mercredi 1 octobre 2014

Vintage Porn Star [Mathlamenace]

Vintage Porn Star

“And where will she go and what shall she do
When midnight comes around”
(Velvet Undergrounds –All tomorrow’s parties)

Nous sommes le 23 septembre 2036 et sur le site ValuablePastShots.com on peut lire pleine page, en police indigo sur fond noir « débranchez les machines, oubliez les souvenirs numériques et sortez, ce soir le passé est dehors ».
Du poste de contrôle vidéo, je regarde la foule gonfler et se masser devant l’écran géant. Les enfants arrivent par vagues désordonnées, tournant autour de leurs parents comme des satellites à l’orbite chaotique. Les adultes ne tentent même plus de les calmer, le rapport de force n’est de toute façon plus de leur côté depuis longtemps. On commence aussi à apercevoir quelques personnes vraiment vieilles, les personnes les plus vieilles que je n’ai jamais vues. Les gosses s’impatientent et se mettent à secouer leurs lampions pour essayer de former des lettres lumineuses dans la nuit. À l’intérieur, des leds clignotent en tentant vainement d’imiter la lueur jaune et vacillante d’une flamme de bougie, faisant ressembler à des spectres digitaux les visages imprimés sur le tissu. La place elle-même est décorée de larges panneaux où sont écrites d’interminables listes de noms apposées sur des photographies d’enfants au sourire surnaturel. À chaque célébration, on a droit au même mélange de nostalgie kitsch et de chantage à la mémoire, comme si les morts d’hier devaient fatalement venir nous pourrir la vie.
Dans la salle, Linda C.  Beauchamp stoppe le réglage de la console de son quand le gars de la sécurité s’attarde un peu trop longtemps sur mon badge. Il me détaille en marmonnant « Arthur D. Cantor, projectionniste stagiaire » avant de reprendre le visionnage de notre montage. Linda a insisté pour que je mette mon vrai nom quand j’ai fait le badge ce matin, au cas où l'on vérifierait mon identité. Une fois la vidéo terminée le type hoche la tête et se barre retrouver sa famille. La porte d’acier a à peine claqué que je lance l’algorithme de décodage. La machine crépite quelque temps sous la taille inhabituelle de l’archive. Linda pose sa main sur la mienne et la place sur la touche de démarrage. Pour moi cette proximité est presque plus troublante que ce que l’on a vécu jusqu’ici. Sa tête sur mon épaule elle murmure : « vas-y ».
Les premiers crachotements des enceintes stoppent net l’agitation de la foule. Un couple d’enfants d’une dizaine d’années se tenant par la main apparaît sur l’écran. L’image a été bruitée et traitée avec des filtres sépia pour ressembler à une antique bande super 8. Le rendu naturel et les images haute définition sont si réels qu’ils créent une sorte de décalage, comme si le passé prenait place dans le présent. Alors on a vieilli des images déjà anciennes pour leur donner la saveur d’une époque deux fois révolue. Des souvenirs de nos frères avec la couleur des souvenirs de nos parents.


Nous sommes le 16 septembre 2016 et je ne suis pas encore né, pas plus que Linda C. ou ces millions d’autres gosses à venir dont je ne connaîtrais jamais le nom. Mon père porte un vieux costume noir mal ajusté et ma mère une robe de bal élimée, tout aussi noire. Dans la foule, tout le monde parait avoir fouillé les tréfonds de son armoire pour trouver de quoi s’habiller. Des centaines de couples vêtus dans l’urgence, tassés sur un terrain trop étroit, attendant que l’officier de la garde nationale annonce leur défunt. En face d’eux, au moins autant de cercueils. Il y en a de toutes les dimensions. Certains sont à peine plus grands qu’une boîte de chaussure, d’autres ressemblent à de petites malles ; mais rares sont ceux qui atteignent la taille d’un cadavre standard. À l’image de l’assemblée, les coffres de bois ont été confectionnés trop vite ; quelques planches, deux fois plus de clous, un nom, un prénom et une date de naissance inscrite au marqueur. Ils ne seront de toute façon jamais mis en terre, le gouvernement ayant décrété la crémation systématique. C’est la période des funérailles de masse et de la première pénurie internationale de vêtements sombres de l’histoire.
Entre eux, les démographes l’appellent le money shot. Une pyramide des âges à la base et au sommet raboté, dont la forme évoque une pièce de monnaie plutôt qu’une ogive. Personne n’est d’accord sur l’origine exacte du phénomène, les Américains ont accusé la République de Chine, la République de Chine l’Europe, et l’Europe n’a pas réussi à se mettre d’accord sur un coupable. La seule chose dont on soit sûr, c’est de la mort de la majorité des humains de moins de 17 ans par un virus sobrement nommé la grande peste. Le virus a épargné les pays aux climats les plus rudes. Il y a pire que d’être un trop pauvre pour qu’on s’intéresse à vous : être un pays si chanceux que le reste du monde vous déteste. Les vieux n’ont pas résisté non plus, mais face à la disparition de la quasi-totalité des enfants, personne n’y a fait attention.
À la fin, il n’est resté qu’une génération d’actifs, les poches pleines de l’héritage de leurs parents, unis dans un deuil mondial et sans enfant à chérir.
Le puritanisme n’est pas venu des religions : qui aurait envie de croire en des dieux qui tuent ce qu’il y a de plus pur et ne laissent que des parents désespérés. La douleur et le pragmatisme ont fait un travail bien plus efficace que Jésus, Mahomet et Raël réunis. Pour que l’humanité survive, il fallait des enfants, beaucoup d’enfants. Les gouvernements ont d’abord proposé des mesures incitatives, allégements fiscaux, congé maternité allongé… des mesures si insignifiantes par rapport au drame qu’il a été indispensable aller plus loin. L’avortement a été interdit en premier, rapidement suivi par celui de l’homosexualité ou de la prostitution. Ça a suffi un temps, mais  pour ceux qui enquillaient gosse sur gosse pour la nation, s’envoyer en l’air pour le plaisir ressemblait à une forme d’injustice insupportable. Alors, le droit à la contraception a été effacé, à part pour les personnes atteintes de tares héréditaires sévères. Les enfants malades, avec leur mortalité latente, avaient à peu près le même statut que les habitants des pays épargnés par la grande peste.
Dans un film X, le money shot annonce la fin d’une scène, l’éjaculation ultime. En un sens, le money shot démographique a marqué le dernier spasme de l’industrie pornographique, intolérable verrue du passé aux yeux du temple de la baise productiviste. La diffusion d’image à caractère sexuel et la participation à un tournage sont maintenant  passibles de prison. Si la masturbation n’a pas pu être prohibée, elle est assimilée à un gros bras d’honneur aux enfants perdus.

Alors, Linda C., moi et tous les autres que je ne connaîtrais jamais formons la génération de la compensation. Nos grands frères et nos grandes sœurs disparues, figés dans la mémoire et dans le temps, sont devenus par un funeste revirement nos petits frères et nos petites sœurs. Des spectres lubriques, indépassables aux yeux de nos parents, dont le seul but est de mater au-dessus de nos épaules pour nous empêcher de nous branler.

Nous sommes le 7 mai 2034 et je bascule le site ValuablePastShots.com sur le serveur. La page d’accueil est composée des trucs les plus ringards que j’ai pu trouver, police calligraphiée, enfant souriant en noir et blanc et une accroche : « ValuablePastShots.com partagez les souvenirs de ceux que vous avez tant aimés ». J’ai posté moi-même les premières vidéos ; des images que ma mère se repassait en boucle, des images de mon frère jouant dans le jardin en tenant la main de la gamine des voisins.
Ce petit film est le point de départ de toute cette histoire. Un matin, j’en avais tellement plein le cul de voir ma mère chialer devant la télévision que j’ai décidé d’aller dans grenier pour chercher un autre fichier. Si je ne pouvais pas l’empêcher de sangloter, je pourrais regarder autre chose que deux salles mioches courant dans mon jardin. Je me suis tapé l’intégralité des anciens disques durs des vieux, leurs photographies de mariage, de vacances et tout un tas de conneries. Mais rien sur mon frère, ma mère avait sans doute tout gardé ailleurs. Il restait un dernier répertoire. Les dossiers s’enchaînaient comme des poupées russes, tous vides avec des noms insensés pour finir sur une liste interminable de fichiers. Quand j’ai lancé le premier, j’ai dû tourner la tête pour comprendre ce que je voyais. C’était une bite, longue comme la moitié de l’écran qui pistonnait une chatte en gros plan. J’étais tombé sur l’ancienne collection porno de mon père, quelque chose qui aurait pu l’envoyer en prison pour dix ans. J’ai passé l’après-midi à les visionner une à une. Je me suis masturbé quatre fois pendant que ma mère pleurnichait dans le salon.

Stéganographie, ou comment ValuablePastShots.com est en fait VintagePornStar.com. Vous téléchargez un fichier, un truc énorme racontant un magnifique pique-nique bucolique par une splendide journée de printemps. Pourtant, malgré la finesse de l’image, vous apercevez de légères imperfections. Même le ciel n’est pas tout à fait bleu, comme s’il grésillait. Si ça se trouve, vous êtes en train de regarder un plan à trois, ou une scène de levrette. La Stéganographie c’est ça, cacher la vérité dans les parasites, les défauts discrets que l’on voit, mais qu’on ne comprend pas vraiment.  
Un message dans le message et dans chaque vidéo d’un petit frère ou d’une petite sœur qui fait ses premier pas, une sodomie rugueuse ou fellation profonde par d’anciennes gloires du porno. Tous les films de mon père y sont passés. J’ai refilé l’algorithme de codage et de décodage à quelques copains qui les ont transmis à d’autres copains, à leur père, ou oncle. De nouveaux enfants ont fait leurs apparitions sur ValuablePastShots.com, d’autres communions, d’autres anniversaires, et avec eux, de nouvelles actrices et de nouvelles positions. Tout l’art du monde cryptopornographique consiste à bien assortir les vidéos : Colin-maillard pour le SM, après-midi entre amis pour une scène gay, bal costumé pour les transsexuels …. Parfois, le grain de la peau de l’actrice est trouble, même sur les gros plans. Ça arrive quand des gars cachent un autre film dans la scène porno, un film qui devait déjà être interdit à l’époque où il a été tourné. Un message dans un message dans un message.
Maintenant, la seule personne qui vient sur ValuablePastShots.com pour pleurer tous les morts du monde est ma propre mère. Sans s’en douter, elle s’ingurgite une chronique de la pornographie, des premiers films muets aux pornos 3D d’avant la grande peste. Et moi, en haut, dans ma chambre, je regarde par-dessus mon épaule pendant que je me branle, et je me demande si mon petit frère se l’astique aussi.
Nous sommes le 21 septembre 2036, mais la vraie histoire commence la veille lorsque Linda C. Beauchamp a frappé à la porte de la maison. Pendant que ma mère, au bord de l’hystérie, me disait « tu te rappelles, la fille des voisins », Linda profitait qu’elle lui tourne le dos pour me montrer un montage photo composé d’images capturées sur mon site. C’était une fillette mangeant une glace dont la partie basse avait été remplacée par les jambes poilues d’un acteur des années 70, érection massive comprise. À peine ma mère retournée que le papier avait disparu dans les poches de Linda.
Quelques minutes plus tard, elle était dans ma chambre pour m’expliquer son plan. Mes derniers souvenirs de Linda consistaient en quelques séances de cache-cache après la visite annuelle de nos parents respectifs au cimetière. Elle se chargea de combler les trous.
La révélation de Linda C. Beauchamp a eu lieu alors qu’elle tenait la main d’une de ses amies. Ladite amie était allongée sur une table, nue, les genoux pliés pendant que deux longues aiguilles à tricoter fourrageaient son utérus afin d’en déloger un hôte indésirable. Après son expérience en tant qu’assistante infirmière pour avortement illégal, Linda s’est lancée à corps perdu dans l’activisme pro sexe. Elle a milité pour le retour de l’école mixte, animé des ateliers de fabrication de stérilet à l’aide de trombones, trouvé des planques des couples homos et brûlé quelques crèches : « vides bien sûr ». Mais sa plus grande passion, encore plus grande que son obsession pour la conception de sex-toys artisanaux, c’était les actrices pornos. A ses yeux, se filmer avec une bouteille de coca cola dans le vagin représentait l’acte ultime du militantisme féministe : un acte sexuel gratuit, produit à de pures fins masturbatoires et diffusé en masse pour cracher à la gueule du dogme pro-création. Quand Linda C. a découvert VintagePornStar.com, par l’intermédiaire d’une de ses amies collectionneuses d’image X, elle s’est rappelé son bon vieux copain Arthur D. Cantor.
Pour elle, j’étais un révolutionnaire digital, un résistant de l’ombre, seul contre la fabrication d’enfant à la chaîne. La vérité, c’est que j’étais devenu accro aux vidéos de mon père et aux plaisirs solitaires. ValuablePastShots.com et son frère Stéganographique VintagePornStar.com n’étaient qu’un moyen de me procurer de la nouveauté. Mais ça je ne lui ai pas dit. Je ne lui ai pas non plus raconté que la majorité des actrices pornos ne militaient au mieux que pour l’augmentation de leur portefeuille et au pire pour leur survie. Parfois, il ne faut pas briser le mythe.
Le 21 septembre 2036 donc, je rejoins Linda C. dans la planque d’un couple de lesbiennes pour démarrer le plan. Le plan implique une dizaine de caméras, un vieux lit rouillé, quelques rampes de spots et nous deux complètement à poil. La partie la plus difficile du plan consiste à choisir une position/pratique pour notre premier porno, quelque chose d’hédoniste, quelque chose d’impossible à confondre avec la reproduction. Je propose une sodomie, Linda réfléchie puis répond : « d’accord, mais si c’est toi qui prends, il doit y avoir ce qu’il faut quelque part dans la pièce ». Après quelques minutes de discussion, nous finissons par nous mettre d’accord sur un 69, le symbole d’une sexualité libertaire et égalitaire. Il faut ensuite placer les caméras de façon à ne rien rater de nos ébats. Quatre tout autour du lit pour les plans larges, une de chaque côté du matelas pour les gros plans. Nous abandons l’idée d’une caméra subjective, lécher un clitoris avec un objectif fixé sur la tête serait contre-productif. Avant de commencer, Linda me demande « c’est ta première fois ? ». Je bafouille un « non, et toi ? ». Non plus. Elle regarde le sol en me répondant.

Nous sommes le 16 septembre 2036, ici et maintenant, et les images sépia disparaissent dans un fondu enchaîné. Linda a décroché le contrat pour la préparation du film de la commémoration grâce à la fille du maire, celle à qui Linda tenait la main pendant son I.V.G. clandestin. La vidéo a été visionnée et testée une dizaine de fois. Des types de la marie l’ont passée par mon algorithme de décodage. Ils n’ont trouvé que de la neige, du bruit blanc. Ce qu’ils n’ont pas vu, c’est que même les parasites peuvent avoir des imperfections, même les parasites peuvent cacher des choses. Un message dans un message dans un message.
En sortant de la pièce de contrôle, je fracasse la poignée de la porte avec un extincteur histoire que le spectacle dure jusqu’au bout. Dehors l’image revient. D’abord floue, elle se stabilise sur le grain de peau des fesses de Linda C. qui ondulent au rythme de mes caresses. La foule ne bouge plus, les lampions et leurs faces d’ectoplasme oscillent doucement. Les adultes penchent la tête en se demandant quelle scène de la vie d’antan cela peut bien être. Puis un long gémissement en Dolby Surround fait résonner toute la rue. Alors ils comprennent, et la panique commence. L’ennui avec les grandes familles, c’est qu’il est difficile de cacher douze paires d’yeux avec seulement deux paires de mains. Certains semblent encore indécis et ne savent pas s’ils doivent détester ou apprécier de programme.  
Et puis, la foule expire de soulagement. Sur l’écran, les enfants sont de retour, et avec eux la normalité. Les gens sont figés. Même le service de sécurité arrête d’essayer de défoncer la porte du centre de contrôle. La fille et le garçon regardent la caméra comme s’il sdevenaient à leur tour les observateurs du spectacle devant eux. C’est le passage préféré de ma mère, il lui donne l’impression que mon frère mort s’adresse à elle à travers l’écran. Alors, quand mon petit frère disparaît au profit de mon sexe à demi enfoncé dans la bouche de Linda, c’est le chaos. Sur la place, certains parents essayent de partir, mais les enfants, les ados surtout, refusent de rater une image. D’autres sont complètement paralysés, incapables d’accepter ce qui se déroule devant eux. Maintenant, les scènes s’alternent de plus en plus vite, les corps entremêlés fusionnent avec les plans de mon jardin. Quand le film se stabilisé enfin, c’est pour voir mon éjaculation au ralenti avec les cris de jouissance de Linda en infrabasse. Venez, venez, voir notre money shot, venez, voir comment on ne fait pas les bébés.
La vidéo se termine par le jeune couple de dos. Mon frère Dean et Charlotte la sœur de Linda. Ces morts dont on accole l’initiale à notre prénom, histoire de montrer qu’ils sont plus importants que nous. Ces fantômes qui flottent autour de nos épaules et qui pourrissent nos vies. C’est ça le grand plan de Linda C. : rendre à nos petits frères et à nos petites sœurs leurs sexualités perdues. Baiser pour nous, baiser pour eux et nous lier à jamais dans les trames numériques de VintagePornStar.

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