Roadkill: terme anglo-saxon désignant habituellement
la mortalité animale due aux véhicules.
I
Mon corps se disloque sous la violence de
l'impact. Le frêle châssis tubulaire se déforme, se tord, semble se rétracter
sur moi, avec la souplesse d'un mikado de paille. Le volant est venu broyé ma
cage thoracique, me clouant contre le baquet. Le pédalier m'a brisé les jambes.
Je n'ai pu évité l'écart de l'Austin-Healey.
Sa malle en pente douce a fait office de tremplin sur lequel ma voiture s'est
envolée pour percuter le muret de béton, en bord de piste. Le réservoir
explose. Le bloc moteur, transformé en boule informe de métal et de feu, trace
un sillon mortel parmi la foule. L'aluminium de la carrosserie fond, se mêle au
bitume.
Lorsque les flammes, ayant déjà dévoré ma
combinaison de coton, commencent à mordre ma peau, je suis déjà mort.
«Mais
arrêtes de ralentir, t'es déjà à l'arrêt! Bordel!»
John
éructait derrière son volant. Le froid ambiant cristallisait son souffle en une
aura de buée qui allait aussitôt mourir sur le pare-brise en un disque opaque.
«Mais
je vais lui arracher la pédale de frein de sa bagnole pour la lui fourrer dans
le cul!»
Une
pluie dure et glacée tombait maintenant, transformant la rue de ce quartier
résidentiel, déserté de toute vie en dehors des voitures qui y circulait, en un
miroir sombre, constellé de-ci de-là de quelques feuilles mortes.
La
Buick couleur crème devant lui ne devait pas dépasser les 15 miles/heure. John
collait son pare-choc contre l'arrière de la berline, se calant sur l'allure
apathique de celle-ci. Il était nerveux, sous pression. Un crépuscule gris
tombait sur Detroit et sa banlieue, et il craignait de voir se matérialiser,
derrière chaque lueurs de phares qu'il croisait, une patrouille de police.
La
petite vieille de sa dernière visite avait eu l'esprit trop vif pour avaler son
histoire d'assurance-vie, de placement boursier à rendement assuré, et à
fortiori son excuse de validation des données bancaires. L'affaire était trop
mal embarquée, et il avait préférer s'éclipser avant d'éveiller de trop forts
soupçons en elle. Mais peut-être avait-elle prévenu les flics...
Ne
pas se griller, pas ici. La crise économique avait fait des dégâts, des
quartiers entiers se délabraient lentement en villes fantômes; cela rendait les
gens d'ici méfiants, suspicieux, mais ils avaient, dans le même temps, une
réelle soif d'espoir, une réelle envie de croire à leurs chances, de croire à
un jour nouveau, à une prospérité nouvelle. L'esprit américain était ainsi
fait, et John profitait de ça.
Son
arnaque était rodée, son discours et le déroulé de celui-ci réfléchis dans les
moindres détails. Sa présentation impeccable, soignée, crédible. Jusqu'à sa
voiture, une Ford Crown Victoria, le modèle que l'administration américaine
achetait par wagons entiers; la voiture des policiers, des fonctionnaires
fédéraux. Jusqu'au pseudonyme sous lequel il se présentait, John Silverstein; ça sonnait «juif bien intégré»,
et donc digne de confiance pour les affaires d'argent.
Oui,
se faire oublier quelques temps. Démarcher ailleurs, dans une autre ville, pour
revenir ici plus tard, cueillir les espérances bien mûres de ces retraités qui
craignaient pour leurs pensions...
Prit
dans ces pensées, John ne prêta que trop tard attention à la surbrillance des
feux de la Buick. Un brusque coup de frein. Les roues se bloquèrent, glissant
sur une patinoire de Macadam. Les deux langues horizontales de chromes et de
plastiques peints se heurtèrent.
«Et
merde!»
Ils
étaient à la sortie du quartier. L'alignement de maisons de bois clairs
laissait la place, au-delà de l'intersection à laquelle ils étaient arrêtés, à
une friche plantée d'arrivées électriques et de canalisations, en attente de
maisons qui peinaient à arriver. Même les rangées d'arbres qui ponctuaient
habituellement les bords des routes, n'étaient ici qu'à l'état d'arbustes
maigrelets.
«Merde,
merde, merde!»
Les
pensées se bousculèrent dans l'esprit de John. Jouer les bons citoyens? Prendre
le risques de se voir reconnu comme l'arnaqueur signalé par sa précédente
visite? Fuir, et avoir sa voiture signalée pour un délit de fuite? Sortir le
9mm de sa boite à gants, descendre le conducteur? Non.
La
portière de la voiture de devant s'ouvrait justement, et John devina,
pointillés par la pluie, les silhouettes d'un parapluie à motifs floraux
surmontant une vieille femme courtaude, en tout point semblable à celle chez
qui il était, à peine une heure plus tôt.
«Inspirer
confiance, régler ça...» dit-il pour lui-même
Déjà,
voilà qu'il ouvrait, à son tour, sa portière.
Un
éclair noir la happa, manquant de lui arracher la main.
La
paroi de tôle et de vinyle retomba quelques dix mètres plus loin, près du
parapluie à fleurs, maintenant froissé, grotesquement maintenu par un bras
dénudé privé de son corps.
Abasourdi,
John était sortit de sa voiture, et marchait maintenant vers sa portière et le
membre humain échoués, les regardant sans comprendre.
Ainsi
détrempé, pâle et flasque, le bras lui semblait artificiel, comme fait de
papier. Seule la tête de l'os, blanche et lisse, détachée de l'articulation
complexe de l'épaule, lui sembla solide, concrète, palpable. Il s'attendait à
tout moment à voir le reste, le détail de cette peau, de ces doigts, se diluer
sous l'action de la pluie, et redevenir un conglomérat de matière souple et
gélatineuse.
Alors,
par derrière le crépitement des gouttes qui frappaient le sol, il entendit un
moteur. Un ronronnement rauque, régulier et tranquille. A une quarantaine de
mètres devant lui, de l'autre côté de l'intersection, luisaient quatre yeux
rouges sur un profil sombre. Les yeux bougèrent. John devina une silhouette ,
un profil de squale qui tournait, prenait la largeur de la route. Un museau
effilé qui se prolongeait en un long capot, pour se conclure en un arrière
plongeant, en pointe de flèche.Une voiture de sport, un coupé, qui lui faisait
maintenant face. Quatre phares braqués sur lui, le plus à gauche filtrant sa
lumière au travers d'un voile de sang.
John
n'osait pas bouger. Il resta quelques instants, immobile sous la pluie,
mortifié. Quand il esquissa le premier pas qui le ramènerait à sa voiture, l'air vibra d'un hurlement mécanique.
Ce
n'était que quelques enjambées, et le coupé était loin, mais déjà le
vrombissement était sur ses talons, autour de lui. Il sentait physiquement la
lueur des phares dans son dos, la masse du véhicule, la chaleur du moteur,
haleine d'un animal prêt à mordre.
Il
plongea de côté. Le skaï beige de son siège l'accueillit dans un soubresaut de
la caisse toute entière. Le coupé était venu se coller contre le flanc de la
Crown Victoria, marquant toute la longueur de celle-ci de profondes balafres,
mettant l'acier de la carrosserie à nu. John donna un tour de clé. La Ford
démarra. Il manœuvra pour contourner la Buick, et accéléra. Un œil dans son
rétroviseur. La masse noire et les quatre phares ronds fondaient de nouveau sur
lui.
Les
lueurs des lampadaires se succédaient, faisant aller et venir les ombres au
rythme de sa course. La route était vide, dégagée; seuls quelques pick-ups et
voitures, roulant dans l'autre sens. Un ruban noir et rectiligne, brillant de
pluie, parcouru de lignes blanches et jaunes, parmi les enseignes de magasins
fermées, de garages et de dinners.
John jeta un nouveau coup d’œil dans son rétroviseur: Les quatre phares y
luisaient toujours.
Il
avait roulé au hasard, sans vraiment prêter attention aux directions qu'il
empruntait. Seul lui importait la présence de cette lumière blanche, scotchée à
l'arrière de sa Ford.
Il
avait tenter, dans les premiers kilomètres, de semer le coupé menaçant, mais
celui-ci avait tôt fait de venir à sa hauteur et de le serrer contre le
bas-côté, d'un coup de volant brusque et menaçant.
L'éclairage
routier, à cet instant, lui avait révélé que le coupé était une Chevrolet
Corvette, un modèle des années 60, peint dans un noir mat grossier, à la
carrosserie abîmée. Mais si les glaces de la Corvette étaient fendues ou
marquées de brisures, elles étaient également teintées, d'un noir opaque,
rendant invisible l'habitacle et la personne qui conduisait.
Alors
John avait simplement continué de rouler, le coupé dans son sillage. Il
sentait, il savait que s'arrêter était synonyme de mort. Qu'en sortant de sa
berline, il se ferait écraser, emporter par ce requin d'asphalte; Qu'en y
restant, il en serait de toute façon prisonnier. Il ne pouvait que rouler,
encore et encore, son assaillant derrière lui. Il priait pour ne rencontrer
aucun embouteillage, aucun stop, aucun feu rouge. Il s'était déjà vu en griller
un, un quart d'heure plus tôt, et la Corvette avait suivi, sans hésitation ni
encombre. Il priait pour ne pas tomber en panne.
Lui
qui comptait quitter l'agglomération de Detroit arrivait maintenant aux abords
de Dearborn, le fief de la marque Ford.
Sur sa gauche, au-delà d'un vaste parking vide, était justement éclairé
un large bâtiment, que John considéra comme étant, sans doute, une usine
automobile. La route était dégagée, le parking désert. Pas de portail en bloquant
l'accès. John accéléra soudain, braquant son volant en butée. La Crown Victoria
s'affaissa sur ses suspensions, les pneus crissèrent. Il pénétra sur l'étendue
vague du parking. Les yeux blancs réapparurent dans son rétroviseur, lointains,
mais heurtant déjà son coffre en représailles, l'instant d'après. Alors le sol
se déroba sous ses roues, et les voitures plongèrent dans un tunnel. Une route
à deux voies, cernée de béton armé. La Corvette fit mine de s'engager sur la
seconde voie, John accéléra et la serra contre la paroi nue. Le coupé noir
tressauta, freina, et revint aussitôt se coller derrière lui, dans un vacarme
mécanique amplifié par l’exiguïté du boyau. Des voies s'ouvraient de chaque
côtés. Se maintenant bien au milieu, John bloquait toute ouverture à son
assaillant motorisé et de nouveau, il obliqua au dernier moment. L'aile arrière
de la Ford frotta contre la colonne, marqua le ciment; une barrière blanche et
rouge qui interdisait l'accès sauta contre la calandre, et dans une nouvelle accélération,
John tenta de disparaître aux yeux de la Corvette. Un nouveau parking
souterrain s'ouvrait devant lui. Il en entama un tour complet. La voiture
rebondissait indéfiniment à chacun des ralentisseurs au sol, floutant la
perspective d'un espace exsangue de toute voiture, ponctué à intervalle
régulier de piliers gris. Il slalomait entre ceux-ci, craignant de voir
apparaître la sombre silhouette râblée. Un coup d’œil dans son rétroviseur, un
sur sa droite, le béton sur sa gauche... Une forme noire devant. Il stoppa. Les
deux voitures se firent face sous la lumière glauque des néons. Le bruit du V8
au ralenti, ce ronronnement sourd et inharmonieux, se répercutait, se
dédoublait sur murs et piliers, et se transforma soudain en un hurlement. La
Corvette fonçait sur lui. John enclencha la marche arrière, braqua dans une
allée. Le pare-choc avant racla contre le mur, l'arrière contre une colonne. Il
recula encore et encore, en travers des places de parking.
La
Corvette avait obliqué aussi. Un nouveau coup de volant, et il disparaissait
entre deux piliers. Le coupé suivait. Il contre-braqua, enclencha la marche
avant. Son assaillant était de nouveau dans son dos. Accélérant encore, il
obliqua dans une autre allée, dépassant les limites d'adhérence de sa Crown Victoria.
Les pneus miaulèrent leur désapprobation dans un puant nuage de gomme brûlée.
Une fois le tête-à-queue fini, John chercha la Chevrolet du regard, en vain. Il
allait ré-accélérer quand une lumière blanche lui piqua le coin de l’œil droit.
Et il y eut le choc.
La
Corvette avait percuté de plein fouet le côté de sa voiture, et, la poussant
dans un grognement obstiné, plaqua celle-ci contre le mur de béton armé. Le
coupé reculait, comme pour admirer son œuvre. La Ford, coincé dans un angle,
avait calé. Paniqué, maladroit, John fouillait sa boite à gant, en recherche de
son revolver. La forme noire était là, à proximité, tapie comme un animal à
l'affût. Le moteur glougloutait au ralenti, exhalant un parfum étrange où se
mêlait odeur d'huile moteur et effluves de viande brûlée. Chacun attendait le
prochain mouvement de l'autre. Un instant, John put détailler son ennemi. Ce
qu'il avait pris pour une mauvaise peinture se révélait être la carrosserie
elle-même. Les lignes du coupé étaient altérées par un relief irrégulier de
cloques, de sur-épaisseurs, de coulures, de plis et de fissures. Il semblait
qu'on avait coulé, fondu du goudron par dessus la voiture, comme une revanche
de ce matériau sur l'Automobile, comme c'était maintenant à son tour de la
dominer, de la recouvrir. John voulu tirer. Il essayait d'estimer où pouvait se
situer la tête du conducteur, derrière ce pare-brise fissuré, d'un noir de
suif...
Alors
un autre moteur vrombit.
Chaque
ralentisseur le faisait tanguer en tout sens, arrachant des gerbes d'étincelles
tant au bas-de-caisse qu'à la galerie de toit, qui heurtait les traverses du
plafond et arrachait les néons qui y étaient fixés. Un pachydermique
camping-car Winnebago leur fonçait dessus. La Corvette recula, et le gros
véhicule beige vint s'imposer entre elle et la Crown Victoria, percutant de son
pare-buffle le pilier face à lui. Une fois le Winnie arrêté, la porte de celui-ci s'ouvrit sur un homme de petite
taille, aux jambes arqués, portant un semblant de fusil de fortune relié à ce qui
semblait être une bouteille de plongée, harnachée dans son dos, et qui courut
aussitôt en direction du coupé assassin. John voulut le retenir, le prévenir du
péril; l'arme de l'homme cracha alors un torrent de flamme sur la Corvette.
«Va à
l'intérieur!» gueula-t-il en direction de John, sans autre forme de procès. Et
de cracher un nouvel enfer liquide sur son assaillant.
John
s'exécuta, son revolver toujours au poing. Il contourna le camping-car et y
entra, entendant derrière lui le ronflement du lance-flamme.
De
l'intérieur, il jeta un œil à la fenêtre. Juste à temps pour voir mourir les
flammes dans un court nuage charbonneux, et la voiture reculer, toujours plus
loin, pour finalement fuir et disparaître derrière un mur.
II
«Elle sent la mort,
cette ferraille!» Que je lui ai dit au patron. «Et puis c'est de la ferraille
boche! Elle pue doublement!»
Mais depuis quelques
temps, le patron, il ne voit plus que les gros contrats qu'il peine à honorer.
Des gros contrats qui l'oblige, paraît-il, à avoir des accords louches avec des
aciéries, et à faire passer de la ferraille recyclée pour du métal de premier
choix...
J'ai quand même été la
chercher, son épave, et je la décharge maintenant du Berliet. Je l'ai sentit
dans mon dos durant tout le trajet. Comme le mauvais œil. Morceaux de fer
macabres, posés sur la benne, porte-poisse!
L'amas métallique se
tord et craque quand la pince de la grue se resserre dessus. J'ai peur de
trouver un cadavre en dessous. Un que les pompiers auraient oubliés là, un bout
de viande carbonisé, pourri, coincé dans ce linceul de tôle..
Pataugeant dans
l'ornière boueuse de la cour, le petit Paul me fait signe en passant. Son père
ne veut pas qu'il passe par la cour en rentrant de l'école. C'est trop sale,
trop dangereux pour un môme. J'ai peur qu'il voit cette bagnole de malheur.
Paul continue de marcher, arrive à hauteur du camion. La grue bouge
bizarrement. Dans la pince, l'épave se met à bouger, à se tortiller, à se
débattre, comme le ferait un animal pris au piège. J'ai pas toucher au levier,
non! Mais la pince s'ouvre, et Petit Paul disparaît sous la carcasse.
Non.
Je suis déjà descendu
de la cabine, déjà près du cartable échoué dans la boue. Je fouille dans
l'épave, je cherche le gosse qui était là, à cet endroit, l'instant d'avant. Je
crie, je hurle. Sur mes mains, du sang se mêle au cambouis et à la glaise.
J'éclate en sanglots, m'essuie le visage de ces doigts souillés. Petit Paul,
Petit Paul.
Le sang sur mes lèvres a le goût du métal.
«Jethro Kilroy» se présenta l'homme, une fois revenu dans son
camping-car.
Tout en posant son lance-flamme de fortune au sol, il tendit
une main osseuse à John. Celui-ci se présenta à son tour, sous son nom
d'emprunt, et serra la dextre famélique. Kilroy avait les allures d'un ermite
moderne. Sous le globe de cheveux d'un poivre et sel graisseux se dessinait un
visage anguleux de vieux rapace cabossé. Des yeux rougis brillant au fond
d'arcades creusées, un nez fin comme une lame, aquilin, une barbe irrégulière
qui dissimulait à peine des pommettes et un menton tout aussi aigus. De la même
manière, les os de son corps malingre pointaient sous sa peau, à peine couverts
par un débardeur informe, à la couleur inidentifiable. Le reste de sa tenue se
composait d'un pantalon militaire usé jusqu'à la trame, et d'une paire de
baskets rafistolée à grand renfort de duct
tape.
«Café?» interrogea Kilroy, tendant d'autorité une tasse
imprégnée par les tanins de générations de boissons. John la prit, l'enserrant
dans ses mains comme on ferait d'une chaufferette, mais un rapide coup d’œil à
l'infecte cafetière qui trônait sur le plan de travail le dissuada d'y boire.
L'intérieur du camping-car était ainsi à l'image de son propriétaire. Ne
subsistait des aménagements intérieurs en placage de Formica que le strict
minimum. La moitié du bloc cuisine avait été tronçonné et éliminé, il ne
restait rien des espaces de rangement ou des banquettes, et seul un lit de camp
et un sac de couchage chiffonné indiquaient que Kilroy dormait bien ici.
L'ensemble était graisseux, sale, poussiéreux, et vaguement éclairé par une
unique ampoule nue. Les fenêtres et lucarnes de cette espace de vie était
occultés par une couche de peinture. L'odeur, quant à elle, était proprement
insoutenable. Les boites de conserves vides qui jonchaient les parcelles de
linoléum élimé du sol exhalaient leurs relents de mauvaise bouffe et de
moisissures, lesquels se mêlaient aux aigres émanations corporels de Kilroy qui
imprégnaient véritablement les lieux.
Le petit homme sirotait son café, assis sur l'unique chaise
constituant le mobilier du Winnebago, et jetant régulièrement un œil à l'écran
du GPS ventousé sur le pare-brise.
«Tu m'excuseras de pas être trop causant, c'est rare que je
reçoive du monde ici...oh, d'ailleurs...»
Il se leva, et tendit, en forme de politesse, la chaise à
John, lui s'appuyant contre le dossier du siège passager, à l'avant du
véhicule. Il poussa un nouveau «Oh» quand le rectangle lumineux au dessus du
tableau de bord émît un «Bip».
«Il l'a retrouvé, expliqua-t-il. Je... J'ai collé un traceur
GPS sur la Corvette. C'est pour ça que j'ai mis du temps à intervenir; j'avais
perdu le signal avec ce parking souterrain. Le temps de comprendre que la
'Vette vous avait suivit ici... Tu n'es pas blessé, au moins? C'est que c'est
assez rare que quelqu'un réchappe à une attaque.... Ce matériel, le traceur et
tout, j'ai trouvé ça dans un Walmart, vous vous rendez compte? Je veux dire, il
y a dix ans, c'était de la technologie militaire, ça! Enfin, maintenant, au
moins, je peux dormir un peu!»
Il vida d'un trait sa tasse et se resservit. John eut
l'intuition, à son comportement, que Kilroy n'avait en fait guère dormi depuis
plusieurs jours, et qu'il était vraisemblablement complètement accroc à la
caféine. Il repéra des canettes froissées d’Energy
drink au sol, ainsi, près du lit de camp, que des tablettes de médicaments,
de pilules diverses, entamées et échouées là.
«Ouais, c'est ça que je fais, je suis la Corvette. Je la
surveille...» reprit-il.
John détaillait la cloison vide faisant face au coin cuisine.
Près de la porte était punaisée, à même le contre-plaqué, une carte des
États-Unis, elle-même couverte de traits, d'annotations faites au stylo, de
photographies Polaroid représentant la Corvette ou d'autres éléments flous, d'avis
de recherche pour des personnes portés disparus, des coupures de journaux.
Dans un frisson, il se remémora l'épisode d'une série TV
qu'il avait vu, dans laquelle il y avait un personnage de serial killer avec les mêmes goûts en matière de décoration...
«C'est quoi, cette voiture? Qui est le taré qui la
conduit?» coupa John.
Kilroy soupira, puis grimaça un sourire ironique.
«Ah, ce serait beaucoup plus simple si il y avait vraiment
quelqu'un au volant! Il aurait besoin de s'arrêter pour dormir, pour manger,
pour pisser... Non, je...»
Il s'arrêta, retournant toute son attention sur l'écran GPS.
Puis revint à John.
«Tu sais ce qu'on disait des grands fauves, à l'époque des
colonies? Commença-t-il. Ce qu'on dit toujours, d'ailleurs, à propos des chiens
d'attaques? Un écologiste protecteur des animaux vous dira que c'est faux, que
c'est uniquement un prétexte pour abattre ces bêtes prétendument dangereux et
donner du sang à la vindicte populaire, mais... On disait, on dit, que ceux-ci,
une fois qu'ils ont goûtés au sang humain et, ou à la chair humaine, y
reviennent forcément et fatalement. C'est peut-être, quelque part, considéré
orgueilleusement que notre chair, si elle nous semble si sacrée, l'est
forcément un peu pour eux, et renvoyé un tabou purement humain sur ce qui n'est
qu'un acte de prédation tout à fait naturel...»
«C'est censé répondre à ma question ?» l'interrompit John
«Non. Mais en fait si, répondit Kilroy. Je me permet juste
d'introduire une explication qui est la mienne. Donc...»
«Donc?»
«Tu as déjà entendu parler des 24h du Mans 1955?»
John crut un instant avoir mal compris «Le Mans? La course de
voitures? Mais pourquoi vous me parlez...»
«Cette année 1955, le coupa Kilroy, à la troisième heure de
course, dans la ligne droite des stands, une voiture fait un écart. Le pilote
Levegh, sur Mercedes, arrive derrière, à près de 150 miles per hour. Il heurte la voiture, et s'envole. La Mercedes
s'écrase contre le muret des tribunes, explose, et ses débris enflammés tracent
leurs trajectoires dans le public. Un simple incident de course, une seule
voiture qui se crashe... Mais cette seule voiture a fait 81 morts et une
centaine de blessés. Le pire accident de l'histoire du sport automobile.»
Sans s'en rendre compte, tout en l'écoutant, John avait porté
la tasse de café à ses lèvres. Celui-ci s'avéra en fait tout à fait buvable,
malgré un arrière-goût médicamenteux qu'il attribua à l'eau traitée, présente
dans le ballon à nu au dessus de l'évier, dont devait se servir Kilroy.
«Maintenant, pour répondre à ta question première, cette
voiture est... était une Chevrolet Crovette Stingray 1963; un modèle recherché,
du fait de la lunette arrière séparée, spécifique à ce millésime. Elle a été ma
voiture. Ma première voiture. Il y a de ça maintenant près de quarante ans...»
Kilroy, dans sa voix et son allures, avait changé. Exalté et
volubile dans son récit de course, il sembla soudain abattu, pris d'un
sentiment de tristesse et de désespoir. Comme si il se rendait compte, en le
disant, que quarante années avaient passées. Malgré tout, John continua à
l'interroger.
«Et? Vous recherchez, vous suivez votre voiture depuis quatre
décennies?»
«Oh, non, pas depuis tout ce temps! J'ai mis des années à la
retrouver. J'ai eu à la traquer, à faire des recherche, à la comprendre....»
«Je ne vous suit pas, coupa de nouveau John. Qu'est-ce qu'il
y a à comprendre? Qui conduit votre voiture? Pourquoi il a écrasé cette
vieille? Pourquoi il s'en prend aux gens, comme ça? Pourquoi vous me parlez de
bêtes sauvages, des 500 miles du Mans?»
Formuler ces dernières questions avait épuisé John plus que
de raison. Il se sentait mou, vidé de toute énergie. Le contrecoup du stress
ressenti plus tôt.
Kilroy inspira un grand coup, et le regarda avec gravité. Sa
voix se fit sentencieux.
«Le métal a une mémoire, a une conscience. On peut le fondre,
l'allier, le transformer, mais ce qu'il a été, ce pourquoi on l'a utilisé,
survit toujours. Une pièce de métal qui a goûté au sang, comme les grands
fauves, y reviendra forcément, cherchera forcément à y revenir.»
Sa tasse de café s'échappa de la main inerte de John.
Celui-ci réagit à peine. Kilroy s'approcha lentement de lui, continuant son
discours.
«J'avais monté sur ma Corvette des pièces spéciales, faites,
sans que je le sache, d'un métal ayant cette histoire. D'un métal ayant cet
instinct, ayant ce goût pour le sang humain. Un métal qui provenait de cette
Mercedes du Mans 1955, et qui avait peut-être des origines encore plus
obscures... Personne ne conduit la voiture. Elle se meut d'elle-même.»
John n'avait guère entendu ces dernières paroles, assommé par
les somnifères dilués dans son café.
L'essieu arrière émettait un sifflement particulier, qui se
confondait parfois aux grincements du reste de la structure. Les panneaux de
bois et de polyester jouaient sur leurs cadres métalliques, et les découpes qui
y avait été faites les fragilisaient plus encore.
Cette mélopée mécanique tira John des brumes de son sommeil,
faisant éclore une migraine juste derrière son front. Il comprit à rebours que
le camping-car roulait, qu'il était entièrement nu, attaché à la chaise par des
mètres de scotch gris, le dos contre la cloison du fond, le dossier de la
chaise étant lui-même visé à la paroi de contre-plaqué.
«...Parce que, quand on y réfléchit, depuis l'age de bronze,
depuis... des millénaires en fait, le fer, l'acier, ça a servit à quoi, à
l'Homme?»
Kilroy semblait parler pour lui-même, s'agitant face à son
volant. D'un coup d’œil, il se tourna vers John.
«... Hé ben! Durant toute ce temps, tout ce métal n'a servit
qu'à faire des outils et des armes, reprit-il, comme si le réveil de John le
rendait apte à participer à son monologue. Des objets durs, solides,
tranchants. Des objets qui, de vie en vie, d'age en age, génération après
génération, pouvaient, voire étaient destinés à rentrer en contact avec le
sang, la chair. Ce n'est que depuis un siècle et demi qu'on utilise ce même
métal pour construire des bâtiments ou des véhicules, des objets inoffensifs,
et que, peut-être, on le frustre de cet apport en hémoglobine. Ça va? bien
dormi?»
Le brusque changement de sujet, comme l'absurdité de la
question, surprirent John.
«Que... Qu'est-ce que je fais là? Pourquoi je suis attaché?
C'est quoi ce délire?»
Rétrospectivement, les événements de la veille lui revinrent
en mémoire. «J'ai échappé à une voiture tueuse pour tomber dans les mains d'un
psychopathe...»
«Il y a un Supercenter à
proximité, dit Kilroy. Je vais aller faire quelques courses. Si tu veux un
petit-déj...»
«Si je veux...? Je veux que vous me libériez, et que vous me
rendiez mes vêtements! Tout de suite!» cria John en guise de réponse.
«Non, je peux pas faire ça, John, fit Kilroy avec calme. J'ai
besoin de toi pour mon plan.»
«Votre plan? Mais quel putain de plan? J'ai pas demandé ça,
moi!»
Le Winnebago était arrêté à un feu stop. Le conducteur se
tourna vers son otage.
«Tu as échappé à la voiture. Elle sait, elle se souvient,
elle te reconnaîtrait...»
«Et ça vous autorise à me droguer? A me déshabiller, à me
séquestrer?»
«Non, évidemment, mais...» Le feu était passé au vert. Il
accéléra, regardant John de son rétroviseur.
Déjà, le camping-car évoluait sur le parking de
l'hypermarché, et le plus naturellement du monde, Kilroy se gara, coupa le
moteur, et tira un rideau de velours brun qui occulta le pare-brise.
«Je vais nous chercher de quoi manger. Je t'expliquerai tout
après.» lui dit-il, prélevant le portefeuille de John dans son pantalon, qui
gisait en chiffon sur le plancher sale.
Et, avant de sortir, de le bâillonner d'un morceau de scotch gris.
John était seul. Il se débattit sur la chaise, sans parvenir
à se défaire de ses liens, pas même à en décoller une fraction, à trouver un
jeu. L'épiderme endolori par la colle qui s'y raccrochait, essoufflé, il essaya
encore de crier. Il cherchait à deviner, aux bruits, aux ombres, une présence
extérieure pouvant lui porter secours, sans succès.
Il détailla l'intérieur du camping-car, notamment ce qui en
avait changé durant la nuit. Kilroy avait déplacé son lit sur le côté, sous la carte
punaisée, libérant le fond à sa victime. Sous le matelas, il distingua une
caisse en bois, d'où émergeaient du matériel de bricolage, ainsi que le
lance-flamme utilisé la veille. C'était un bricolage, un assemblage de pièces
éparses: Une bouteille de gaz, ficelée aux bretelles d'un sac à dos, relié par
une durite à un tube d'acier enrobé de bande isolante, avec pour toute gâchette
une tirette en ferraille reliée à un briquet tempête, ornant l'extrémité du
canon. Il remarqua aussi les traces d'une découpe pratiquée dans la cloison
derrière lui, l'encadrant.
Au dessus de sa tête
passait un fin câble métallique, qui courait ensuite le long du toit, pour
arriver à un petit treuil, évoquant un moulinet de canne à pèche, vissé à la
va-vite sur l'accoudoir central, près du siège conducteur.
Il s'interrogea sur la finalité de cette installation, puis
il réfléchit, étudia les possibilités qui s'offraient à lui.
Il envisagea un instant que la voiture n'ait été qu'un
leurre, un complice destiné à le rabattre, à le faire se rapprocher de Kilroy,
dans quel but que ce soit. Il se voyait déjà en route pour quelque endroit
sombre et isolé, jouet d'un enfer de sévices et de tortures. Des larmes
coulèrent sur ses joues, malgré lui. Il craquait. Il lui fallait se ressaisir.
Un sifflement le fit sortir de son introspection. Toujours
ventousé au pare-brise, le GPS était sortit de sa torpeur, et émettait,
rythmique régulière, des «bip-bip». Une angoisse sourde l'étreignit alors.
Une peur profonde et irrationnelle, semblable à celle qu'il
ressentait, enfant, à l'évocation d'un croquemitaine. Mais son boogeyman actuel était fait d'un métal
bien réel, et il approchait.
Car la sonnerie du boîtier allait bientôt crescendo, et ne
fut plus bientôt qu'une stridulation aiguë. régulière et entêtante. Et, comme
en réponse, un autre son naquit à son oreille.
Un bruit sourd et continu, aux modulations chaotiques. Celui d'un moteur
au ralenti. De son moteur.
Un son guttural, profond, qui inspirait une puissance
débordante, qui laissait imaginer de larges goulées d'essence injectées par de
gourmands carburateurs dans des cylindres disproportionnés, muscles de métal
prêt à l'effort, prêt à l'explosion. Un moteur culturiste.
La Corvette passait sur le parking, roulant au pas, là, juste
derrière lui, dans son dos, de l'autre côté de la cloison de bois, puis sur le
côté. John la suivait, à l'oreille, regardant comme au travers des parois,
s'attendant à tout moment à la voir éclater le fin mur de bois, détruire le
Winnebago pour l'attaquer. Elle semblait lui tourner autour, respirant à
quelques centimètres de lui, humant le parfum de sa peur. Un instant après,
elle était plus loin, devant. Et puis il y eut un vrombissement rageur, le
gémissement des pneus, et le ronronnement du moteur s'évanouit. elle s'était
éloignée.
John poussa un soupir, et ce fut presque avec soulagement
qu'il vit revenir Kilroy.
Celui-ci continuait à parler quand il passa la porte, ainsi
qu'il l'aurait fait si son otage l'avait accompagné durant ses emplettes.
John s'agita sur sa chaise, ânonnant derrière son bâillon.
Kilroy, son sac de commissions toujours en main, lui arracha le morceau de
scotch des lèvres.
«La Corvette! La voiture est là, bordel! Elle est passée
juste à côté!» hurla le captif.
Kilroy, abasourdi par l'information, se précipita vers le
GPS, souffla un juron et se mit au volant.
«Elle est encore toute proche, dit-il en manœuvrant. Elle est
vraiment passé près? Comment? Lentement, elle vous tournait autour? Dis-moi!»
John acquiesça, lui décrivant ce qui venait de se passer.
Kilroy jubilait.
«Je le savais!» fit-il dans un sourire.
«Quoi, vous le saviez? Quel délire c'est, encore?» interrogea
John.
Kilroy parlait, comme par automatisme, tout en conduisant,
manœuvrant avec violence sur le parking, son regard ne se détachant pas de
l'écran GPS.
«Je t'ai dit tout à l'heure que la voiture se souviendrait de
toi, de cette proie qui lui a échappé, qu'elle te reconnaîtrait, et que c'est
pour ça que j'avais besoin de toi...»
La portée de ses paroles s'imposa alors à John.
«Ça veut dire quoi? Je sers d'appât, c'est ça? C'est pour ça
que vous me retenez prisonnier?»
Kilroy éluda la question.
«Le comportement que tu as décris, continua-t-il, cette
manière de tourner autour du camping-car, prouve qu'elle me reconnaît aussi.
Elle se souvient du Winnebago, elle se souvient de moi!»
«Encore heureux! Au bout de 40 ans, vous devriez être
intime!» ironisa John.
«Un fauve, même si il n'a jamais connu la captivité, garde
ses instincts de prédateur, d'animal sauvage...»
«Oh putain, Arrêtez de me les brouter avec vos histoires de
tigres!»
«un dompteur, continua Kilroy, si il veut dresser le roi de
jungle, ne doit lui montrer aucune faiblesse, aucune peur. Il doit toujours
être plus fort à ses yeux. Et a cette condition, il peut le dompter, le
soumettre à sa volonté... La Corvette me connaît, connaît le camping-car. Elle
sait, par extension, que la proie qu'elle convoite -c'est toi, John- est dans
ce camping-car. Mais elle sait que je lui tient tête, que je n'ai pas peur d'elle.»
«Ah, d'accord, coupa John. Et c'est ça que vous voulez,
alors? Vous voulez dompter votre propre bagnole douée de conscience? Et c'est
avec ce projet que vous m'avez m'as kidnappé! Putain! Faut consulter, Kilroy,
parce que c'est grave, là! Et vous ne voulez pas aussi lui faire faire des
tours à votre voiture? Assis-couché-debout, va chercher la baballe?»
John regretta aussitôt cette plaisanterie, car Kilroy, en
ignorant la dimension ironique, y trouva le prétexte pour enchaîner, durant
près d'une heure, avec le récit de ses souvenirs d'enfance relatifs à son
chien, baptisé Fido.
Sur le pare-brise, le GPS émettait ses trilles avec
régularité.
III
Elle s'est serrée
contre moi. Elle agrippe mon bras, se blottie contre mon épaule. Le petit
cabriolet nous projette vers une mort certaine, dans ces abîmes, quelques 30
mètres plus bas, mais je n'ai à l'esprit que cette étreinte désespérée.
Des semaines que nos
corps ne s'étaient pas ainsi touchés. Elle n'a jamais aimé cette voiture. Trop
petite, trop fragile, trop dangereuse par rapport aux grosse berlines d'ici. Je
lui avait offerte cette Renault Caravelle en espérant réveiller en elle le
souvenir de cette passion que nous avions connus lorsque j'étais en poste en
France, mais elle est vite devenu un des nœuds de notre discorde.
Nous préservons les
apparences. Nous allons à notre restaurant habituel, sur Mulholland. J'incite
pour prendre la Caravelle, elle refuse, et je me retrouve, moi, à devoir la
conduire.
La nuit tombe sur les
collines. Les petits phares jaunes éclairent trop peu.
Sans que je ne lui en
ait intimé l'ordre, le moteur s'emballe soudain, hurle dans notre dos,
développe une puissance qu'on ne lui a jamais connu. J'appuie de mes deux pieds
sur le frein, les roues avant se bloque, mais rien n'y fait. Nous tirons tout
droit dans le virage qui s'annonce. Le cabriolet enfonce la barrière de bois et
s'envole au dessus du ravin.
Helen s'accroche à mon
bras, cherchant ma protection, si dérisoire soit-elle. Je lâche le volant, pose
ma main sur la sienne.
Nous mourrons dans un
fracas de tôle.
Un rideau de brouillard opacifiait l'horizon. Le voile gris
reculait au fur et à mesure que le Winnebago avançait, révélant le paysage, le
modélisant détail après détail ainsi que l'aurait fait un jeu vidéo. Des gouttelettes
se condensaient sur le pare-brise. L'humidité ambiante amplifiait la sensation
de froid. John grelottait sur sa chaise à en claquer des dents.
Quelques minutes plus tôt, au premières lueurs du jour, il
avait pu apercevoir un panneau au bord de la route, l'informant qu'ils étaient
sur l'interstate 80, en direction de
Lincoln.
«Vous avez déjà entendu parlé de cette légende urbaine
concernant James Dean?» fit Kilroy,
brisant le silence matinal, seulement ponctué jusque là par le glougloutement
crapoteux de la cafetière.
«Celle selon laquelle il n'est pas mort et passe une retraite
paisible en Floride avec Marylin?» ironisa John.
«Non, répondit le conducteur, prenant au sérieux cette
réponse sarcastique. Celle concernant sa Porsche.»
John ne dit rien, et Kilroy commença son récit: Celui de tout
un enchaînement d'accidents et de morts, suivant celle de James Dean, liés à
l'épave elle-même ou à des pièces mécaniques prélevées dessus.
«... Et le bouquet final, c'est quand la tournée de la
prévention routière qui exposait la voiture retourne en Californie par le
train: On charge voiture dans un wagon scellé, mais à l'arrivée à destination,
plus de Porsche, plus d'épave!»
«Et donc? La voiture s'est barrée toue seule, comme votre
Corvette?»
«Oui, peut-être. Peut-être avait-elle une vie propre,
l'avait-elle acquise à force de vies prélevées. Peut-être le métal qui avait
servi à sa fabrication avait des origines semblables à celles de celui qui
s'est retrouvé sur ma Corvette...»
Deux jours avaient passés, et Kilroy avait eu tout le temps
d'exposer à John ses théories quant aux noires capacités de sa voitures. Il
disait avoir reconstitué le parcours de cet acier, ses divers incarnations,
chacune amenant à des morts humaines. Comment il était convaincu que ce métal,
modelé en pièces de moteur pour Chevrolet Corvette, avait été pièces de la
voiture du Mans 1955. Il lui raconta comment il avait, après des années de
traque, comprit sa voiture, comprit sa logique prédatrice. Comment il avait
cherché à la combattre. Comment il avait découvert, à la lueur de cocktails
molotovs qu'il avait eu à lui lancer, qu'elle craignait le feu. «La carrosserie
d'une Corvette est en fibre de verre, avait-il dit, en plastique. C'est aussi
sensible au feu de votre peau. C'est pour ça qu'elle a peur: Sans cette
carrosserie, elle serait comme écorchée vive!»
Et d'ajouter ses hypothèses quant à la matière dont sa
voiture avait substituée, dans ses circuits et cylindres, les hydrocarbures par
le sang et la chair; dans ses réparations mécaniques ou de carrosserie, où ces
matières organiques remplaceraient métal ou plastique.
«J'ai brisé une de ses vitres, une fois, raconta-t-il.
C'était en 1992 ou 93. J'avais tiré, avec un fusil de gros calibre, et la vitre
de la portière passager était tombée. A l'intérieur de la voiture, il y avait
des morceaux de chairs, des morceaux de bras, de jambes, des organes, des os,
tout emmêlés, mélangés, baignant dans une sortes de bouillie, de la chair à
saucisse pourrissante. A vous retourner l'estomac. Son habitacle, c'est son
réservoir maintenant. Son estomac.»
Sans que John n'eut saisit par quel prodige, Kilroy,
conduisant toujours et sans avoir quitter son siège, s'était servi un café bien
chaud, et buvait tranquillement. Au dehors, la brume commençait à se dissiper.
«Nous allons devoir
faire une halte. Le plein.» murmura-t-il en soufflant sur les nuées de vapeurs
qui s'échappaient de la tasse.
Et de s'engager, quelques minutes plus tard, sur une de ces
aires de repos qui ponctuaient les grands axes. John connaissait ces endroits,
ces îlots de sédentarité dans l'océan de routes qui quadrillaient l'espace
américain. Des refuges, des relais déliquescents, où la civilisation se
contaminait d'une marginalité, d'un nomadisme de mauvais aloi. Où la masse
mouvante des individus cédait au incertitude, à la solitude,à la sauvagerie
parfois, où la société se diluait dans le mutisme, la taciturnité, la fatigue
de chacun.
A jouer ainsi les démarcheurs à domicile, à devoir se faire
oublier suite à ses méfaits, ou carrément fuir les autorités de tel ou tel
district, comté ou état, il était devenu familier de ces lieux qui lui
semblaient interchangeables. Toujours les mêmes enseignes de stations-services,
de dinners ou de fast-foods, toujours
les mêmes motels, tous installés selon des plans aussi aléatoires que
similaires; toujours la même population interlopes de routiers, de routards, de
marginaux, de prostituées, de gamins jouant les employés modèles pour payer
leurs études et de serveuses trop maquillées, trop fatiguées de cette vie. Un
milieu stagnant, anonyme, déprimant.
Kilroy gara le camping-car à une station Mobil et sortit. Le
bourdonnement de la pompe à essence ne tarda par à se répercuter dans le goulot
du réservoir et à résonner jusque sous les pieds de John. Le ventre creux
depuis la veille au soir, celui-ci ne put se retenir de saliver en voyant, en
face, de l'autre côté d'une étendue de béton, une enseigne de Dunkin' Donuts.
Son imagination faisait déjà naître à ses narines le parfum
saturé de graisse et de sucre des beignets
quand, de nouveau, le GPS tinta, le tirant de ses pensées gourmandes.
«Kilroy!» appela John. Sur le parking en face, une Honda
Civic blanche se gara. Le chant du système de guidage gagna en intensité. Le
conducteur de l'Honda, un jeune homme avec barbe et casquette, ouvrit sa
portière et mit lentement les jambes au dehors, concentré sur son téléphone
portable.
«Kilroy!» les gargouillis de l'essence coulant dans le
réservoir continuaient. Le «bip-bip» du GPS se déforma en un cri épileptique. le
jeune homme sortit de sa voiture. Un grognement rauque, et une ombre noire
surgit. Elle percuta la Civic de plein fouet. La voiture blanche glissa de
côté, de plusieurs mètres, la portière
refermée sur son propriétaire.
«Kilroy!» fit John dans un hurlement, comme en réponse à
celui, muet, de la victime en face.
La Corvette recula. La porte enfoncé de l'Honda se rouvrit,
déformée, libérant sa victime. L'homme tomba au sol, agonisant de douleur. Ses
pieds n'étaient plus que deux poids morts, pantelant aux brisures de ses
tibias. Un flash de lumière dans l'intérieur du Winnebago, et Kilroy retrouva
sa place au volant.
«J'ai vu.» dit-il en démarrant. Déjà la voiture tueuse
revenait, tranquillement. Elle se stationna au dessus du corps remuant, et
préleva au sol sa victime impuissante. Alors que le camping-car roulait enfin,
prêt à traverser le terre-plein herbu, qui le séparait du parking où se jouait le drame, la Corvette
reculait, emportant le corps. Quand le Winnebago arriva à côté de l'Honda
orpheline et de la tâche de sang témoignant du drame, elle avait déjà regagnée
la route.
De sa chaise, secoué par les coups de volant de Kilroy, John
peinait à suivre le cours des événements. Le monde qui se dévoilait au travers
du pare-brise semblait tanguer, virer de tout part. Et, constamment revenait en
ligne de mire le même point noir fuyant au loin.
Ils slalomaient entre les autres voitures, heurtant ailes et
portières, arrachant baguette latérales et rétroviseurs, dans un concert de
cris, de heurts et de klaxons. La Corvette grilla un feu stop, et dans un nuage
de gomme brûlée, elle obliqua à l'intersection ainsi signalé. Kilroy conduisait
presque allongé sur son volant, le visage collé à la vitre, déchaîné. Il jura,
et tourna à son tour dans une large embardée, avant de re-accélérer.
Il pesta encore, et se saisit du revolver de john, qu'il
devait avoir ranger dans la boite à gants ou poser sur le siège passager.
Devant, la route s'était étrécit, laissant place, de chaque côté, à une rangée
de façades alignées. Des voitures garées, des piétons arpentant trottoirs et
passages cloutés. Ils traversait une ville, une petit village, semblable à des
milliers; de ceux qui poussait spontanément aux abords des grands axes, qui s'y
développaient, en marge de leurs routes originelles. La Corvette avait
ralentit, à l'affût, se fondant dans le flot diffus de la circulation. Puis
elle accéléra, avec une soudaineté effarante, faisant un écart de trajectoire,
et manqua de peu un homme qui traversait la route, les bras chargés de sacs en
papier kraft. Kilroy fit coulisser la vitre latérale, et conduisant de la main
droite, il brandit le pistolet à extérieur, et se mit à tirer en l'air. A
tirer, encore et encore, vidant le chargeur.
«Créer un mouvement de panique, comprit John. Faire peur aux
gens pour les éloigner de la Corvette.».
Le stratagème fonctionna, et, après quelques instants de
chaos, la rue principale n'eut vite, pour toute forme de vie, que des ombres
craintives, recroquevillés dans l'embrasure d'une porte ou derrière la malle
d'un véhicule stationné.
La voiture tueuse devant eux sembla comprendre l'inanité
d'une tentative de prédation dans ces condition, et, dans un crissement de
pneus, elle traversa ce qui restait d'agglomération à haute vitesse. Kilroy
accéléra à son tour, désirant rester au contact.
A peine les dernières maisons dépassées que le hululement
d'une sirène de police retentit derrière eux. Kilroy fonçait, encore et encore,
amenant le Winnebago à des vitesses surnaturelles pour un véhicule de ce type.
L'anguleuse forme noire devant eux semblait grossir, tandis que les sirènes,
distancées, s'estompaient sous les craquements et vibrations.
Le conducteur ricanait: «Haha! J'ai un moteur Mopar,
messieurs!» Et, grisé, comme pour prouver ses paroles, de mettre un nouveau
coup de gaz, qui leur permis de revenir à quelques encablures de la Corvette.
La poursuite au haute vitesse se poursuivit durant près d'une
heure. Un soleil franc éclairait maintenant la campagne environnante, une
plaine se perdant dans l'horizon, faite d'un mosaïque alternant pâtures et
cultures de blé ou de maïs. De loin en loin émergeait un portique métallique,
soutenant un système d'arrosage, ou les silhouettes titanesque de silos à
grains, fusées géantes clouées au sol.
Derrière le Winnebago, de nouveau, résonna le cri strident
d'une sirène de police, comme un écho. Alors Kilroy accéléra de plus belle,
déboîta sur la gauche, et entreprit de dépasser la Corvette.
« Il nous faut la contrôler! Hurla Kilroy. Les flics
derrière, ce sont des proies pour elle!»
Un choc, sur le côté, et le camping-car louvoya un instant.
La Corvette ne voulait pas se laisser dépasser. Puis Kilroy se rabattit, et
John put entendre le vrombissement du small
block Chevrolet derrière lui.
Le conducteur, devant, lui lança un regard, un sourire malin,
et sa main actionna un levier au niveau du treuil installé près de son siège.
Ce fut alors comme si le monde s'escamotait autour de John.
Le câble métallique se déroula dans un concert de craquements. La portion de
paroi découpée quelques jours plus tôt par Kilroy s'ouvrit , s'abaissant tel un
pont levis, et entraîna l'otage avec elle. Il se retrouva assis à
l'horizontale, complètement exposé, avec face à lui le ciel, barré du câble
tendu qui défilait encore. Il basculait, descendait, et l'instant d'après, il
sentit le contact de la route, terriblement proche. Le tapis irrégulier du
bitume défilait sous sa tête, faisant tressaillir la planche contre laquelle il
était couché. John couvrit Kilroy de noms d'oiseaux, criant sans retenu, de
surprise tout d'abord, puis d'effroi en découvrant, à quelques décimètres de sa
tête, la Corvette, lancée à tombeau
ouvert. La gueule déformée et béante de la calandre exhalait des parfums de
viandes chaudes, d'hydrocarbure et d'asphalte. L'haleine d'une ogresse
mécanique auquel il était offert, nu, immobilisé, impuissant.
Un nuage de fumée noire naquit à sa gauche, craché par
l'échappement rouillé d'un Winnebago qui donnait toute sa puissance. La voiture
suivait, obstinément, se rapprochant dangereusement, sur quelques mètres, le
temps d'un coup de gaz. Au loin au dessus de sa tête, par delà la voiture
tueuse, au bout du cordon routier, les étincelles bleus et rouges de gyrophares
de police, les poursuivant.
«Elle pourrait très bien accélérer pour percuter l'arrière du
camping-car» pensa soudain un John en panique. «Elle pourrait tout à fait me
foncer dessus, me broyer et me bouffer.»
Soudain, les élucubrations de Kilroy, ses histoires de fauves
et de dompteurs, son idée d'une proie de choix qu'il représentait, prirent tous
leurs sens.
Un chaton courant après une pelote de laine. L'image éclot
dans l'esprit de John «Et je suis le petit bout de laine qui dépasse, et sur
lequel le petit chat noir va s'acharner.»
L'instant d'après, parmi l’afflux de sons et d'images dont il
était assailli, les sens aiguisés par l'instinct de survie, s'ajouta des
éléments nouveaux. L'écho d'une clochette, d'une sonnette surpuissante, et une
corne de brume, lointaine. Puis, ce fut un tressautement du Winnebago, là,
derrière ses pieds, et une section de profilé en aluminium, peinte en rouge et
blanc qui, tordue et arrachée de son support, siffla sa trajectoire juste à
côté de lui avant de tomber au sol avec résonance. Des lignes de fuite hachurées
de gris naquirent sur les côtés, et elles portaient, sur la droite, une masse
orange hurlante. Des rails, et une locomotive, déjà sur eux. Le camping-car
était passé, continuait. John se tordit le cou, la tête complètement renversée.
En contre-jour, Il vit la Corvette sur le croisement, les rejoignant déjà, et
la masse sombre du train qui la percuta à l'arrière. Le choc. Sourd, violent.
La voiture fut projeté, tel un jouet lancé par un enfant
turbulent, dessinant une ellipse dans un nuage de débris, avant de disparaître
dans l'épaisseur du champ de maïs qui longeait la route.
Les freins du Winnebago sifflèrent, et Kilroy se gara sur le
bas-côté. Là-bas, la succession géométrique des wagons défila et disparut,
laissant place à une voiture de police qui, traversant la voie, se gara à son
tour. La scène prit alors pour John l'allure d'une tragi-comédie antipodique.
Kilroy était sortit, armé de son lance-flamme, et, remontant la route, il
lançait des invectives aux policiers. L'un d'eux, l'homme, l'ignora, et
s'enfonça parmi les plants de maïs, rejoignant la Corvette. La femme
l'accompagnant avançait en direction de Kilroy, le menaçant de son arme de
service. Une brune hispanique, le visage dur, potelée dans son uniforme, mais
non dénuée de charme.
«Officier Vasquez, police du comté de Custer. Lâchez votre
arme!» D'un regard, elle remarqua John,
nu sur sa planche.
«Il faut que j'aille voir la Corvette, répondit Kilroy. Laissez-moi y aller!»
«Il faut que j'aille voir la Corvette, répondit Kilroy. Laissez-moi y aller!»
«Ne bougez pas! S'interposa la policière. Mon collègue
s'occupe de l'autre voiture. Vous lâchez votre arme et vous vous allongé sur le
sol! Tout de suite!»
L'homme au lance-flamme n'en fit rien. «Voue ne comprenez
pas! Votre collègue est en danger de mort! C'est peut-être une occasion unique
de l'arrêter...»
Les vocifération d'un moteur l'interrompirent. Et comme en
réponse, une série de coups de feu, résonnant dans la plaine.
Elle eut pour toute réponse de nouveaux braillements
mécaniques, et bientôt des ondulations derrière la surface de maïs. Kilroy
courra alors, de côté, pour disparaître lui aussi dans le champ. Vasquez le
suivit du regard, le braquant toujours, mais son doigt ne se resserra pas sur
la détente.
Quelques pas, et elle se pencha sur John, un canif se matérialisant dans sa main.
«C'est fini, ça va aller, maintenant.» lui dit-elle. Paroles usuelles, vide de sens. Elle commença à scier les bandes de scotch gris, et se redressa soudain, quand les échos du moteur se firent plus clairs. Les joncs de graminées, de l'autre côté de la route, s'écartèrent alors, et une masse noire apparut, crachotante, la gueule barbouillée, ornée de serpentins rougeâtres. Un crâne, couvert des lambeaux de ce qui avait été un visage, roula sur l'asphalte, balançant des segments déchiquetées d'artère et d’œsophage par la base arrachée de son cou.
Quelques pas, et elle se pencha sur John, un canif se matérialisant dans sa main.
«C'est fini, ça va aller, maintenant.» lui dit-elle. Paroles usuelles, vide de sens. Elle commença à scier les bandes de scotch gris, et se redressa soudain, quand les échos du moteur se firent plus clairs. Les joncs de graminées, de l'autre côté de la route, s'écartèrent alors, et une masse noire apparut, crachotante, la gueule barbouillée, ornée de serpentins rougeâtres. Un crâne, couvert des lambeaux de ce qui avait été un visage, roula sur l'asphalte, balançant des segments déchiquetées d'artère et d’œsophage par la base arrachée de son cou.
«Cavanaugh!»
La Corvette, d'un coup de gaz, revint sur le ruban de bitume.
Elle semblait haleter, comme un animal blessé, roulant de biais comme elle
traînerait la patte. L'arrière était défoncé, la carrosserie de plastique
n'était plus qu'un assemblage de brisures, la fibre à nue. La roue tordue,
coincée en un carrossage improbable, frottait sur le sol en un crissant gras.
Elle se dirigeait vers Vasquez et John, obstinée. La policière brandit de
nouveau son arme de service, et tira à plusieurs reprises. Le pare-brise noirci
s'étoila d'impacts qui se mirent aussitôt à saigner, d'un sang sombre et
visqueux.
Kilroy réapparut à son tour sur la route, attirant à lui la
Corvette, d'un grand cri. La voiture s'arrêta, les roues avant tournèrent en sa
direction.
John, son bras libéré, se défit des entraves de duct tape qui l'attachaient encore à la
planche. Il se remit debout, et grimpa à l'intérieur du camping-car. Retrouver
son revolver, que Kilroy avait utilisé plus tôt, fuir à bord de ce véhicule
dont la Chevrolet se méfiait... Il appela Vasquez, qu'elle monte avec lui, mais
la jeune femme restait interdite, transie de peur.
Au travers du pare-brise du Winnebago, il vit Kilroy, sur la
route, qui marchait à reculons, lance-flamme brandit, le fauve mécanique en
joue. Alors que le regard de John tombait enfin sur l'arme recherchée, le
moteur V8 rugit. La masse noire s'élança. Surprise et terreur se mêlèrent dans
le regard de Kilroy quand de son canon ne sortirent aucune flamme. L'instant
d'après, l'homme n'était plus sur la chaussée, et il n'y avait plus que la
Corvette qui roulait avant, en un dérapage, de se retourner vers eux.
Le corps sans vie était comme crocheté à la canine du
pare-choc, morceau de viande à ajouter à ceux de l'officier Cavanaugh. Kilroy
fut charrié ainsi sur plusieurs mètres, les jambes pantelant sur le côté, le
pneu frottant sur contre le t-shirt, le déchirant, l'empourprant de sang. La
lanière du lance-flamme céda, échouant la bonbonne sur la route. Puis, en un sursaut, la roue finit par lui
passer dessus, écrasant de tout le poids de la caisse la cage thoracique,
faisant éclater le torse, comme un fruit trop mûr, en une cascade de viscères.
Revolver en main, John se précipita. Son arme, pas plus que
celle de Vasquez, n'effrayait la voiture. Il lui fallait récupérer le
lance-flamme, le faire fonctionner...
La Chevrolet roulait, les avaient dépasser depuis longtemps.
Courbé, méfiant, John rejoignit le milieu de la chaussée, et préleva l'arme.
Quand il l'eut en main, il regarda autour de lui. La Corvette
s'était évaporée.
IIII
Le bruit du moteur m'a
fait sursauté. Je referme la porte du frigidaire, les bouteilles de Pepsi en
main et le sourire aux lèvres. Il a réussi. Toute la journée nous nous sommes
battus avec ce moteur qui refusait de fonctionner. Mon père mettait ça sur le
dos de ces pièces d'injection qu'on a monté dessus, et qui lui semblaient
louches, mais ça y est, maintenant, il est parvenu à le démarrer.
Mon sourire s'évanouit
quand, par derrière l'explosion mécanique, je perçoit des cris.
Les bouteilles de soda
s'écrasent conte le carrelage de la cuisine. Je descend l'escalier quatre à
quatre et arrive dans le garage. La voiture a bougé, deux rectangles de gomme
parallèles marquent le béton. De part et d'autre de la roue avant, des jambes
s'agitent, grotesques, émergeant de sous la caisse. Elles frappent le sol,
s'étendent dans l'étagère en face. J'appelle, et soudain elles ne bougent plus.
Le moteur accélère, monte dans les tours, au point mort, et les cris de mon
père s'évanouissent. Une odeur de chairs brûlées se mêle à celle des gaz
d'échappement. Le capot de la Corvette se referme de lui-même, comme s'ouvrait
le couvercle du cercueil dans ce film d'horreur que j'avais vu, une fois, au
drive-in avec Mindy. Je veux entrer dans la voiture, couper le moteur, libérer
mon père. J'ai beau tirer sur la poignée à l'en arracher, la portière ne
s'ouvre pas. Un nouveau coup d'accélérateur, cette fois la Corvette avance. Le
pneu écrase la cuisse de mon père. La porte du garage est ouverte, elle va
sortir. Ma voiture, maintenant qu'elle est éveillée, cherche à s'enfuir. Je me
précipite dans l'allée, elle démarre. Je me jette sur le capot, m'accroche à ces
fins essuies-glaces chromés que j'y ai posé, la veille. Mue par sa seule
volonté, sans personne pour la conduire, ma Corvette dévale la rue, prend un
premier virage et accélère plus vite encore. Le corps inerte de mon père est
traîné sur le bitume. Il est mort, je le sais maintenant, et si je tombe je
mourrai comme lui.
Alors je suis propulsé
dans les airs, le sol vient à ma rencontre. La Corvette vient pencher son ombre
sur moi, puis part. Je me redresse, pleurant de rage et de douleur. Je lui
court après. Je suis les reflets brillants de sa peinture métallisée, l'arrête
dorsale de cette vitre arrière séparée. Par dessous la caisse, je vois deux
jambes mortes, dépassant du logement moteur comme des pièces mal fixées,
laissant sur le sol une traînée rouge, comme une fuite d'huile gorgée
d'hémoglobine.
Le reste du corps a
déjà été dégluti.
Le souffle court, je
vois disparaître dans le lointain ce qui devait être ma voiture. Celle que mon
père tenait à m'offrir.
Les incessants clignotements de rouge et de bleu se
reflétaient en kaléidoscope sur les pans argentés de sa couverture de survie.
Au loin le crépuscule brûlait ses derniers feux, et bientôt les lumières
blafardes des phares et des lampes se joignaient au Light Show.
John était assis à l'arrière d'une voiture de patrouille.
Assise à l'avant, côté passager, l'agent Vasquez l'avait rejoint, sans un mot,
et pleurait en silence. Au dehors, des silhouettes s'affairaient autour de
barrières et ruban de signalisations, encadrant des parcelles de routes
jonchées de restes humains.
On l'avait interrogé, tout à l'heure, tout en lui
administrant les premiers soins, et on allait prendre sa déposition complète au
poste. John devait attendre, nu et frissonnant sur la banquette en skaï.
«Qui conduit la voiture?» Vasquez avait brisé le silence.
«Personne.» répondit John d'une voix enrouée.
«Non, ça, c'est la version de l'homme du camping-car, reprit
la policière. De l'homme qui vous a séquestré. Ça ne tient pas debout. Moi, je
veux votre version: Qui conduit la voiture?»
John lui répéta la même réponse.
«Merde! s'emporta Vasquez. Cavanaugh n'a pas été tué par un
fantôme! Cette voiture, c'est pas le putain de Knight Rider!... Écoutez, monsieur Silverstein. Mes collègues ont
fait une recherche de données sur le nom de Jethro Kilroy. La seule occurrence
qui pourrait correspondre à notre homme est un avis de recherche pour une
disparition, datant de 1976! Selon toute vraisemblance, cet homme vivait reclus
dans son camping-car depuis 40 ans! Et il vous a séquestré! Alors, libre à vous
de me la jouer «Syndrome de Stockholm», mais si vous avez une explication, une
hypothèse logique quant à l'identité de la personne qui a écrasé mon collègue
je veux que vous me la donniez!»
John resta muet, évitant le regard de la jeune femme. Un
silence lourd emplit l'habitacle.
Un officiel, par la portière, les informa qu'ils allaient
être conduit au poste, afin de prendre leurs déposition complète, et, quelques
minutes plus tard, ils roulaient en effet, en convoi derrière le 4x4 du shérif.
John appréhendait cet interrogatoire. Sa confrontation avec
Vasquez n'avait été qu'un avant-goût. On allait lui demander une version
autrement plus acceptable, plus cartésienne. Comment des flics pouvaient-ils
lui accorder, lui dont ils ne savaient pour l'instant rien, qu'il existait
depuis quatre décennies une voiture tueuse, guidée par une volonté propre, qui
arpentait le territoire américain en tout sens, semant la mort autour d'elle?
Et qu'eux n'en ait jamais rien su? Mais combien y-avait-il d'affaires non
classées? Combien de meurtres et de disparition non élucidés? John repensa à la
carte de Kilroy, couverte de photos et d'annotations, punaisée au Venilia effet
bois du camping-car...
Le trajet dura une large demi-heure, et ils arrivèrent, de
nuit, dans la petite ville de Broken Bow.
Le convoi se gara en épi face à un bâtiment de plain-pied,
bas et anguleux, orné, sur le mur de brique à son entrée, du blason de la
police de comté, éclairé d'une lanterne.
On fit asseoir John sur une des chaise en vinyle du hall
d'entrée, en lui demandant de patienter. Un flic à peine sorti de
l'adolescence, moustache duveteuse et acné florissante, lui offrit un gobelet
de café, et lui assura qu'on allait lui apporter un repas et de vêtements.
«...avant de vous appeler pour prendre votre déposition» ajouta-t-il, pour
disparaître ensuite derrière le bois vernis du comptoir de l'accueil.
Les minutes passèrent, mollement. Le claquement régulier des
touches du clavier d'ordinateur, derrière le bureau, répondait aux tic-tacs de
la pendule au dessus de sa tête. John se laissait bercer, presque somnolant.
Une sonnerie de téléphone, et l'agent se leva, passant dans les bureaux de
l'autre côté. Des éclats de voix résonnèrent. Alors une vague d'agitation
gonfla. Les agents se mirent à courir en tout sens, a s'invectiver. Ils
passèrent dans une salle, derrière une porte d'adjacente, qui se révéla être
une armurerie. Ils en ressortirent, armés de fusils M16 et de gilets
pare-balles, pour se rendre à l'extérieur, un vague regard en direction de
John, et disparaître au loin, tout phares allumés et toutes sirènes hurlantes.
Le morne calme de la nuit revint aussi vite qu'il s'était
estomper. Le rookie avait retrouvé sa
place à l'accueil, et John attendait toujours. Après quelques instants
d'hésitation, celui-ci se leva, la couverture de survie toujours jetée sur les
épaule, et traversa le court espace carrelé de blanc qui le séparait du
comptoir. Il le contourna, pour se positionner prêt du jeune policier. A ses
pieds, posé négligemment entre la
corbeille et l'unité centrale de l'ordinateur,
le lance-flamme de Kilroy, orné d'un scellé.
«Qu'est-ce qui se passe, qu'ils sont tous partis comme ça?»
demanda John.
«Un appel de la ferme Johnston. Un mec qui s'amuse en bagnole
un peu trop prêt de leurs bêtes. Ce serait la voiture qui a tué Cavanaugh.» Il
avait répondu sans prêter de réel attention à son interlocuteur, le visage
bleuit par la lumière de l'écran. Il n'en détachait toujours pas son regard.
John ne bougeait pas, plongé dans ses pensées: La Corvette
avait donc déjà panser ses plaies, réparer d'elle-même ses avaries. Elle avait
reprit la chasse, et le régiment de policiers qui convergeaient vers elle
étaient moins une menace que des proies...
Les idées se bousculèrent dans sa tête. L'inquiétude le prit.
Le jeune policier se tourna vers lui, esquissa une question. John ne lui laissa
pas le temps. S'effrayant lui-même de sa réaction, agissant sous le coup d'une
impulsion instinctive, il s'empara du canon du lance-flamme, et le braqua en
direction du jeune homme.
«Files-moi les clés d'une voiture ou je te crame la gueule!
le menaça-t-il. Elle est où, la ferme Johnston?»
Le môme s'exécuta, décrochant un trousseau du tableau face à
lui, et lui expliquant en quelques mots la direction à prendre. Sans le quitter
des yeux, John retraversa alors le hall, la bouteille du lance-flamme sur
l'épaule et, après un dernier coup d'oeil, il sortit, déverrouilla la
patrouilleuse correspondant à ses clés, jeta son arme sur le siège passager et
démarra. Le rookie sortit alors, l'arme à la main, mais sans oser tirer. John
écrasa l'accélérateur, traversa la localité endormie, et s'enfonça dans la
nuit.
Ayant quitté les ruelles bordées de lampadaires de Broken
Bow, éclaboussées d'une lumière glauque,
il se retrouva en effet perdu dans un océan de ténèbres, que la faible
lueurs des phares peinait à percer. Obliquant sur un chemin de terre à peine
carrossable, parmi les champs, ainsi que le jeune policier le lui avait indiqué,
il se retrouvait de plus pris dans la poussière ainsi soulevée. Après plusieurs
minutes de doute et d'hésitation, la nuit d'encre lui laissa deviner des
reflets lointains et ondoyants. La danse de phares et de gyrophares, auxquels
répondaient, tonnerre d'un orage distant, les échos de détonations. John
tortura sa voiture en coupant à travers champ, en direction des
phosphorescences changeantes.
Alors le paysage se dégagea devant lui. Les plantations
s'effacèrent au profit d'un pré à l'herbe brune et rase, délimité en tout sens
par un enchevêtrements de barres métalliques. Un quadrillage régulier des tubes
galvanisés, séparant des parcelles dans lesquels se divisait un immense
troupeau de bœufs. L'ensemble de la brigade de police était présente, auprès des
bêtes, auréolé d'une brume opaque où se réverbéraient les projecteurs, et où
régnait un chaos cruel. Des formes de métal de chairs, homme et bêtes et
véhicules, allant, courant, se mélangeant dans des nébulosités de poussière. Se
contorsionnaient au sol des masses agonisantes, autour desquels la silhouette
râblée de la Corvette dérapait, dansait, comme une divinité sacrificielle. Les
hommes en uniformes s'improvisaient garçons vachers, débordés par la panique
que l'odeur de mort et de sang insinuait dans l'esprit des bêtes. Et la voiture
tueuse de foncer dans les jambes d'une jeune policière, qui s'effondra, libérant ainsi une demi-douzaine de bovins
qui s'élancèrent, piétinant le corps. Une masse dans laquelle le monstre
mécanique préleva son dû, brisant le jarret d'un veau trop à l'extérieur du
troupeau. De nouveau, la comparaison léonine de Kilroy éclot dans l'esprit de
John.
Il braqua le volant, et contourna la succession de barrière,
jusqu'à un chemin bouvier, terre battue d'empreinte de sabots, qui menait à
l'arène de circonstance. Il enfonça un portion d'un coup de pare-choc, se
frayant un chemin entre les voitures garées, arracha une portière ouverte
derrière laquelle un officier se cachait de la Corvette, et sortit à son tour,
avec pour seul équipement le canon du lance-flamme. Il ignora les imprécations
autour de lui, brandit l'arme bricolée de Kilroy, et éclaboussa la scène d'une
gerbe ardente. L'action sembla alors se suspendre, et parmi les meuglements
désespérés d'animaux blessée, une forme de calme s'imposa.
«Tu te souviens de la proie qui t'as échappée?» dit-il, sans
même oser le ton.
Et la Corvette, jusqu'à là toute à sa folie meurtrière,
s'immobilisa au dessus de la bête éventrée. John remonta dans sa patrouilleuse,
phares allumés et sirène hurlante, et il fit marche arrière. Tous s'écartèrent.
Son plan, aussi improvisé soit-il, fonctionnait. Il rejoignit la route, suivit
d'yeux lumineux.
Il était de nouveau l'appât que la Corvette prenait en
chasse.
La silhouette noire monopolisait l'espace derrière lui,
immuable. Son image troublée de vibrations se reflétait dans ses rétroviseurs,
magnétisant le regard de John.
Aurait-il eu le temps d'y penser qu'il se serait demander par
quel réflexe inconscient, quelle gymnastique de l'esprit il pouvait ainsi
conduire, suivre une trajectoire subliminale alors que son attention toute
entière était tournée vers autre chose. Cette chose, là, qui le poursuivait...
Il ne quittait guère les interstates,
roulait, heure après heure après heure. Il avait pris bien besoin d'éviter les
agglomérations, comme le faisait Kilroy. Le moindre petit hameau, la moindre
propriété trop proche de la route, le moindre indice de présence humaine.
Forêts, champs et prairies ne lui offraient guère plus de répit: John y
craignait à tout moment de voir surgir un daim ou un lièvre qui, happé par la
Corvette, nourrirait celle-ci, prolongeant son calvaire d'encore quelques
miles. Car oui, son plan improvisé tenait en cette idée, que Kilroy avait esquissé:
Faire rouler la voiture jusqu'à l'agonie, l'obnubiler pour l'affamer.
Il avait roulé ainsi toute la nuit et toute la matinée, la
Corvette dans son sillage, requin mécanique suivant son poisson pilote. Puis le
voyant du réservoir d'essence avait commencé à clignoter. Il était maintenant
allumé en continu, et semblait briller de plus en plus.
John grogna. Comment pouvait-il s'arrêter et faire le plein,
s'exposant ainsi à la voiture tueuse, sans risquer sa vie ou celle d'un quidam?
Son espoir, sa seule issue jusque maintenant avait été la fuite, le mouvement.
Une halte de quelque forme signifiait sa mort.
Kilroy avait sans doute réfléchi à la marche à suivre dans
une telle situation, peut-être même y avait-il déjà été confronté. Il fallait à
John penser comme Kilroy, considérer la Corvette non comme une automobile, mais
comme une bête fauve, un prédateur sanguinaire. Un animal sauvage et agressif,
mais aussi censé, capable de penser, de ressentir.
De craindre.
Il traversai un paysage de steppe. Des plaines arides,
couvertes de touffes d'herbes sèches, ponctuées de collines grises. La route,
élément dérisoire de civilisation, ponctuait cet espace sauvage. Bientôt se
matérialisa, sur le bas-côté, une forme rectangulaire, aux aspect de planches
vermoulues et de tôles rouillées. Deux pompes oblongues aux peintures passées,
surmontés d'enseignes lumineuses Texaco jaunies, trônaient dans la petite cour
face au bâtiment. Une station service, oasis perdue dans ce désert du mid-west.
La seule, sans doute, à des dizaines de miles à la ronde.
John obliqua, s'arrêtant dans un nuage de poussière. Quelque
part tinta une clochette.
A travers la vitre arrière, il vit la Corvette noire piler au
milieu de la route, à l'affût.
«Elle attends, se dit-il. Je ne suis toujours qu'un appât. Si
un pompiste sort...»
Rien ne bougea, sinon le nuage soulevé par le véhicule de
police. Puis la porte bringuebalante de la cahute s'ouvrit sur un bonhomme
rondouillard, en chemise de laine.
John souffla un juron puis, poussé par un élan instinctif,
saisit la bandouillière élimée du lance-flamme et sortit. Appuyant sur la
gâchette, il lâcha une boule de feu en l'air, en forme de coup de semonce,
effrayant l'homme, surpris lui-même par la puissance de l'arme, puis il en
dirigea le canon vers la pompe. Ses yeux étaient rivés vers la Corvette.
«Elle sait, se dit-il. Elle craint le feu et sait ce qu'un
nouveau tir impliquerait.» puis il hurla en direction du pompiste «Le plein,
ras-la goulotte, et fissa!»
Celui-ci, trop décontenancé sans doute de recevoir ses ordres
d'un homme nu, armé d'un lance-flamme et conduisant un véhicule de police de
l'état voisin, s'exécuta sans discussion. Sur la route, la Corvette émit un
grognement de moteur, vibrant sur ses roues, tel un chat observant les oiseaux
depuis une fenêtre.
John ne tremblait pas, ne bougeait pas. «Si je tire, on crève
tous. et tu n'auras rien à bouffer.» ne cessait-il de se répéter, comme si elle
pouvait le lire par télépathie. Après une éternité, le pompiste retira le
pistolet de la trappe, dans un débordement d'essence translucide et volatile,
et le raccrocha.
«Retournez dans votre cabane et n'en sortez pas avant que
nous ne soyons parti, et loin!»lui cria de nouveau John, toujours tourné vers
la route.
L'homme, abasourdi, obéit sans même réclamer l'argent dû.
John reprit le volant et démarra en trombe. Le crissement de gravillons devint
vibration de l'asphalte sous les roues. Il gagna rapidement en vitesse, mais la
silhouette grandit exponentiellement derrière lui. La Corvette se colla contre
son pare-choc arrière, le percuta. Simple contact, mouvements de caisse. Action
mesurée, presque douce. Presque par jeu.
«Le respect du dompteur, ou le plaisir de la traque...»
Un nouveau choc, plus violent, puis un troisième. Le bouclier
de plastique se détacha de ses amarres, rebondissant sur le bitume. La Corvette
passa dessus, sans ménagement.
«Elle s'impatiente...» pensa John. Il lui fallait tenir.
Oublier la fatigue, la faim et la soif qui le tiraillaient, tenir cette
vitesse, cette cadence. Maintenir l'attention, l'intérêt de la Corvette.
L'attirer toujours plus loin, mais en rester maître. La voiture, en le
heurtant, pouvait le faire partir en tête-à-queue, le réduire un instant à
l'impuissance et à l'immobilisme. Un instant de trop. Il serait à sa merci.
Après quelques minutes, et à bout de provocations de la
Corvette, John enclencha le cruise
control, stabilisant la voiture de patrouille à 65 mph.
Là-bas, devant lui, naissaient les reliefs aiguës et
irréguliers des Montagnes Rocheuses, certains sommets couronnés de neiges et de
nuages. Il allait rouler toute la journée à ce rythme, sa prédatrice à courte
distance, et, si tout allait bien, il aurait passé la chaîne montagneuse dans
la nuit.
«Là-bas, au moins, il n'y a personne.» pensa-t-il, tout en considérant
également que ces routes de montagnes ne lui permettaient pas de maintenir son
allure.
Il traversa une première forêt de conifères, à laquelle
succéda une étendue rocailleuse. Puis une nouvelle zone boisée, où les arbres
allait en s'amenuisant et se clairsemant. Bientôt, il franchit un premier col,
une langue de neige coulant du sommet longeant la route.
Il roulait sur ce sillon pétrifié, serpent courant le long de
saillies rocheuses, d’à-pique et d'éboulis, grimpant obstinément jusqu'à une
passe invisible quelques temps plus tôt. Le jour tomba sans prévenir, dans la
pénombre d'une forêt touffue, alors que John attaquait l'ascension d'un nouveau
sommet. Avec la distance, les neiges au loin n'étaient plus que des tâches,
d'un bleu luminescent. Les yeux jaunes de la Corvette brillaient déjà dans son
dos. L'arrivée de cette nouvelle nuit réveilla la faim en son ventre et la
douleur en ses yeux. La bouteille d'eau minérale qui traînait dans le
vide-poche passager était vide. Il déglutit, sentant déjà la sécheresse de sa
gorge et de ses lèvres. La fatigue l'étreignait, plus forte encore, et la
concentration réclamée par cette route tortueuse ne faisait qu'accentuer ces
sensations. De nouveau, le froid l'accompagnait.
Les virages se révélaient au fur et à mesure dans le faisceau
de ses phares. Son monde se limitait à ce qui apparaît dans ce triangle
lumineux, cet horizon de quelques pas. Un daim y surgit à l'orée d'un bois.
Coup de volant, coup de klaxon. Le cervidé lui échappa, échappa à la Corvette
qui revint aussitôt dans ses rétroviseurs, et disparut dans la nuit.
Les heures s'égrainèrent, amplifiant l'épuisement de John. Un
panneau l'informa que sa route le faisait redescendre en direction du comté de
Salt Lake City, et bientôt le dôme lumineux qui éclaboussait le ciel face à
lui, émanant de la ville en contre-bas, lui permit d'en estimer l'ampleur et la
proximité. Il changea de direction à la première intersection qui se présenta à
lui, et, après quelques miles sur un chemin de terre, retrouva une route
éloignée de toute agglomération.
Le paysage se transforma alors. Les montagnes redevinrent des
collines, pelées et herbues, où à la roche rouge se substituait un sable
immaculé. Puis se fut une vallée, où s'alternait verdoiement de cultures et
déserts pâles, qui s'ouvrait à lui. La présence vibrante de la ville, sur sa
gauche. Derrière lui, dévoilant en négatif la présence de sa poursuivante, les
feux d'un jour nouveau rosissaient le ciel.
D'instinct, il suivit le ruban rectiligne qui, traversant une
zone agricole, débouchait sur une plaine vaste et aride et un horizon crénelé
de lointains sommets chauves, couleur de sable.
L'ordinateur de bord de la patrouilleuse émit une courte
sonnerie, le tirant d'une semi-torpeur. De nouveau, le voyant du réservoir
s'était allumé.
L'adrénaline aiguilla l'attention émoussée de John, et
l'imminence d'une panne sèche le força à réfléchir. Allait-il pouvoir
reproduire le même manège que la veille? Trouverait-il seulement le relais
d'essence nécessaire? La même étendue claire, ponctuée de buissons secs l'entourait, mais le jour maintenant levé
appelait à l'arrivée d'autres voitures, d'autres proies potentielles pour la
Corvette. Il lui fallait s'éloigner de la route, isoler la prédatrice à ses
trousses de toute forme de vie.
Alors, le soleil se refléta en un éclat éblouissant. Longeant
la route et se perdant en mirage dans l'horizon, une étendue plane, lisse,
d'une blancheur virginale.
Bonneville Salt Flats.
Le désert de sel.
John obliqua d'un coup de volant. Il quitta le Macadam, passa
parmi pierres et buissons secs, tous blanchis d'une pellicule de sel. Il
accéléra, vérifiant d'un regard que la Corvette, par derrière le nuage de
poussière, prenait bien une trajectoire similaire. Une marche, un sursaut de la
voiture, pompant sur ses suspensions, et la terre céda sa place au lac
pétrifié. Nouvelle accélération. La surface blafarde crissait doucement sous
les pneus, se désagrégeant en des cristaux fins et compacts, dégageant par
moment une petite flaque d'humidité, reliquat d'une averse récente, aussitôt
absorbée. Tout était lisse, net et clair. La silhouette noire se découpait plus
que jamais dans cette épure de paysage. Après quelques minutes, la route
derrière eux n'était même plus visible, et la frange de lointains reliefs
montagneux qui couronnait l'horizon paraissait n'être qu'un mirage, flottant
sur une ligne céleste trouble. Les deux voitures évoluaient, traçant un azimut
rectiligne à travers cet environnement stérile. John comprit, à ses sensations
durant ces quelques miles, pourquoi les petrolheads
venaient du monde entier, depuis l'aube de l'histoire automobile, sur ce
même salar, afin de s'y défier dans des courses et des records de vitesse.
Mais cette perspective abstraite, mêlée à sa fatigue, à sa
sensation de soif accrue par la chaleur et la sécheresse du désert, lui
donnèrent bientôt une sensation de vertige. Il eut le sentiment d'être à
l'arrêt, la surface de sel n'étant qu'un titanesque tapis se déroulant sous
eux, destiné à l'avaler. La réverbération du soleil n'était qu'un écran de
fumée, lui dissimulant les mécanismes cachés de ce piège démoniaque, dans
lequel la Corvette n'avait été qu'un leurre. Il s'évanouit un instant, dérivant
sur la gauche, remettant violemment en ligne sa voiture. Les traces inscrites
dans le sel témoignaient de sa perte de conscience, mais c'était à peine si il
s'en souvenait la minute suivante. Il ne fonctionnait plus que par automatisme,
par simple réflexe de survie. Le sens et la finalité de la moindre chose lui échappait.
Il n'eut pas conscience du premier cahotement du moteur. Le
second, plus violent, lui finit rouvrir les yeux, tiraillant son nerf optique
aussi sûrement que si on l'énucléait. John appuya avec tout ce qui lui restait
de force, sur l'accélérateur, tétanisant son mollet. Le moteur eut un dernier
sursaut, puis il agonisa dans un mugissement éteint. Il se bloqua et cala,
asphyxié.
La voiture de police réduite à l'immobilisme, la Corvette
s'arrêta, à bonne distance.
Pendant un instant, John ne crut plus entendre que le bruit
rugueux de sa propre respiration, rendue douloureuse par la soif. Sa poitrine
était comprimée, comme si il eut porté un gilet de plomb, et la même pesanteur
semblait opprimé ses bras et jambes. Il regarda autour de lui. Le désert, sa
sérénité,
sa lumière l'emplirent d'une terreur nouvelle, plus
implacable encore que ce que lui inspirait la voiture. Il ressentit le besoin
innée de fuir cet environnement, de s'en isoler, de se recroqueviller, en
position fœtale, et de ne plus jamais bouger. Rester là, en souffrance, se
laisser pleurer, se laisser mourir. Il ne bougea plus, perdu en lui-même.
Le fracas le surprit, et il eut la sensation de basculer tout
entier sur le côté. Le désert était toujours là, l'encerclant de blanc pastel,
mais souillé, sur sa gauche, de la silhouette charbonneuse de la voiture. Elle
avait percuté le flanc de la patrouilleuse, enfonçant les portières. Elle se
rappelait à lui, tentait de l'atteindre. Et la voilà qui reculait, doucement,
reprenant ses distances avec la voiture de police et John, ou prenant son élan
pour un nouvel assaut.
Le grondement de son moteur était toutefois devenu
inharmonieux, certains cylindres n'offrant qu'un claquement creux en guise
d'explosion. John resta immobile, la regardant, prêtant l'oreille, son cerveau
figé dans une incapacité à formuler une interprétation correcte des signaux
qu'il recevait, à définir des actions consécutives à ceux-ci. Il finit par
comprendre que la Corvette avait faim, elle aussi, que c'était l'urgence de ce besoin
qui la conduisait à cet assaut. Le V8 rugit soudain, et la silhouette noire se
cabra.
Il lui fallait sortir de la voiture, de lui-même, avant que
son assaillante ne le fasse. Elle heurta de nouveau le véhicule de police. Les
vitres latérales explosèrent en une pluie de cristal, le pilier central se
courba. Le ciel, au travers du pare-brise, chassa de côté. Puis de nouveau
l'immobilisme. John déplia un bras engourdi et se saisit de la bandoulière du
lance-flamme. L'engin lui sembla peser des tonnes, et il eut la même difficulté
à ouvrir et pousser la portière passager. Il tomba de la voiture plus qu'il
n'en descendit. Les cristaux de sel se plantèrent dans son dos comme autant
d'aiguilles émoussées. Il roula de côté, tirant la bonbonne à lui, et rampa.
Des craquements, comme la croûte du pain que l'on rompt, sur le côté. L'ombre
de la Corvette s'approchait, écrasant la surface saline. John se débattit pour
se redresser, et, après un effort surhumain, prenant appui sur son arme, il
parvint à se présenter debout. La voiture lui faisait face. Il brandit le canon
du lance-flamme, donna une première impulsion sur la gâchette, allumant le
briquet tempête. L'étincelle qui avait fait défaut à Kilroy... Puis une seconde
impulsion, faisant crachée une vague incandescente en direction du véhicule
menaçant. Alors, assuré que le squale métallique gardait ses distances, il
commença à marcher. A petits pas traînant, courbé, charriant son fardeau, il
allait lentement, à reculons, le canon braqué vers la Corvette, jetant à
intervalle régulier un coup d’œil vers l'immensité blanche derrière lui. Le sel
lui agressait la plante des pieds, le brûlait, aussi sûrement qu'un tapis de
braises ardentes, mais il continuait, y plantait ses talons pour de nouveau pas
à rebours. Et la voiture le suivait, roulait toujours, grognant son impatience
et sa faim. Les roues arrières patinèrent plus d'une fois, prémisses d'une
attaque, et John y répondait d'un jet de flamme, une boule de feu, panachée de
fumée sombre, qui la rassérénait aussitôt. Un animal docile... L'arythmie des
pulsations de son moteur était toujours plus sensible, le soleil toujours plus
présent, le poids de la bonbonne au bout de son bars, toujours plus important.
La voiture de police n'était plus qu'une pointe d'aiguille au loin, se
confondant à la surface blafarde.
Puis les a-coups du small
block prirent le dessus. La Corvette hoqueta, convulsa, et, alors que John
continuait à marcher, elle ne le suivit plus, inerte dans cet environnement
aveuglant. Il s'arrêta à son tour, hébété.
Un sursaut, et le silence. Le moteur de la voiture tueuse s'était
arrêté. Homme et voiture se firent face, suspendus dans le temps. Dans un
craquement de cartilages outragés, la portière côté conducteur s'ouvrit. Malgré
lui, poussé par une pulsion irraisonnée, John se rapprocha, le lance-flamme
toujours prêt à cracher. Sous un soleil cuisant, il détailla de nouveau celle
qui l'avait poursuivi jusqu'ici. Les lignes aiguës de sa carrosserie, toujours
grêlée des mêmes creux, des mêmes bosses, des mêmes replis, comme autant de
rides ou de cicatrices, et toujours marqués du même aspect carbonisé. Sur tout
l'avant, témoignages de ses assauts précédents, la carcasse de fibre de verre
était cassée, pleine de brisures, de fractures, d'esquilles, couleurs de pus,
sur lesquels semblaient repousser une matière nouvelle. Déjà, des
boursouflures, à l'aspect de chairs distendus, comme des kystes, naissaient et
enflaient, empiétant sur le vide,créant une pièce de carrosserie nouvelle,
reprenant la forme originale. Des pièces organiques, qui une fois formées,
s'asséchaient, et prenaient l'aspect de cuirs sombres et rudes, parcourus de
veinules où un sang huileux et brun peinait à circuler. Des réparations de
fibres vivantes, de viande, des régénération, repoussant comme la queue d'un
lézard. De la même manière, les impacts sur le pare-brise s'estompaient en des
cicatrices blondes, évoquant de la corne. Sur les ailes avant, les ouïes de
refroidissements, expirant un air chaud et fétide, et garnis des filaments d'un
mucus gris, évoquaient à John les nasaux
d'un cheval épuisé.
Il avait contourner la voiture, et s'approchait maintenant de
cette portière ouverte, l'accueillant, l'invitant. Les remugles de viande
avarié s'échappant de l'habitacle lui soulevèrent le cœur, et le goût piquant
de la bile éclot dans sa gorge. Le tableau de bord typique des Corvettes, avec
ses baroques demi-lunes, était toujours reconnaissable, mais il semblait ici
avoir été sculpté grossièrement dans un bloc brut de salaisons, d'os et d'abats
comprimés, les sièges semblant être le fruit du même horrible ouvrage. Du ciel
de toit pendaient des haillon visqueux. Le plancher de la voiture, lui, était
un marécage de cauchemar, tapis de régurgitations stagnantes où surnageaient
organes en décomposition et ossements blanchis par quelque sucs gastriques.
Au dégoût de John se mêla une forme de fascination malsaine.
Il y avait là quelque chose qui l'appelait. Cet habitacle aux allures
d'abattoir l'attirait, irrésistiblement. Lorsqu'il en détourna le regard, ce ne
fut que pour voir le désert de sel, partout. Ce ne fut que pour sentir, plus
que jamais, son isolement, son harassement, son agonie à venir, à bout de
force, de faim et de soif. Il avait vaincu la Corvette, l'avait tuée, mais il
mourrai également, déjà. Le lance-flamme lui échappa des mains. Il n'avait plus
la force de se sentir soulagé ou libéré, ou lâche ou veule, n'avait même plus conscience des périls
consécutifs. Son envie infantile d'un cocon où se réfugier le reprenait, et ce
cocon, ce ventre maternel était là, offert, ouvert. Tel un patin guidé par des
forces occultes, il fit un premier pas vers la voiture, puis un second. Puis,
lentement, il prit place sur le siège, s'y installa, sa chair nue contre la
chair morte.
Son visage se déforma en une grimace inhumaine. Sa mâchoire
claqua dans le vide, happant un air qui n'entrait plus dans ses poumons.
La portière se referma, avec la violence et la rapidité d'un
couperet.
Plus de peur. Plus de
douleur. Plus de morsure du gel ou du soleil.
Mon dos et mes cuisses
sont soudés, intégrés au siège. Je fais maintenant partie de cette peausserie
où la chair humaine a succédé au simili-cuir. Mes mains se confondent avec la
jante du volant, mes pieds, collés au pédalier. Je semble prêt à conduire cette
voiture dont je suis moins le maître que le jouet. Pantin désarticulé, je reste
immobile, dans cette position qui m'a été allouée, tandis que la vie s'échappe
de mon corps avec la même hâte que les passagers d'un navire en perdition.
Je fixe du regard le
pare-brise brisé, opacifié de suie. Je ne devine du dehors que des sons, des
sources lumineuses, de menues ombres.
Bientôt, des cris
d'enfants, des rires. Une zone habitée.
Une école.
L'âme de la Corvette
commande, et la pédales d'accélérateur s'enfonce, entraînant mon pied. J'ai
nourris l'acier, mais sa faim est toujours grande. Le moteur vrombit, et s'y
ajoute maintenant des cris, qui s'amplifient, se transforment en hurlements.
Nous fonçons sur un
groupe d'enfants empruntant un passage clouté. Des heurts, des soubresauts
agitent la caisse. Un craquement d'os. Le choc d'un crâne, roulant sur le
capot.
Bientôt le broyât de
leurs petit corps viendra se déverser, et emplir l'habitacle à mes côtés.
Les cris s'éteignent
derrière nous, nous sommes déjà loin.
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