnelles du jet pack avaient été sectionnées par le projectile. Il était fort heureux que la lame ne se fût pas enfoncé plus avant, dans la chair du pilote même. Et à ce moment, il comprit. Sa pomme d’Adam sembla devenir du béton, son ventre se trouva pris dans la fonte : ce sifflement, c’était celui de la bouteille d’air. La lamelle l’avait perforée. Son oxygène, son précieux oxygène, se faisait la malle. Le niveau n’avait cessé de diminuer depuis le crash. Jack jeta un coup d’oeil à la jauge : l’aiguille indiquait qu’un tout petit cinquième restait dans la bonbonne. Comment avait-il pu être aussi négligent... ! Les petits clous électriques de la panique lui percèrent l’épiderme. D’un seul coup, il eut conscience que sa mort s’était rapprochée de quelques pas, il sentait son souffle froid sur la nuque. Il devait bouger pourtant ! Courir, atteindre le spatioport, les secondes lui étaient comptées, il ne pouvait plus attendre les secours, viendraient-ils seulement ? Mais devait-il se diriger ? Il jeta un regard éperdu autour de lui. Il se trouvait dans une petite dépression de terrain. Les yeux ne rencontraient que des éminences rocheuses, déchiquettées, roses, mauves, bleuâtres. Il actionna ses jambes le plus rapidement possible, courant dans la direction indiquée par l’extrêmité de la fusée écrasée, elle devait pointer vers la colonie, logiquement, mais était-on sûr ? Son équipement le gênait, il lui semblait peser des centaines de kilos. Il se retenait d’utiliser son jet pack, la direction était sectionnée, il partirait dans tous les sens en l’air en sifflant comme un ballon de baudruche dont on a détaché le noeud, avant d’aller se planter directement, à pleine puissance, dans la paroi rocheuse... Il cuisait dans sa combinaison devenue soudain lourde comme un chargement de pierre, il trébuchait sur les caillous pointus, mais il tenait bon : il devait atteindre le sommet de la colline, de là il verrait le spatioport. L’air se faisait de plus en plus douloureux dans les poumons, la réserve s’épuisait à toute vitesse. Un coup d’oeil enfiévré sur l’aiguille renseigna Jack : elle était en train de grignoter le dernier dixième... Pantin emmitouflé poursuivi par la mort, il eut un instant de découragement, le spatioport devait encore être à des kilomètres, il ne savait même pas s’il était sur la bonne route. Il se demanda s’il ne valait pas mieux s’arrêter, ouvrir le coffre, et se vautrer, se noyer dans les tombereaux de son or chèrement gagné... Il eut une bouffée d’air si douloureuse, si atroce pour ses poumons, qu’il en gagna paradoxalement une nouvelle vigueur. Il était décidé à se battre jusqu’au bout. D’une dernière foulée, il parvint au sommet de l’éminence.   
Victoire !... Mais victoire amère. Le spatioport était à deux kilomètres en contrebas, grosse masse noire sans aspérité, point de départ d’une demie-douzaine de routes de goudron – des pistes d’atterrissage, où stationnaient des aéronefs de taille et gabarits variés. Le spatioport était situé dans une grande plaine, et était entouré d’innombrables autres bâtiments plus petits, les conapts des colons, leurs logis sommaires. Deux kilomètres... et c’était déjà trop. L’aiguille était presque sur zéro. Il devait lui rester une dizaine de bouffées d’air. Trop peu pour une telle distance. Mais non ! se dit Jack, le cerveau prêt à péter. Les fontaines d’oxygène ! Dans les spatioports extrastellaires, il était ordinaire, voire réglementaire, de placer régulièrement des dispensateurs d’oxygène tout le long des pistes. En cas de crash ou d’atterrissage difficile, les survivants ne se retrouveraient pas immédiatement asphyxiés, car ces bornes avaient été pensées pour prodiguer quelque oxygène en attente des secours...
Il y avait une fontaine à une centaine de mètres, en bout de piste. La dernière chance. Jack courut avec la pesanteur d’un phacochère de bronze, sa combinaison le lestait, le tirait vers le bas, chaque bouffée d’air (une ! deux ! trois ! quatre ! cinq !) semblait verser du plomb fondu et de la cendre dans les pauvres poumons du pilote, mais il ne lâchait pas. C’était la dernière course, la course ultime, qui allait le voir asphyxié ou vivant, il ne fallait pas céder d’un pouce, alors il continuait, le bip bip obsédant signalant la fin de la jauge d’air lui défonçant le tympan... Il lui manquait 20 mètres, et il n’avait plus d’air du tout, il aspirait, mais rien ne venait. Il suffoquait. Alors, en désespoir de cause, il actionna son jet pack. Il crut qu’on lui arrachait le dos. Une prodigieuse gerbe d’étincelles le projeta cul par-dessus tête, et l’envoyer donner de toute la force de son casque dans la fontaine. Il roula sur lui-même, se redressa, appuya sur le bouton d’ouverture de la vitre du casque, resta une fraction de seconde trop congestionné pour pouvoir aspirer de l’air, crut qu’il allait rester ainsi, comme un crapaud exorbité (happe ! happe !), puis il cracha et aspira enfin. La fontaine marchait ! Il toussa comme s’il se grattait les muqueuses de la gorge avec les dents d’un peigne. Chaque bouffée était une victoire, il réaffirmait sa prise sur le monde. Enfin il était sauvé. Comme un ivrogne, il se soûlait d’oxygène. Il était remis à présent. Et il n’avait pas lâché son trésor. Sa chère petite cassette. Il sourit en pensant qu’à chaque fois il passait plus près de la mort. Ha ! Ha ! Encore raté ! Il ne lui restait plus qu’à remonter la piste de décollage jusqu’au spatioport. La route était bordée de fontaines à oxygène, il pouvait marcher tranquillement tout du long, la tête aux soleils.
Et d’un seul coup, comme si Jack avait soulevé un couvercle d’une casserole en ébullition et qu’il avait placé son visage au-dessus de l’eau, la température augmenta d’un seul coup, sec, cloqua le visage de Jack (c’est carrément la gueule qu’il a mis dans la casserole)... L’air devient presque liquide, il tanguait follement sous la haute température. Nouvelle surprise de Turnus. Variations extrêmes de température, fut la pensée qui claqua des doigts dans le crâne de Jack. Normal : avec trois étoiles rectrices, impossible de garder la même distance constamment : des fois la planète s’éloigne des soleils, des fois la planète... se rapproche trop. Jack leva la tête : en quelques secondes, l’un des trois soleils était devenu énorme, une boule de flammes accablante, qui écrasait Turnus sous une chaleur insupportable. Pris de panique, se sentait cuire dans sa combinaison ouverte (le souffle chaud s’y était engouffré) comme un homard, le chasseur devint à moitié fou, se dézippa, sauta hors de son vêtement de sécurité, et tout en serrant le coffre contre sa poitrine, en slip, baskets et débardeur, il se mit à galoper sur la piste de goudron, en hurlant « à l’aide ! à l’aide ! » et en faisant de grands gestes, mais personne au spatioport ne semblait réagir, ils sont tous morts, crevés, canés, sur ce putrin de Turnus de la mort, je brûle, je brûle, pensait Jack, et effectivement son poil commençait à se racornir, le sol bitumeux sous ses pas (allons, en droite ligne jusqu’au grand hall, la route est tracée) commençait à devenir glissant, presque spongieux : le macadam fondait, comme une plaque de chocolat en pleine canicule, Jack était tellement couvet de cloques qu’il semblait être un papier-bulle humain, mais il continuait, la mort, la pire mort, celle du feu... « Du froid ! Du froid ! Du FROâââââââââââ... » bramait Jack, quasiment aveugle (l’oeil se desséchait, la cornée commençait à roussir), la langue comme un vieux morceau de carton, et d’un seul coup telle une pornstar galactique son slip s’enflamma, son débardeur aussi, il ne lui restait que ses baskets ignifugées qui elles-mêmes commençaient à donner des signes de fatigue, de la fraîcheur, je suis à l’extrême extrême extrême bord de la combustion spontanée...
Et d’un seul coup, en quelques secondes comme un gros FUCK des Dieux adressés à l’aventurier nu comme un ver qui traçait sa route comme un dératé, la température chuta... Mais beaucoup trop. La planète avait bifurqué. Encore. Les trois soleils étaient passés de pastèques à noisettes. Léger écart d’orbite. Jack eut une bienheureuse, divine, magnifique sensation de fraîcheur pendant quelques secondes, avant que ses muscles se mettent en trembler comme des castagnettes, qu’une léchure dévorante de froid ne vienne tétaniser le coureur, le bleuissant en un instant... « Aglaglagla » voulut dire Jack, mais les mots eux-mêmes semblaient gelés. La route se durcit terriblement, et chaque foulée amenait un nouveau danger : et si la jambe, fragilisée par le froid, se brisait comme du verre ? Le coeur de Jack ralentit, tout le sang reflua, un voile tomba sur sa conscience... Aucun secours ne viendrait... Aucun secours ne pourrait venir Il n’y avait plus qu’à marcher, sur des échasses de glace, droit devant... Au spatioport. Le coffre à trésor serré contre sa poitrine était un gros poids mort, qui lui irradiait la froideur partout dans la cage thoracique. Mais Jack ne l’aurait pas lâché. Son trésor... De toute manière, il ne pouvait même plus le lâcher. Ses doigts étaient collés, soudés, au revêtement en fer blindé. Il marchait, courait, rampait, peu importe. Il ne voyait plus rien. Son cerveau était congelé, ses pensées tombaient, inertes, pointues, comme des stalactites. Avancer. A... Van... Cer... Cela dura plusieurs millénaires... Jack devenait une petite brindille, frêle, débile et secouée, trop glaciale pour avoir même des frissons...
Et pourtant, comme un immense iceberg, une masse sombre émergeait lentement du brouillard de sa conscience. Le spatioport. Le bâtiment. Entrer... Comment ?
Devant Jack, dans le mur, il y avait une porte. Une porte, bordel. Et un écran. Et un message. « Forfait d’entrée au spatioport de Turnus. 50.000 gigacreds. » 50.000 gigacreds ! C’était une véritable fortune... Mais Jack n’y réfléchit même pas. Machinalement, il détacha sa main droite du coffre. Il y laissa, sans avoir mal, quatre ou cinq phalanges, coupées net, qui restaient adhérées au métal... mais avec les restes de ses doigts, il put entrouvrir le clapet, attrapper une émeraude de Saturne... Bijou inestimable, plus cher qu’un système solaire, gagné de haute lutte, après trois mois de combats acharnés contre une divinité de pierre d’Eolas. Sans penser à rien, sans même penser qu’il se défaisait d’un objet d’un prix dix mille fois supérieur à la somme demandée, il fit choir l’émeraude dans la fente prévue. Aussitôt, les portes coulissantes de l’entrée s’ouvrirent. Jack s’y précipita, ne pouvant sourire ni même rire (bouche congelée, dont les lèvres se détachaient par lambeaux). Il était dans un sas. Devant lui, une nouvelle porte. Pour l’instant, pas l’ombre d’un humain. Ils étaient peut-être derrière, à l’attendre. Attendre de le congratuler. De le féliciter. Ou de le dépouiller. De le dépecer. Et de le manger. Ou encore bien, il n’y aurait personne. Tout le monde, mort. Fini. Terminus.
La porte derrière Jack s’était fermée. Celle devant lui se mit à coulisser. Des yeux. Des gens. Des dizaines de gens, qui l’attendaient. Du chauffage. De la chaleur. Plus mal. Plus froid. Halluciné, le chasseur fit un pas en avant. Il ne vit pas la marche... Il buta violemment contre elle.
Son pied gelé explosa. Déséquilibré, Jack piqua du nez vers l’avant. Sa dernière main qui tenait toujours le coffre se sectionna au niveau du poignet. Le chasseur, comme une statue de cristal, se brisa en mille éclats en touchant le sol : nez, mâchoire, bras, poitrine, tripes, sexe, os, orteils, tout valsa en puzzle de glace. Sa conscience disparut dans un grand fracas de verre brisé. Le trésor, que le malheureux avait négligé de fermer, frappa lourdement le sol. Tout son contenu se déversa, dégueula, comme issu de la Corne d’Abondance même : saphirs célestes, oeil de Diane, téton de diamant de Junon, dent de Fafnir, et de l’or, en quantités astronomiques, cataracte diabolique et irrésistible.
Les 15.000 colons de Turnus, claquemurés en attendant la fin du 3ème cycle ultrarapide été-hiver de Turnus, avaient choisi d’ignorer les appels de secours de Jack – trop dangereux de sortir par ce temps. Mais ce qu’ils ne pouvaient plus ignorer, c’était la fièvre de convoitise qui les consumaient à présent, leur tordaient les tripes et viciaient leurs regards.
Ils avaient réussi à garder les semblants de la civilisation. Echoués sur turnus, ils se serraient les coudes, malgré la violence du climat, malgré les alternances ultra-rapides de chaleur et de froid, ils étaient restés à peu près humains. Sans le vouloir, Jack avait apporté l’Apocalypse sur Turnus. Ils restèrent un instant fascinés par ce flots de richesses inimaginables qui se déversaient sur leurs chevilles comme une ondée bienfaisante...
C’est ainsi que commença la grande tuerie de Turnus. Les mineurs lâchèrent le travail pour se précipiter au spatioport. On se marchait dessus pour rentrer, on se piétinait, la botte sur la gorge, on se frayait un chemin à la machette pour arriver plus vite au trésor... Les colons s’entre-massacrèrent ainsi longtemps, qui pour un diamant, qui pour un diadème, dans une frénésie de cupidité jamais vue depuis les Temps Anciens. Ils avaient oublié l’infortuné voyageur qui était venu, par un jour d’hiver, taper à la porte de la colonie... et qui se mêlait à présent, discrètement, aux restes de son trésor, petit bout de narine mélangé aux opales, pénis congelé mêlé aux branches de corails d’Aldébaran, oeil vitreux parmi les boules d’argent de Schiele 34, noeuds de tripes délicatement déposées sur des soies nanoplasmiques de Kraook...
Ils s’entretuèrent tous jusqu’au dernier, déchargeant leur lasers, pillant les cadavres serrant encore quelque sceptre ou sculpture d’ivoire, abattant les fuyards... Leurs cervelles avaient été rendues folles en un instant, aiguillonnées par les émanations de tous ces trésors maudits, bruissantes de vieille magie, de malédictions cosmiques, qui avaient elles-mêmes, jour après jour, miné, affaibli, abêti l’esprit de Jack... Les Humains se débattaient, s’attaquant avec les ongles quand les munitions se furent épuisées, les pieds pataugeant dans l’or scintillant des galaxies, souillant de leur sang les trésors les plus inestimables, les plus uniques, les plus divins... Turnus était devenu un charnier. Ils finirent par s’immobiliser, sans vainqueur, sans survivant : morceaux de corps périssables éparpillés au milieu des richesses immortelles... La Boucherie dans la soie et les joyaux.

Tout cela se passa gaiement sous l’oeil amusé des Divinités. Les Dieux aiment l’Absurde, et toute cette histoire les avaient passablement réjouis. Ils se tenaient amassés en surplomb, témoins invisibles, mais hilares. A chaque giclée de sang, ils lançaient de grands éclats de rire gras et luisants, retentissants, comme de la vivante pulpe d’Eternité

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