Préparation
L’homme se
tenait devant le miroir. Il avait les yeux cernés, presque violets.
La lueur du plafonnier se reflétait dans ses yeux sombres. Il avait
les mains appuyées contre le rebord froid du lavabo.
Ce n’était
déjà plus un jeune homme. Les années s’étaient amusées à lui
empiler des parpaings sur le dos. Il contempla un instant son nez
busqué, ses yeux pointant comme des poignards, l’allure un peu
molle de son visage, ses joues maculées de crème blanchâtre,
presque jaune. Il était tendu. Trop. Courage, Albert.
Tu vas rentrer dans l’Histoire.
Dans un tiroir il
prit, lentement, méthodiquement, un grand rasoir aiguisé qu’il
posa sur la faïence. La lame jeta un bref éclair qui lui fit
cligner des yeux. Il se saisit à nouveau de l’engin. Il passa le
métal contre sa gorge, appuya un peu, leva la tête. Il pouvait voir
les muscles de son nez se contracter, petites cavernes des narines,
striées de poils comme deux trous du culs dilatés. Allez. Il
faut le faire. Il remonta d’un geste ferme la lame vers son
menton, frottant sur sa peau. Des dizaines de poils naissants furent
décapités nets. L’homme pouvait presque entendre leurs cris. Il
faisait bien attention à ne pas se couper (Toute ma vie mon nom
aura été porteur de mort. Le symbole du sang, pensa-t-il
soudain, presque triste). Puis il s’attaqua à la joue. Dans un
crissement, la tapisserie de petits points noirs fut rasée, ils
allèrent s’écraser contre la cuvette. Maintenant le lavabo était
tacheté de ces mini morceaux de poils, comme autant d’insectes
grouillants, immobiles, désagréables.
Ce soir, il
allait frapper un grand coup sur la vieille tête de l’Humanité.
Il allait de nouveau passer à la télévision. On parlera de lui
dans les journaux. Ce sera violent. Certains seront révulsés,
d’autres choqués. Quelques uns le comprendront. Un petit nombre le
remercieront. Mais non, il sera félicité. Peut-être lui
donnera-t-on un Nobel. Les Hommes ne sont pas aussi ingrats que l’on
ne croit. Il est des temps dans l’Histoire où un être, seul, doit
chirurgicalement retirer la tumeur. Promener son bistouri sur
les veines glacées et palpitantes de l’Humanité, inciser, faire
éclater le bubon de l’ignorance. Montrer à la face du monde là
où les cellules cancereuses prolifèrent.
Quoi qu’il en
soit, Albert détestait toujours autant se raser.
***
Il déjeuna d’une
salade. Mastiquée avec application. Il était devenu végétarien.
Autrefois, il plantait ses canines dans des morceaux de viande
sanguinolents, maculés de sauces si épaisses qu’on eût dit du
sang, du sperme, de la morve mélangés, gout puissant, âcre,
animal. Il avait eu ses fournisseurs secrets. Même aujourd’hui, la
salive lui montait aux babines rien qu’en imaginant un fragment de
steack maison (recette spéciale !), moite, cuit au
grill, recouvert de sa petite noix de moutarde comme le pus d’un
bouton percé entre deux doigts.
Mais il avait
prononcé un grand adieu a la chair morte. Il avait déjà dévoré
un trop grand nombre d’êtres, tombés inutilement, égorgés,
tranchés comme les poils de son visage lors du rasage matinal.
C’est fini
ces conneries. Purification. Maintenant on passe au stade supérieur.
Il descendit de
voiture pour rentrer dans la grande salle de conférence. La salle
était comble. Les gens se levaient sur son passage. Dans son costume
trois pièces qui lui donnait l’air d’un pingouin carré, Albert
se sentait bizarrement tendu. Il serrait de toutes ses forces le
poing gauche dans la poche, quitte à imprimer ses ongles dans la
paume. Mais il prenait bien soin de plaquer sur ses traits un sourire
articificiel, tendu comme un carreau d’arbalète. Même après des
centaines de meetings dans tous les USA, courant sur la scène en
agitant ses mains, il n’était jamais devenu vraiment à l’aise
pour parler en public. Sa femme Tipper lui disait toujours qu’il
avait l’air d’un clown guindé. C’est pour cela qu’il avait
perdu face à l’autre clown texan, mille fois plus doué que lui
pour raconter dans un anglais approximatif des conneries
phénoménales, avec son air de chimpanzé qui se retient de ne pas
éclater de rire.
L’auditeur
avança vers la tribune. Comme une pluie bienfaisante après des
chaleurs acccablantes, le doux clapotis des mains frappées vint le
rafraîchir. Puisse-t-on en dire autant de la planète Terre,
pria-t-il.
Derrière elle,
une immense banderole était déployée : « First
Smithsonian Conference on Climate change, Boston »
- Mesdames
et messieurs, fit une voix, tombant du plafond comme Dieu le Père.
Nous avons l’honneur d’accueillir ce soir Monsieur Al Gore. »
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