lundi 23 juin 2014

Punk's not dead [Nosfé]

C'était un sacré putain de bœuf. A s'en faire saigner les tympans.
Sur ce pauvre assemblage foutraque de planches et de tréteaux qui faisait office de scène, il y avait de la crête et du cuir clouté à gogo. Au moins15 gratteux, et une demi-douzaine de gus qui tapaient comme des sourds sur 3 batteries amalgamées. Pas assez de projos pour tout le monde, et encore moins d'enceintes, mais qui crachaient tout ce qu'elles savaient de bruits saturés et de larsen. Dans la fosse, en bas en face, ça pogotait en mode barbare. Le parfait échauffement pour la baston qui suivrait immanquablement une fois les guitares éteintes.
La bière et le son coulait à flot, ça puait le rance, la boue et la transpiration. La fin de concert parfaite. Le bonheur.
Pour sûr qu'on avait jamais vu ça ici! Le trou de balle du monde en plus moche, que c'était, ce bled! Ici, les indigènes se couchaient et se levaient comme les poules, avec le soleil, et de l'avis de certain, ils en avaient le QI aussi. La zone complète, la mort. Un village du genre à n'avoir rien d'autre à afficher en mairie que les horaire d'ouverture du cimetière. Parce que clamser, voilà bien le seul divertissement qu'on pouvait avoir ici. Au moins, ça leur faisaient une occasion de se rencontrer, aux 3 péquenots qui hantaient les lieux. Il n'y avait rien ni personne, ici. Vous pouviez traverser le village à n'importe quelle heure sans avoir une chance de voir le moindre être vivant. Une ville fantôme de western, en carrément plus craignos. Un mec avait voulu faire un lotissement ici, 10 ans auparavant. Sur toute la rue en cul-de-sac, il avait vendu deux parcelles. Sur l'une, la baraque n'avait jamais été achevé, et l'autre était à vendre depuis que le proprio s'était pendu. Une malédiction, ce coin. Un no man's land, un trou noir civilisationnel, un vortex de déprime.
En spleen, il l'était carrément, le Bertrand. Et déjà bien pété aussi. Il en était au stade 3, celui où il abandonnait la 8,6 et autre houblonnades fortes en canettes métalliques pour se torcher au mélange de vins de la communauté européenne. De celui où le raisin était rallongée avec le pied de vigne, la pisse de vigneron et la dernière vidange du tracteur.
Sa boutanche de Villageoise à la main, il titubait aux abords de la réunion d'excités de la crête, gueulant des insultes enremuglée de vinasse.
C'est qu'il l'avait mal, le Bebert. Mal à en chialer. Tout à l'heure, derrière la scène, au milieu des vapeurs d'échappements des groupes électrogènes qui alimentaient ce bronx en jus, il avait surpris la Cindy en train de se faire sauter par un des groupes. Les As & Dick, que c'était leur nom. Les ceusses qui étaient passé en premier sur scène. Ils la fourraient, chacun leur tour, comme à la chaîne, le quatuor s'astiquant le manche en attendant que le cinquième ait fait son affaire. Et elle était là, jupe relevée, haletante, elle râlait, la tronche collée sur le capot de sa Ford Fiesta, embuant la peinture métallisé.
Bon, c'était une grande fille, Cindy Bazoches, elle faisait ce qu'elle voulait de son cul. En plus c'était elle qui l'avait organisé, ce concert, en partie. Mais voir ça, ça l'avait foutu en rogne, Bertrand. Parce qu'il l'aimait, Cindy. Il était tombé amoureux direct en la voyant. Pas qu'elle avait spécialement l'air d'un mannequin, non. Elle était pas spécialement belle, et pas du genre à passer trois plombe à se peinturlurer la face ou à se faire gerber dans les gogues pour s'épargner de prendre de la brioche. Mais elle était gentille, sympa, elle faisait des trucs, se marrait et picolait comme un mec. Elle avait deux ou trois ans de plus que lui, aussi, et ce côté mature l'attirait.
Et puis elle s'était confiée à lui, une fois. Elle lui avait raconté sa vie, son quotidien. Son vieux qui lui mettait sur la gueule, sa frangine qui avait fuguée pour se refaire une vie toute neuve, à Paname, et qui lui manquait... Elle avait pleurée sur son épaule à la fin de son histoire. Ca l'avait touché, Bertrand, qu'elle lui fasse confiance à lui raconter tout ça, et il se disait qu'il ne se sentirait jamais aussi proche d'une autre gonzesse que ça.
Enfin bref, il l'avait mauvaise. Un sale goût dans la gorge et les tripes qui faisait des nœuds.

Jack C et l'énigmateur [Nosfé]

_Vous êtes arrivé.» affirma le GPS.
Jack stoppa sa camionnette et ne pu s'empêcher de maugréer. L'homme lui avait donné rendez-vous dans un lieu qui ne lui plaisait guère: Certes désert à cette heure de la nuit, cette petite voie sans issue en bord de Seine était cependant beaucoup trop à découvert, et trop proche d'un Paris populaire qui ne dormait jamais. L'homme avait sûrement reconnu cette endroit dans un mauvais film policier et s'était dit que ce serait parfait pour une transaction.
Jack n'aimait pas travailler avec des amateurs. Notamment parce que, inconsciemment, cet amateurisme déteignait sur lui, et il commettait des erreurs.

mercredi 11 juin 2014

Moisson [Gallinacé Ardent]

Les foetus sont plantés en février. Ils dorment en terre, graines humaines attendant leur heure, sommeillant au milieu des lombrics.  
Nous percons la terre en avril : tige encore informe, petite pousse de chair en devenir.
Vers le mois de mai, la coque de nos yeux se déchire. Nous voyons le monde extérieur pour la première fois. Nous en pleurons. Les larmes qui s’échappent de notre cornée se solidifient en chandelles gélatineuses qui battent au ciel.
Vers le mois de juin, nos lèvres se séparent enfin ; alors c’est le babil. L’air bruisse des petits sons que nous émettons avec notre nouvelle bouche. Nous nous soûlons des sons que nous pouvons émettre.
Nous sommes des êtres humains plantés en champ. Nous avons les couleurs de l’été, grillés par le soleil, nourris par la terre, la sève monte le long de nos corps hybrides, mi-végétal, mi-matière humaine.
Juillet voit les avions d’épandage conduits par les robots nous asphyxier de leur pulvérulence. Mais nous sommes heureux : les insectes nuisibles qui nous tourmentaient sont exterminés. La pyrale, qui nous dévorait les yeux avant de s’y installer (plants borgnes, hideux, hideux). Les phlébotomes se régalant de notre chair, arrachant des lambeaux de peau de leurs pinces chitineuses. Les hexonxonx récoltant nos orteils pour leur nid. Mouches volantes, vrombissantes et noires, nous butinant les tétons.
Et à présent, dans la gloire du mois d’août, vient le temps de la moisson.
***
Pour l’heure, nous nous balançons mollement dans la lumière. Le vent nous berce. La lumière du crépuscule nous enrobe.
Nos visages sont multicolores. C’est l’oeuvre du soleil. Ses rayons ont excité notre peau, l’ont réchauffée, altérée, déclenchant des processus chimiques. Nous avons notre parure d’été.
Moi, je me tiens bien droit, les bras ligotés le long du corps. Je me dandine au gré du vent.
ILS sont venus il y a quelques semaines, nous ont drapés de leur couverture de chanvre. ILS veulent nous immobiliser. Sans quoi, nos membres (bras et jambes) auraient fini par pousser. Le poignet arrondi se serait ouvert en une corolle de doigts. Le moignon du pied aurait éclaté en orteils frais. Nous nous serions arraché de notre tige, et nous aurions couru la campagne. Mais ILS sont passés, ILS nous ont figés dans la gangue. Rien ne poussera de notre épaule, de notre bassin. Nous resterons cul-de-jatte manchots, droit comme des i, pousses regroupées dans un immense champ.
A ma gauche, le plant à la peau striée de rouge a les yeux fermés. Le nez s’ouvre et se referme comme une bouche de poisson exposée à l’air. Il a peur. Devant moi, les têtes frissonnent. L’air poudreux et sec nous irrite les yeux. Yeux que nous ne pouvons fermer : béances vitreuses, suintant de larmes.
Les premiers corbeaux, annonciateurs de moisson, arrivent en vol haîlloneux. Ils se mettraient bien sur les épaules, à picorer les joues, gober les nez. Ils rêvent de becs ensanglantés dévorant des visages. Mais nous ne les laissons pas approcher Nous crions avec hargne, et ces exclamations les font fuir en désordre. Mais malheur au plant isolé, à la bouche cousue, trop loin des autres épis : celui-là finira en festin, en gras festin. 
Mille milliers de visages humains colorés, fleurs de peau, se plissent d’angoisse. Les corbeaux annoncent toujours la venue des bêtes métalliques. Nous entendons depuis ce matin le bruit des machines. Il grandit sans cesse, on est passé du bourdonnement de moustique au marteau-piqueur pachydermique. La terre tremble et nous fait claquer des dents (nos chères petites dents de lait, embryons de forme, contre lesquelles viennent taper nos petites langues d’oiseau).
Nous guettons le sommet de la colline. Nous sommes dans une cuvette, nous savons que les machines viendront d’en haut, assourdissantes, sauvages, hachantes.
Le babil inquiet, présent depuis le début, s’amplifie d’un seul coup. Dix mille claquements de langues : alarme, alarme, les moisonneuses-batteuses attaquent. Je crie aussi, et ce cri me monte des profondeurs de la terre, explose dans l’air vrombissant. JE LES AI VUS.
Cinq véhicules, compacts, jetant des regards d’acier, viennent de surgir de l’éminence. Les hommes-robots qui les conduisent les dirigent sur nous. Nous allons être moissonnés, jusqu’au dernier. Nous, les plantes humaines, au visage poupin, gonflé, multicolore, aux yeux exorbités, aux nez plein de morve et de pollen, à la bouche rouge et sensuelle, à la peau verdâtre. Nous sommes mûrs, dressés. Prêts à être fauchés.
Les pales des moissonneuses tourbillonent. Elles atteignent déjà les premiers rangs. Le cri qui jaillit des premiers épis décapités est inhumain. Un hurlement à en faire frémir la colonne vertébrale, à en faire crisser les pierres, le ciel, les nuages, à en crever le crépuscule d’un jet rouge sang. Les corps fauchés éclatent comme des pastèques trop mûres, le visage est nié, réduit en bouillie, la sève sanglante gicle en gorgées, les machines s’en repaissent, derrière l’oeil rouge du robot conducteur les données s’accumulent, simple cessation de vie, coupe coupe, les organes sortent en désordre du cocon du ventre, le champ se met à hurler d’une seule voix, la terre se fend, l’air est en ébullition. Le carnage se rapproche. Déchiquette, déchiquette.
Machines. ILS ont essayés des vendangeurs vivants. Ils ont écumé toute la galaxie pour trouver une race qui ne connaîtrait pas la pitié, qui ne s’enfuirait pas épouvantée en entendant nos cris désespérés. Notre cri sédimentaire, primitif, primordial, lumineux et terrifié, crachant le désir de vivre, souffle expulsé de millions de bouches végétales, qui met en déroute jusqu’aux corbeaux affamés. Alors ils ont pris des robots. Plus de sentiment. Plus de mort. Automatisme. Froideur d’atome, écrous métalliques, neutralité. Mécanisme, mouvement, protocole. 
100 mètres, 50 mètres, 25 mètres... La gueule d’ombre de la moisonneuse roule une immense vague de feuilles et de poix. Le soleil meurt doucement de l’autre côté de la colline. Notre rang n’a plus que quelques instants à vivre.
Je darde un regard écarquillé sur mon voisin tout rouge. Des filets spermatiques de larmes s’agitent de ses yeux, sa bouche est un gouffre d’horreur.
ILS nous consomment. ILS nous utilisent comme matière première. Broyés, nous serons séchés, mélangés à de l’eau, de la levure, pétris, et cuits. Nous deviendrons un petit pain de sang. Un petit pain de sang. Les Ogres interstellaires nous ont assujettis. Nous ont transformés en plantes. Avant nous étions libres de marcher sur la terre des Hommes. Maintenant, nous sommes des épis, moisson fertile, mer ondoyante de cuir chevelus hirsutes, épuisés de soleil.
Encore une poignée de secondes... Poignée impossible à calculer de la main que je n’ai pas. Digne et navré, je lève ma face lunaire et verte vers le firmament. Toutes mes cellules hurlent. Je sens que je m’engloutis dans mon hurlement d’horreur, de sang et d’humus.
La lame attaque ma base. La machine me gobe. Je décolle du sol. Le son meurt sur mes lèvres. Broyeuse mange-monde, mange-suc, mange-chair. Obscurité. Démembrement.

***


Tous les pronostics s’accordent pour dire que cette année sera exceptionnelle pour le petit pain de sang : l’arôme et la texture seront denses et veloutés, avec une petite amertume très particulière. Avec du sucre, c’est très bon pour le quatre heure des enfants. 

dimanche 1 juin 2014

La danseuse de Bâle [Gallinacé Ardent]

La danseuse se tenait debout, les bras écartés, la tête légèrement penchée sur le côté. Cela faisait des heures qu'elle était dans cette position. Sur son visage était peinte une expression absente. De toute évidence, elle n'était pas au monde. Elle attendait on ne sait quoi, comme un oiseau au bord du vide, sur le point de plonger. Ses yeux étaient creux et blancs. On voyait la trace de pupilles qu'un artiste avait dû peindre, il y a longtemps : deux vagues traces bleues. Ses cheveux filasses encadraient un visage neutre, sans traits. Ses lèvres, à la fois fines et froides, étaient collées l'une à l'autre. Sur son corps mince et presque sans formes, une robe de danseuse étoile, un peu mitée, d'un blanc tirant sur le bleu. De longues jambes, et sur des pieds de nacre, des mocassins de danse. Ses jambes étaient croisées, comme si la jeune fille était suspendue dans une figure inachevée. Autour d'elle, le monde se tenait, immobile, vaguement assoupi, paisible, sans le moindre souffle. La danseuse était glacée dans un mouvement qu'elle n'avait pas achevé, un geste qui aurait apporté un peu de chaleur à son environnement. Le monde et la jeune fille se regardaient en chiens de faïence, guettant la première initiative.