LE PETIT NOCTURNE
Si on parlait avec eux, on découvrirait sans
doute que chez les chiens eux-mêmes il y a, sous leur forme canine, les
déviances pathologiques du manque, de l’adoration, de la possessivité, voire de
l’amour. Ce besoin. Cette maladie mentale. Est-ce que ça s’arrête un
jour ?
Philip Roth, La Bête qui meurt
EXTRAITS DU GRAND LAMENTO PETIT NOCTURNE
Faire
l’amour (ou avoir un rapport sexuel) avec cet homme bleu était une expérience
purement spirituelle, intégralement ressentie dans l’esprit et le corps,
racontait-elle d’une voix tremblotante à son analyste. Son regard amer se posa sur
le grand poster de Saturne accrochée sur le mur blanc. Cette photo était
devenue célèbre pour avoir été la toute première image de Saturne prise depuis
Titan. C’est dix milliard de fois la charge de plaisir que l’on peut prendre
avec un homme de la Terre, même le plus sensuel ou le plus performant ajouta
Adèle, d’une voix monotone. Elle soupira à cet instant en entrecroisant ses
doigts, les mains jointes, comme pour signifier sa frustration, de ne pas avoir
de mots justes pour expliquer avec exactitude, ce qu’elle ressentait
véritablement. Lorsqu’elle était avec lui, l’homme bleu, son amant. Devant le
miroir de sa salle de bains, elle pleurait régulièrement le visage rougit par
la honte et son sexe dévoré par le désir d’être rempli à nouveau par son
énergie extraterrestre si intense, comme une vague de glace qui procurerait un
bien-être indescriptible.
Judith
ouvrit les yeux, se réveillant d’un sommeil peu efficace, sortie d’un rêve à la
narration pauvre (elle faisait des courses dans un supermarché dans lequel des
hordes de chiens déféquaient et copulaient dans tous les sens sans que personne
ne s’en offusque. Le rêve finissait alors que des gens commençaient à paniquer
parce qu’il n’y avait pas de sortie, tandis que le sol était jonché de saletés
diverses qu’ils ignoraient complètement). Elle se gratta derrière l’oreille,
nue dans son lit, s’étira comme un chat, et regarda l’heure. Son jeu habituel
démarra : « il faut que je me lève. Lève-toi. Allez. Tu peux y
arriver. Tu vas y arriver. Tu y arrives déjà. Tu y es déjà arrivée. C’est comme
ça qu’on fait. Regarde.» De la main droite elle commençait à se doigter
sérieusement, de la gauche, pris son portable sur sa table de chevet pour
regarder ses nouveaux messages reçus pendant la nuit. La figurine d’un petit
alien en plastique vert aux multiples yeux exorbités, posée sur sa commode Ikea
attira son attention, et elle arrêta immédiatement de se masturber. C’était son
petit frère qui l’avait oublié à sa dernière visite. Un élan irrépressible l’obligea
à se lever, malgré elle. Elle eut l’impression de lever une masse de plusieurs
tonnes, alors que ses côtes étaient saillantes, vue le poids conséquent qu’elle
avait perdu en quelques semaines.
Les êtres bleus
venus de Sirius ne s’attachaient pas aux humains, comme leurs partenaires
humains s’attachaient toujours à eux, surtout après une expérience sexuelle
complète. Il n’y a jamais pénétration avec cet être bleu, dit Adèle à une amie
curieuse un jour, et pourtant c’est comme si j’étais pénétrée… par plusieurs
hommes à la fois. Entièrement, entièrement, et plus fort. Sans douleurs. Elle
insista véritablement sur ce mot, «entièrement », le répétant d’une
manière un peu obsessionnelle, en expliquant que c’était important que son amie
comprenne. L’analyste lui avait conseillé de couper les ponts avec cet être qui
était visiblement d’énergie masculine. Adèle lui avait répondu en souriant
nerveusement, une flamme d’hystérie dans les yeux : « comment
faites-vous rupture avec un individu qui peut se matérialiser à n’importe quel
moment de la journée dans votre chambre, même simplement pour passer quelques
minutes en coup de vent ? »
Plus tard, elle
regarda son calendrier sur son portable et y inscrivit la date de son prochain
rendez-vous. Puis les années affichées dans le calendrier défilèrent :
2122, 2123, 2124, 2125, elle compta encore trois années, pour observer que cela
faisait sept ans qu’elle était en analyse. Elle regarda au coin de la rue
l’androïde policier aux yeux lumineux qui aidait les enfants à traverser, et
retenait ses larmes tellement elle se sentait ridicule et avait envie
d’arrêter, encore une fois, son analyse qui ne la menait nulle part depuis son
divorce. C’était une sourde évidence.
Des
rumeurs circulaient, sur la volonté des extraterrestres de mélanger leur
héritage génétique avec le nôtre. Ces rumeurs étaient parfaitement démenties
par La Grande Sphère, source unique d’autorité politique pour les humains. La
Grande Sphère précisait que l’évolution de l’Univers avait appelée à la
rencontre entre espèces, issues de tous les coins de l’Espace-Temps sur notre
Terre, qui avait bien des noms différents selon la race extraterrestre. Peu
d’humains comprenaient le jargon utilisé par La Grande Sphère, souvent accusée
de garder un contrôle mental abusif sur la population mondiale par quelques
races extraterrestres pacifistes refusant, notamment, toutes interactions
sexuelles avec les humains.
Il
marchait dans le champ de blé. Il y avait à quelques mètres devant une voie
ferrée. Elle marchait derrière lui en tenant un coquelicot. Le soleil se
couchait, il n’y avait que le bruit d’un vent léger et chaud dans les
feuillages des arbres, dans le blé, dans les hautes herbes. Quelques cigales,
quelques criquets. Elle portait sa robe bleue avec de petites fleurs roses et
blanches qu’il aimait tant. Elle avait une arme accrochée à la cuisse et
attendait son moment, en se disant, que, cette fois encore, elle n’allait pas y
arriver. Qu’elle aurait mieux fait de le baiser là à la place, comme elle avait
si bien su en baiser des tas d’autres avant lui. Lui, si on ne lui mettait pas
un doigt dans l’anus avant, il ne bandait plus. Sa jeunesse perdue.
L’arrivée
des extraterrestres de tous les points de l’univers changea socialement, avec
radicalité, la sexualité des êtres humains, y compris dans leurs rapports entre
eux. Les Lyriens ou encore ceux de Vega, les grands blonds, étaient les plus
attirants du point de vue des hommes et des femmes de la Terre, parce qu’ils
ressemblaient à de grands êtres humains magnifiés, parfaits. Ils avouèrent
d’ailleurs s’être fait passer pour des anges, ou des mages, dans les temps
antiques de l’humanité. Tous les extraterrestres n’acceptaient pas toujours les
propositions sexuelles qui leur étaient faites. Mais certains en étaient les
instigateurs. Ainsi, des rumeurs de partouzes dégénérées sont nées, en
particulier dans la communauté qui fréquentait les êtres venus d’Orion et de la
constellation du Cygne. Avant leur arrivée, la sexualité humaine ne se résumait
plus qu’à une expression animale qui avait perdu de sa place centrale dans l’existence
morale humaine. Après la grande tribulation décrite dans Le Grand Lamento des Sages Survivants, ce qui restait d’hommes et
de femmes de la Terre s’était profondément désintéressé de toutes choses, en
particulier de tout ce qui demandait l’effort d’un contact social, sentimental
et/ou bien entendu physique. Les survivants, ceux qui n’avaient pas atteint un
état de sagesse, avant l’arrivée des êtres venus de tous les points de l’Univers,
attendaient « leur tour » comme un bon nombre d’entre d’eux le disait
avec un cynisme mou et effacé. Avant l’arrivée des extraterrestres, il n’y
avait plus rien à vivre comme si le temps s’était brusquement arrêté. Pour
toi, pour moi. Pour nous tous.
Judith
descendit les marches en agitant sa jupe non repassée, elle en avait bien
conscience. C’est là qu’elle le vit, encore. Ce type, à l’air slovaque. Qui
devant la porte de sa voisine, Madame Fringus, une dame âgée, se branlait en
grognant un peu. Il cacha son sexe en regardant Judith en coin, elle passa
lentement derrière lui, le scrutant avec insistance, respirant son odeur de
sueur prononcée, puis quelques étages plus bas, elle entendit à nouveau le
bruit spécifique de la masturbation qui reprit, de la main qui agite le pénis,
les doigts l’encerclant, ouvrant complètement le prépuce pour offrir le gland à
l’extérieur, et tout cela très vite, avec quelques effets rauques de la voix
d’un homme logiquement essoufflé, surtout quand il arrive au bout de cette
course qui fera de lui un perdant complètement vidé, quoiqu’il arrive.
Quoiqu’il puisse s’imaginer.
Avoir
une relation sexuelle avec un extraterrestre, donnait la sensation, enfin,
d’appartenir à quelqu’un. Adèle n’avait plus ça avec un homme de son origine
terrestre, et personne n’avait plus cela non plus avec une femme de la Terre,
ni de lui appartenir, ni de l’avoir pour soi. Plus rien n’appartenait à plus
personne.
Ce
qui était excitant pour certaines femmes et certains homosexuels, c’était la
quantité de sperme produite par chaque éjaculation des Grands Blonds. On aurait
pu remplir facilement la moitié d’une bouteille de coca avec. Même s’ils
acceptaient rarement un rapport sexuel, spirituellement trop élevés pour la
plupart d’entre eux, et donc, logiquement, peu concernés par les travers de la
chair. Ce qui était également vrai, c’était que leur sperme ne pouvait, en
aucune circonstance, être porteur de virus ou de maladies.