Ça
commence par quelques flocons épars. Rien qu’un coup
d’essuie-glace de temps en temps ne puisse gérer. Puis le ciel
devient encore plus sombre – ce qui ne paraissait pas possible
avant –, la neige plus drue complique la tâche des balais sur le
pare-brise et la visibilité s’amoindrit un peu plus, ralentissant
un peu plus le trafic automobile sur la route du travail – ce qui
ne paraissait pas possible avant.
La
bouillie d’abord marronâtre sur le bord commence à blanchir et
s’épaissir ; on n’y voit plus à cinq mètres et la voiture
devant moi, à l’arrêt depuis plus d’une minute, ne semble pas
vouloir repartir. Les quelques feux stop qui percent le brouillard
sont tous immobiles. Les phares jaunes que j’entraperçois de
l’autre côté du terre-plein ne bougent pas plus. Il n’est pas
rare que la circulation s’arrête momentanément sur le périph’,
mais le phénomène d’accordéon reprend toujours. Il tombe de la
neige tous les trois ou quatre ans et à chaque fois c’est la même
chose : quelques centimètres et c’est le blocage ; il va
falloir s’armer de patience.
Ce
spectacle blanc me rappelle ce conte… Il était une fois, dans
le royaume boréal, une princesse. Au solstice d’hiver, après sept
jours et sept nuits de neige, le château était pris dans les
glaces. En ces latitudes, c’était le milieu de la grande nuit et
il fallait attendre encore une semaine que le soleil vint percer
l’horizon et caresser de ses rayons les pierres de l’édifice. En
attendant que la déesse Printemps réchauffât le cœur de son
frère-amant le dieu Hiver, la princesse était prisonnière de cette
immense statue de glace qu’était devenue sa demeure.
Plus
d’une demi-heure : ce n’est plus un bouchon, la circulation
est vraiment interrompue. Les panneaux lumineux susceptibles de nous
informer sur la situation sont trop loin pour être distingués dans
cette purée épaisse qui tombe du ciel. Les congères font désormais
presque un mètre de haut et les essuie-glace ne font plus le poids ;
je dois ouvrir ma portière pour sortir régulièrement pour ne pas
tourner claustrophobe, isolé dans l’habitacle de ma voiture.
La
radio ne propose que du statique sur toutes les stations. Parfait
comme bande son du spectacle extérieur ; loin d’être idéal
pour comprendre ce qu’il se passe. Les antennes doivent être
ensevelies sous des centimètres de neige. Il doit en être de même
pour celles de téléphonie mobile, c’est la première fois de ma
vie que je n’ai pas de réseau sur le périph’ ; pour une
fois que téléphoner au volant ne serait pas dangereux… Dommage,
je ne pourrai pas contacter le client que je devais rencontrer.
Bosser sur Paris c’est être dépendant des conditions de transport
saturées ; bosser hors de Paris, ça n’existe pas dans ma
branche.
Lors
de mes sorties régulières à l’extérieur je croise d’autres
naufragés de la route. Certains prennent ça avec fatalisme,
d’autres s’énervent… évidemment, il serait trop douloureux
pour eux de contredire le cliché de l’automobiliste parisien. Il
faut bien trouver un responsable, alors ce sera les autorités qui
n’ont pas prévu l’inattendu et qui n’ont pas investi en
conséquence – sans augmenter les impôts il va sans dire. Ce
serait amusant si ce n’était aussi pathétique.
L’essence
commence à manquer. Malgré la chaleur du moteur, une fois déblayé
il faut moins d’une minute au pare-brise pour être intégralement
recouvert à nouveau. Il fait nuit dans la voiture, seuls les voyants
du tableau de bord et la lampe de plafond apportent une lumière
lugubre.
L’histoire
remonte de ma mémoire, comme si elle prenait l’initiative de se
rappeler à moi. Les couloirs du château étaient plongés
dans le noir, éclairés uniquement par les flammes tremblantes des
bougies. La grande nuit avait pris fin et, quand la mâtinée
s’achevait, les rayons du soleil venaient frapper la glace qui
recouvrait les fenêtres, ne fournissant qu’une faible lueur
bleutée. Ses occupants attendaient que la déesse Printemps
poursuive sa cours, elle seule pouvait faire fondre le cœur de glace
de son frère.
La
princesse avait sculpté dans la glace à sa fenêtre une effigie du
dieu Rêve, le façonneur de mondes, le père des quatre saisons ;
car c’est lui qui accueillerait son fils en son domaine quand sa
fille se détournerait de l’Hiver pour céder aux avances de
l’Été ; il en était ainsi dans la fratrie, mais chaque
année le père apaisait les jalousies et permettait aux saisons de
se succéder. La princesse ne priait pas pour la fin de l’hiver,
c’était sa saison préférée, celle où l’art de la glace
prenait vie ; elle priait pour que le dieu Hiver ait un sort
plus doux.
Je
me décide à sortir. Le froid est mordant à l’extérieur, mais
l’habitacle ne sera plus un refuge très longtemps. Je pousse avec
difficulté la portière, la neige derrière crisse mais finit par
céder. Si j’avais attendu plus longtemps je serais sûrement resté
coincé ; sans savoir qui de l’épaisseur de neige ou du gel
des portes aurait scellé en premier mon cercueil automobile. Je
m’enfonce dans la neige jusqu’à mi-mollet ; mes mocassins
et mon pantalon sont déjà fichus de toute façon. Mes vêtements ne
sont pas adaptés au climat, le froid ne tardera pas à me rattraper.
Je ressers ma cravate, ça ne me tiendra pas chaud mais ça empêchera
peut-être l’air de rentrer par mon col. Puis je referme jusqu’en
haut la doublure de mon blouson.
Je
crois que c’est la première fois que je vois le périphérique
ainsi : sans la moindre trace de gris. Ce serait un joli décor
de carte postale que j’apprécierais beaucoup plus si je ne devais
pas me retrouver immobilisé à me geler les extrémités et le
reste.
***
Je
ne me souviens pas d’un froid pareil à Paris. Je ne me souviens
pas d’un froid pareil tout court. Et je ne suis pas habillé pour
les sports d’hiver : mocassins en cuir, une chemise et un
blouson sur un costume – pas assez épais l’un comme l’autre.
Même lors de mon séjour professionnel à Stockholm en février je
ne me rappelle pas avoir subi des températures aussi glaciales.
Je
ne suis pas le seul à avoir abandonné une voiture en fin de course.
Les véhicules ne risquent pas de bouger avant la fin de l’épisode
hivernal, il faut trouver un autre moyen de se mettre à l’abri
avant même de penser à rentrer chez soi. Nous sommes plusieurs
dizaines à grelotter en nous regardant hagards, attendant que
quelqu’un trouve la solution miracle. J’espère que personne
n’est prisonnier de sa voiture, mais on ne voit plus que des
monticules de neige, impossible de savoir.
Tout
le monde se met en mouvement sans qu’une origine ne puisse être
clairement déterminée ; plusieurs ont probablement eu la même
idée, puis le reste a suivi. La rampe d’accès au boulevard
circulaire est pentue et glissante, mais sans équipement d’escalade
en montagne c’est le seul chemin praticable pour sortir de l’anneau
où nous nous trouvons. D’autant qu’une partie non négligeable
de la rampe est protégée des tombées par un mini-tunnel : des
petites portions de bitume sont visibles par endroit, rappelant si
besoin était qu’ici se trouvait auparavant la route que des
milliers de gens empruntaient chaque jour. La porte d’Italie n’est
qu’à quelques mètres en amont. Les voitures à l’arrêt qui ont
glissé et se sont empilées nous fournissent un escalier de fortune
sur au moins les deux tiers de la montée, je me dis que dans notre
malheur ça aurait pu être pire : qu’est-ce qu’il peut bien
arriver à nos homologues bloqués sur une portion aérienne de la
route ?
Et
cette histoire remonte inlassablement à ma mémoire, comme si je ne
pouvais me concentrer sur rien d’autre : Les cheminées du
château brûlaient à plein feu, la glace qui l’enfermait
commençait à fondre. La princesse observait les stalactites et
stalagmites dans lesquels se sculptaient personnages et animaux
extraordinaires. Dans cet art résidait la magie de l’Hiver qu’elle
admirait tant. Les soldats et les gargouilles de givre qui avaient
protégé le palais tout l’hiver se retiraient avec leur maître,
rendant ce domaine aux hommes.
Pas
moyen de me rappeler d’où je tiens cette histoire qui m’obsède,
tandis que notre progression vers la surface se poursuit. La
princesse retirée dans sa chambre priait le dieu de rester encore un
peu ; que l’hiver se prolonge encore un peu. Il entendit son
appel et l’Hiver apparut face à la jeune femme. Il avait
l’apparence d’un jeune homme dans la force de l’âge mais avait
la perfection d’un dieu, plus beau que dans toutes les fresques le
représentant ; ses yeux bleu-gris renfermaient une connaissance
et une sagesse qui contredisaient son apparente jeunesse. Il se
tenait droit face à elle, enveloppé de voiles de givre qui lui
faisaient une ample toge. D’un regard la princesse sut qu’elle ne
pourrait plus jamais aimer quiconque ainsi.
Les
premiers à arriver sur le rond-point se figent sur place. Ça pousse
derrière donc je progresse le plus vite possible, malgré le sol
glissant et mes chaussures inadaptées. C’est comme un souvenir
d’enfance qui émergerait de mon subconscient : la princesse
et le dieu ; mais je ne me souviens pas avoir lu cette histoire,
jamais, et personne ne me l’a racontée non plus. Pourtant les mots
arrivent limpides dans mon esprit ; ce n’est pas vague, je
connais les paroles du conte par cœur. Et comme elles me viennent,
je vois les lèvres tremblantes de mon voisin articuler en silence le
dialogue qui suit :
« Je
peux t’aimer comme tu n’as jamais été aimé. Et jamais je ne te
trahirai. Pourquoi pardonner à ta sœur et lui abandonner ton
royaume alors que tu sais qu’elle finira par te trahir à nouveau ?
— Pourquoi ?
Parce que le monde est ainsi : Automne, ma sœur, ma meilleure
amie, se sacrifie pour me délivrer de ma prison, que mon règne
puisse venir. Puis j’ouvre mon cœur et la porte du royaume à
Printemps. Elle me trahit pour notre frère Été et me fait
emprisonner dans le monde de père, dans un songe de neuf mois. Et le
cycle revient, ainsi en va ce monde-ci… l’équilibre demande que
les saisons se succèdent pour que la vie continue à fleurir.
— Alors
ce monde est injuste. Et j’en trouverai un où tu seras libre de
m’aimer autant que je t’aime. »
On
vit un vrai cauchemar ici et les gens agissent exactement comme on
pourrait s’y attendre : pas une trace d’entraide, chacun
pour soi. Une fois arrivé en haut, pas un ne s’est retourné pour
donner un coup de main à ceux derrière qui continuent l’ascension ;
juste quelques pas avant de se figer pour observer le spectacle. On
en voit certains d’ici, comme des statues, préférant attendre
d’être complètement recouverts de neige. Au début, l’effort
physique gardait le corps à une température supportable, maintenant
la torture est encore pire avec la transpiration des premières
minutes qui semble geler au moindre coup de vent et donne
l’impression d’avoir un glaçon glissant dans le dos.
Je
finis par atteindre le sommet de notre « Everest » du
périphérique parisien. À bout de souffle, j’avance quelques
mètres à quatre pattes avant de me redresser. Et là je comprends…
La
princesse s’était endormie, car seul dans le royaume du Songe
pouvait-elle demander audience à son maître. Elle s’y rendit pour
plaider la cause de son bien-aimé auprès de son père. Et bien que
réputé inaccessible, il lui accorda quelques minutes de son
attention :
« Vous
êtes son père !
— Je
suis son créateur.
— Et
son malheur ne vous touche pas ? Pourquoi le soumettre à telle
torture ?
— Pourquoi
devrais-je m’en soucier ? Sa tragédie est nécessaire au
fonctionnement de ce monde.
— Il
est juste nécessaire qu’il laisse la place à sa sœur en temps
voulu. Son martyr n’est pas indispensable.
— C’est
un dieu, son caractère ne peut pas lui permettre d’accepter le
retrait de gré.
— Alors
donnez-nous un autre monde. Je saurai le convaincre d’occuper sa
tâche ici et le rappeler à moi celle-ci achevée.
— Il
faudra remodeler tout le cycle…
— Vous
êtes le façonneur de mondes, ce n’est rien pour vous.
— Très
bien jeune fille, j’accéderai à votre désir : C’est un
défi intéressant. Mais si le cycle venait à se briser je devrais
considérer cet accord comme caduc.
— Je
vous entends.
— J’ai
justement un monde sur le point de péricliter ; il n’a plus
sa place dans le Songe et il conviendra parfaitement. »
Le
spectacle me coupe le souffle et je m’immobilise immédiatement. Et
très rapidement le givre qui prend mes pieds s’assure que je ne
repartirai pas, comme mes dizaines de voisins en cours de
sédimentation. Nous sommes une armée de statues éberluées par le
décor, les mâchoires qui ne peuvent pas tomber plus bas, prises
dans la glace.
Le
rond-point est une patinoire recouverte de monticules de glace et de
neige, là où des véhicules ou des gens se sont retrouvés bloqués.
Des deux côtés de l’avenue les immeubles ont laissé place aux
falaises blanches de glaciers. Le paysage est irréel, il ressemble à
ces images du Groenland qu’on peut voir à la télé, sans les
inuits… et à Paris. Comme si quelqu’un avait superposé un autre
décor par-dessus l’habituel, recouvrant le gris par le blanc.
Et
la princesse s’éveilla dans son nouveau monde. Et à ses côtés
se trouvait son bien-aimé.
Je
commence à perdre toute mobilité, je ne sens plus mes extrémités.
Mon cerveau ne sait plus interpréter les signaux : froid,
chaud, douleur… ? Tout s’emmêle, sensations et pensées.
Mes yeux se brouillent, le givre a fini de casser mes cils ;
mais avant de perdre complètement la vue ils accrochent une dernière
image, le seul mouvement alentour.
Sur
ma gauche un couple se tient par la main, entre les deux parois
glacées qui entourent ce qui fut la nationale 7, la route des
vacances. Scène irréelle, peut-être une simple hallucination :
mon cerveau n’est probablement plus correctement irrigué par un
sang qui doit commencer à transporter quelques glaçons. Le jeune
homme et la jeune femme me tournent le dos, main dans la main ;
mais surtout ils sont bras nus. On meurt littéralement de froid ici
malgré les pulls et les épais blousons et ils se baladent avec
d’amples robes guère épaisses. Et ils s’éloignent sur cette
route, sans prêter la moindre attention à tous les gens qui se
statufient derrière eux.
Ils
se marièrent et furent heureux à jamais dans leur nouveau domaine.
FIN
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