Les foetus sont plantés en février. Ils dorment en terre, graines
humaines attendant leur heure, sommeillant au milieu des lombrics.
Nous percons la terre en avril : tige encore informe, petite pousse de
chair en devenir.
Vers le mois de mai, la coque de nos yeux se déchire. Nous voyons le monde
extérieur pour la première fois. Nous en pleurons. Les larmes qui s’échappent
de notre cornée se solidifient en chandelles gélatineuses qui battent au ciel.
Vers le mois de juin, nos lèvres se séparent enfin ; alors c’est le
babil. L’air bruisse des petits sons que nous émettons avec notre nouvelle
bouche. Nous nous soûlons des sons que nous pouvons émettre.
Nous sommes des êtres humains plantés en champ. Nous avons les couleurs de
l’été, grillés par le soleil, nourris par la terre, la sève monte le long de
nos corps hybrides, mi-végétal, mi-matière humaine.
Juillet voit les avions d’épandage conduits par les robots nous asphyxier
de leur pulvérulence. Mais nous sommes heureux : les insectes nuisibles
qui nous tourmentaient sont exterminés. La pyrale, qui nous dévorait les yeux
avant de s’y installer (plants borgnes,
hideux, hideux). Les phlébotomes se régalant de notre chair, arrachant des
lambeaux de peau de leurs pinces chitineuses. Les hexonxonx récoltant nos
orteils pour leur nid. Mouches volantes, vrombissantes et noires, nous butinant
les tétons.
Et à présent, dans la gloire du mois d’août, vient le temps de la moisson.
***
Pour l’heure, nous nous balançons mollement dans la lumière.
Le
vent nous berce. La lumière du crépuscule nous enrobe.
Nos visages sont multicolores. C’est l’oeuvre du soleil. Ses rayons ont
excité notre peau, l’ont réchauffée, altérée, déclenchant des processus
chimiques. Nous avons notre parure d’été.
Moi, je me tiens bien droit, les bras ligotés le long du corps. Je me
dandine au gré du vent.
ILS sont venus il y a quelques semaines, nous ont drapés de leur couverture
de chanvre. ILS veulent nous immobiliser. Sans quoi, nos membres (bras et
jambes) auraient fini par pousser. Le poignet arrondi se serait ouvert en une
corolle de doigts. Le moignon du pied aurait éclaté en orteils frais. Nous nous
serions arraché de notre tige, et nous aurions couru la campagne. Mais ILS sont
passés, ILS nous ont figés dans la gangue. Rien ne poussera de notre épaule, de
notre bassin. Nous resterons cul-de-jatte manchots, droit comme des i, pousses
regroupées dans un immense champ.
A ma gauche, le plant à la peau striée de rouge a les yeux fermés. Le nez s’ouvre
et se referme comme une bouche de poisson exposée à l’air. Il a peur. Devant
moi, les têtes frissonnent. L’air poudreux et sec nous irrite les yeux. Yeux
que nous ne pouvons fermer : béances vitreuses, suintant de larmes.
Les premiers corbeaux, annonciateurs de moisson, arrivent en vol haîlloneux.
Ils se mettraient bien sur les épaules, à picorer les joues, gober les nez. Ils
rêvent de becs ensanglantés dévorant des visages. Mais nous ne les laissons pas
approcher Nous crions avec hargne, et ces exclamations les font fuir en
désordre. Mais malheur au plant isolé, à la bouche cousue, trop loin des
autres épis : celui-là finira en festin, en gras festin.
Mille milliers de visages humains colorés, fleurs de peau, se plissent d’angoisse.
Les corbeaux annoncent toujours la venue des bêtes métalliques. Nous entendons
depuis ce matin le bruit des machines. Il grandit sans cesse, on est passé du
bourdonnement de moustique au marteau-piqueur pachydermique. La terre tremble
et nous fait claquer des dents (nos chères petites dents de lait, embryons de
forme, contre lesquelles viennent taper nos petites langues d’oiseau).
Nous guettons le sommet de la colline. Nous sommes dans une cuvette, nous
savons que les machines viendront d’en haut, assourdissantes, sauvages,
hachantes.
Le babil inquiet, présent depuis le début, s’amplifie d’un seul coup. Dix
mille claquements de langues : alarme,
alarme, les moisonneuses-batteuses attaquent. Je crie aussi, et ce cri me
monte des profondeurs de la terre, explose dans l’air vrombissant. JE LES AI
VUS.
Cinq véhicules, compacts, jetant des regards d’acier, viennent de surgir de
l’éminence. Les hommes-robots qui les conduisent les dirigent sur nous. Nous
allons être moissonnés, jusqu’au
dernier. Nous, les plantes humaines, au visage poupin, gonflé, multicolore, aux
yeux exorbités, aux nez plein de morve et de pollen, à la bouche rouge et
sensuelle, à la peau verdâtre. Nous sommes mûrs, dressés. Prêts à être fauchés.
Les pales des moissonneuses tourbillonent. Elles atteignent déjà les
premiers rangs. Le cri qui jaillit des premiers épis décapités est inhumain. Un
hurlement à en faire frémir la colonne vertébrale, à en faire crisser les
pierres, le ciel, les nuages, à en crever le crépuscule d’un jet rouge sang.
Les corps fauchés éclatent comme des pastèques trop mûres, le visage est nié, réduit
en bouillie, la sève sanglante gicle en gorgées, les machines s’en repaissent,
derrière l’oeil rouge du robot conducteur les données s’accumulent, simple
cessation de vie, coupe coupe, les organes sortent en désordre du cocon du
ventre, le champ se met à hurler d’une seule voix, la terre se fend, l’air est
en ébullition. Le carnage se rapproche. Déchiquette, déchiquette.
Machines. ILS ont essayés des vendangeurs vivants. Ils ont écumé toute la
galaxie pour trouver une race qui ne connaîtrait pas la pitié, qui ne s’enfuirait
pas épouvantée en entendant nos cris désespérés. Notre cri sédimentaire,
primitif, primordial, lumineux et terrifié, crachant le désir de vivre, souffle
expulsé de millions de bouches végétales, qui met en déroute jusqu’aux corbeaux
affamés. Alors ils ont pris des robots.
Plus de sentiment. Plus de mort. Automatisme. Froideur d’atome, écrous métalliques,
neutralité. Mécanisme, mouvement, protocole.
100 mètres, 50 mètres, 25 mètres... La gueule d’ombre de la moisonneuse
roule une immense vague de feuilles et de poix. Le soleil meurt doucement de l’autre
côté de la colline. Notre rang n’a plus que quelques instants à vivre.
Je darde un regard écarquillé sur mon voisin tout rouge. Des filets spermatiques
de larmes s’agitent de ses yeux, sa bouche est un gouffre d’horreur.
ILS nous consomment. ILS nous utilisent comme matière première. Broyés,
nous serons séchés, mélangés à de l’eau, de la levure, pétris, et cuits. Nous
deviendrons un petit pain de sang. Un
petit pain de sang. Les Ogres interstellaires nous ont assujettis. Nous ont
transformés en plantes. Avant nous étions libres de marcher sur la terre des
Hommes. Maintenant, nous sommes des épis, moisson fertile, mer ondoyante de
cuir chevelus hirsutes, épuisés de soleil.
Encore une poignée de secondes... Poignée impossible à calculer de la main
que je n’ai pas. Digne et navré, je lève ma face lunaire et verte vers le
firmament. Toutes mes cellules hurlent. Je sens que je m’engloutis dans mon
hurlement d’horreur, de sang et d’humus.
La lame attaque ma base. La machine me gobe. Je décolle du sol. Le son
meurt sur mes lèvres. Broyeuse mange-monde, mange-suc, mange-chair. Obscurité.
Démembrement.
***
Tous les pronostics s’accordent pour dire que cette année sera
exceptionnelle pour le petit pain de sang : l’arôme et la texture seront
denses et veloutés, avec une petite amertume très particulière. Avec du sucre, c’est
très bon pour le quatre heure des enfants.
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