vendredi 28 novembre 2014

Préparation [Gallinacé Ardent]

Préparation
L’homme se tenait devant le miroir. Il avait les yeux cernés, presque violets. La lueur du plafonnier se reflétait dans ses yeux sombres. Il avait les mains appuyées contre le rebord froid du lavabo.
Ce n’était déjà plus un jeune homme. Les années s’étaient amusées à lui empiler des parpaings sur le dos. Il contempla un instant son nez busqué, ses yeux pointant comme des poignards, l’allure un peu molle de son visage, ses joues maculées de crème blanchâtre, presque jaune. Il était tendu. Trop. Courage, Albert. Tu vas rentrer dans l’Histoire.
Dans un tiroir il prit, lentement, méthodiquement, un grand rasoir aiguisé qu’il posa sur la faïence. La lame jeta un bref éclair qui lui fit cligner des yeux. Il se saisit à nouveau de l’engin. Il passa le métal contre sa gorge, appuya un peu, leva la tête. Il pouvait voir les muscles de son nez se contracter, petites cavernes des narines, striées de poils comme deux trous du culs dilatés. Allez. Il faut le faire. Il remonta d’un geste ferme la lame vers son menton, frottant sur sa peau. Des dizaines de poils naissants furent décapités nets. L’homme pouvait presque entendre leurs cris. Il faisait bien attention à ne pas se couper (Toute ma vie mon nom aura été porteur de mort. Le symbole du sang, pensa-t-il soudain, presque triste). Puis il s’attaqua à la joue. Dans un crissement, la tapisserie de petits points noirs fut rasée, ils allèrent s’écraser contre la cuvette. Maintenant le lavabo était tacheté de ces mini morceaux de poils, comme autant d’insectes grouillants, immobiles, désagréables.
Ce soir, il allait frapper un grand coup sur la vieille tête de l’Humanité. Il allait de nouveau passer à la télévision. On parlera de lui dans les journaux. Ce sera violent. Certains seront révulsés, d’autres choqués. Quelques uns le comprendront. Un petit nombre le remercieront. Mais non, il sera félicité. Peut-être lui donnera-t-on un Nobel. Les Hommes ne sont pas aussi ingrats que l’on ne croit. Il est des temps dans l’Histoire où un être, seul, doit chirurgicalement retirer la tumeur. Promener son bistouri sur les veines glacées et palpitantes de l’Humanité, inciser, faire éclater le bubon de l’ignorance. Montrer à la face du monde là où les cellules cancereuses prolifèrent.
Quoi qu’il en soit, Albert détestait toujours autant se raser.
***
Il déjeuna d’une salade. Mastiquée avec application. Il était devenu végétarien. Autrefois, il plantait ses canines dans des morceaux de viande sanguinolents, maculés de sauces si épaisses qu’on eût dit du sang, du sperme, de la morve mélangés, gout puissant, âcre, animal. Il avait eu ses fournisseurs secrets. Même aujourd’hui, la salive lui montait aux babines rien qu’en imaginant un fragment de steack maison (recette spéciale !), moite, cuit au grill, recouvert de sa petite noix de moutarde comme le pus d’un bouton percé entre deux doigts.
Mais il avait prononcé un grand adieu a la chair morte. Il avait déjà dévoré un trop grand nombre d’êtres, tombés inutilement, égorgés, tranchés comme les poils de son visage lors du rasage matinal.
C’est fini ces conneries. Purification. Maintenant on passe au stade supérieur.
Il descendit de voiture pour rentrer dans la grande salle de conférence. La salle était comble. Les gens se levaient sur son passage. Dans son costume trois pièces qui lui donnait l’air d’un pingouin carré, Albert se sentait bizarrement tendu. Il serrait de toutes ses forces le poing gauche dans la poche, quitte à imprimer ses ongles dans la paume. Mais il prenait bien soin de plaquer sur ses traits un sourire articificiel, tendu comme un carreau d’arbalète. Même après des centaines de meetings dans tous les USA, courant sur la scène en agitant ses mains, il n’était jamais devenu vraiment à l’aise pour parler en public. Sa femme Tipper lui disait toujours qu’il avait l’air d’un clown guindé. C’est pour cela qu’il avait perdu face à l’autre clown texan, mille fois plus doué que lui pour raconter dans un anglais approximatif des conneries phénoménales, avec son air de chimpanzé qui se retient de ne pas éclater de rire.
L’auditeur avança vers la tribune. Comme une pluie bienfaisante après des chaleurs acccablantes, le doux clapotis des mains frappées vint le rafraîchir. Puisse-t-on en dire autant de la planète Terre, pria-t-il.
Derrière elle, une immense banderole était déployée : « First Smithsonian Conference on Climate change, Boston »
- Mesdames et messieurs, fit une voix, tombant du plafond comme Dieu le Père. Nous avons l’honneur d’accueillir ce soir Monsieur Al Gore. »

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