dimanche 1 juin 2014

La danseuse de Bâle [Gallinacé Ardent]

La danseuse se tenait debout, les bras écartés, la tête légèrement penchée sur le côté. Cela faisait des heures qu'elle était dans cette position. Sur son visage était peinte une expression absente. De toute évidence, elle n'était pas au monde. Elle attendait on ne sait quoi, comme un oiseau au bord du vide, sur le point de plonger. Ses yeux étaient creux et blancs. On voyait la trace de pupilles qu'un artiste avait dû peindre, il y a longtemps : deux vagues traces bleues. Ses cheveux filasses encadraient un visage neutre, sans traits. Ses lèvres, à la fois fines et froides, étaient collées l'une à l'autre. Sur son corps mince et presque sans formes, une robe de danseuse étoile, un peu mitée, d'un blanc tirant sur le bleu. De longues jambes, et sur des pieds de nacre, des mocassins de danse. Ses jambes étaient croisées, comme si la jeune fille était suspendue dans une figure inachevée. Autour d'elle, le monde se tenait, immobile, vaguement assoupi, paisible, sans le moindre souffle. La danseuse était glacée dans un mouvement qu'elle n'avait pas achevé, un geste qui aurait apporté un peu de chaleur à son environnement. Le monde et la jeune fille se regardaient en chiens de faïence, guettant la première initiative.

   Enfin, elle baissa son bras droit jusqu'à la lisière de la collerette de sa robe. Un petit bras, maigre et ténu, tout rigide. La tête dodelina un peu sur le côté, tremblante. Sa main gauche se décrispa, son bras se tendit et vint rejoindre l'autre bras dans le repli. Soudain, elle se dressa sur les pointes des pieds, et lança ses bras vers le plafond. Son regard sembla contempler un instant l'atelier, la lumière déclinante de la fin d'après-midi, les jouets, poupées et artefacts mécaniques divers, les innombrables pendules qui faisaient tic-tac discrètement, et la pièce interdite au fond, où personne ne pouvait pénétrer. Aussitôt, la danseuse se mit en branle, ronronnant de plaisir sous la danse qui commençait. Se dandinant, elle esquissa quelques entrechats, se rapprocha d'un lapin endormi. Dès qu'elle le toucha, il ouvrit les yeux, se redressa, remua ses oreilles d'un air ravi, et se mit à la suivre d'un pas rigide et exagéré. La jeune fille, maintenant virevoltante, toucha du bout du soulier le museau d'un ourson, qui, sitôt fait, planta son bâtonnet à bulle dans le mélange, et porta le cercle de fer à sa bouche. Soufflant doucement, il produisit quelques bulles qui s'envolèrent prestement. Tournoyant sur la pointe de ses souliers, elle approcha d'un train électrique qui étendait ses rails dans chaque recoin de l'appartement. D'un toucher, elle le ressuscita, et il démarra, en signalant son retour à la vie par un jet de vapeur et un petit signal sonore. Le monde de l'appartement commençait à s'animer, des yeux s'ouvraient sur le passage de la danseuse, des membres assoupis se secouaient, des bâillements mécaniques agitaient les jouets. Ici, c'était un diable qui commençait à ricaner, là, c'était trois serpentins qui jaillissaient hors de leur boîte, un énorme sourire à leurs lèvres de bois. Une souris fusa entre les jambes de la danseuse, qui faisait sortir les coucous de leur cachette quand elle passait devant les horloges et pendules. C'étaient aussi une tribu d'oursons, qui titubaient, essayaient de suivre le tournoiement de la jeune fille. Celle-ci, ivre de s'animer enfin, faisaient des petits sauts, alternait mouvements introspectifs et extrospectifs, brodaient de petits thèmes gestuels tout en réveillant les différents automates. Elle s'envolait, butinant à droite à gauche, suscitant la vie par un toucher délicat. Dans un coin, c'était un chevalier en armure, grandeur nature, qui s'éveillait en brandissant son épée. Dans un autre, c'était un ours, debout, effrayant, de deux mètres de haut qui rugissait en remuant frénétiquement la patte avant. Plus loin, c'était une table qui ouvrait son tiroir pour libérer de multiples petits automates qui y sommeillaient : petits rats, serpents dorés, petits homoncules nus et spasmodiques... On voyait également un chien qui, d'une caresse, se mettait à aboyer, remuer la queue et faire des pirouettes.
   Toute la ménagerie onirique commençait à s'ébranler, dans les prémisses d'une procession. Alors la danseuse fit ce qui n'avait jamais été esquissé auparavant : tournoyant sur la pointe des pieds elle se dirigea vers la porte interdite, entrebâillée. Elle tapota la tête d'une oie mécanique, qui se mit à caqueter. En bordure de la porte, les deux petits dragons veillaient, empêchant tout être de rentrer dans le sanctuaire. Dès qu'il virent l'assemblée s'approcher, ils se mirent à cracher des flammes en roulant des yeux rouges. Les cheveux de la danseuse se recroquevillèrent un instant, consumés, avant que d'un geste autoritaire et néanmoins dansé, elle arrête les dragons, désormais dociles. Enfin, elle poussa la porte; sa détermination était plus forte que tous ses mécanismes. Dans sa tête trottait l'image d'un homme, une apparence d'érudit, portant bésicles et favoris. Cela représentait pour elle le tabou absolu, et pourtant elle entra quand même. Elle avait l'intuition que maintenant elle pouvait le faire, que l'interdiction était levée, que quelque chose avait changé. Ce qu'elle vit alors la désola.
   Un homme était là, serrant encore entre ses doigts une petite poupée de chat, pas encore finie. Ses mains calleuses étreignaient ce qui devait être sa nouvelle création. Mais sa tête reposait sur la table, sans un mouvement. Son visage était caché par ses cheveux semblables à de la paille roussie, tout son corps était voûté contre la table. S'approchant, et sans la peur de commettre un sacrilège, la danseuse lui toucha le front. Mais ce qu'elle avait espéré ne se produisit pas; le corps resta inerte. Alors, rejointe par la cohorte des automates, elle se groupa autour du défunt.
   Ils avaient arrêté tout mouvement. Ils comprenaient confusément qu'il allait leur manquer quelque chose, mais quoi? Seule la danseuse avait deviné que leur Créateur était mort, et que désormais, ils étaient seuls au monde.

   L'archidiacre lisait son journal, le sourcil froncé.
"Sensationnel! Le fameux maître horloger de la ville de Bâle, Hieronymus Blitzen, est mort hier après-midi, d'une faiblesse du cœur. Il était âgé de 66 ans. Il n'a pas de proches connus. Il était très célèbre dans la région, notamment pour avoir créé l'étonnant automate de la place Verrückt, le centaure qui, à chaque heure, se précipite sur la jeune vierge mécanique pour l'enlever, à ses grands cris et à ceux de la foule, ravie. Il était aussi connu, plus tristement, pour avoir fourni une statuette mécanique armé d'un couteau à l'effigie d'un dieu exotique à un amateur fortuné, Yann Teugen, revenu de pays lointains. Le soir de la vente, la milice a retrouvé le dilettante poignardé, et les analyses criminologistes ont prouvé que les blessures avaient été faites à l'aide du poignard de la statue. La preuve n'a jamais été faite que Teugen ait été assassiné par l'automate, ou que ce soit l'œuvre d'un meurtrier qui ait subtilisé ledit ustensile tranchant pour le tuer. Mais le prestige, négatif, de cette affaire a donné lieu à beaucoup de rumeurs concernant Blitzen, le traitant de "démonologiste" et de "sataniste", et a conduit ses principaux commanditaires à annuler leurs demandes, et à n'en plus faire par la suite. Le maître s'est trouvé isolé, et a consacré les dernières années de sa vie à un chef d'œuvre, dit-on. Peut-être en saura-t-on plus à l'inventaire de ses biens."
   L'ecclésiastique interrompit sa lecture. Oui, c'était bien vrai, il avait toujours soupçonné Blitzen d'avoir su, par des forces inconnues, susciter une vie trop grouillante, trop parfaite en quelque sorte, un art qui allait bien au-delà du simple rapport mécanique d'une dizaine de roues dentées. L'archidiacre, de toute éternité, avait regardé Blitzen de travers, et la longue conversation qu'il avait eu avec le personnage ne l'avaient pas franchement rassuré.
"Je perpétue le geste de votre Dieu créateur" avait-il dit. "Donner la vie, n'est-ce pas le plus beau des gestes, selon les Ecritures? Mais en créer une nouvelle forme, trouver le chemin de la matière afin d'insuffler un souffle de ce qui en a été dépourvu, faire surgir la vie à partir de chaque chose inanimée, quelle qu'elle soit, n'est-ce pas là le plus beau cadeau pour l'homme capable de faire un tel miracle?"
   L'archidiacre avait été outré par ces paroles, qui lui rappelaient un peu trop celles de Faust, s'il fallait en croire l'histoire. Il lui avait alors fait un sermon, tenté de raisonner l'hérétique. Mais rien n'y avait fait, et les deux hommes s'étaient séparés ennemis.
   Il poursuivit sa lecture :
"Une messe sera célébrée avant l'enterrement du défunt, qui aura lieu jeudi à 14H".
   Cela, l'archidiacre le savait déjà, puisqu'il était celui qui devait présider la cérémonie.
"L'inventaire des biens de Hieronymus Blitzen aura lieu le vendredi après-midi, et il sera procédé le jour suivant à une vente aux enchères, en l'absence de tout héritier du vieux maître décédé."
   Une vente aux enchères... L'homme d'église médita la question. Tout cela pour voir ces automates sataniques se répandre partout, corrompant le monde par une apparence enfantine? Mieux valait éviter cela! Il avait toujours cru en la culpabilité de Blitzen : un tel art pour faire transparaître la vie ne pouvait venir que d'un pacte avec le Démon!
  
   Le jeudi eut lieu la messe, puis l'enterrement. Le cercueil fut excessivement lourd à transporter, comme si on l'avait alourdi de plomb, ou comme si le corps de Blitzen avait été composé en partie de fer. L'ecclésiastique avait frémi à cette idée : qui pouvait dire absolument qui de l'automate ou de l'artisan a crée l'autre? Ne finit-on pas par ressembler à ce que l'on crée, pour ajouter une touche de véracité à l'ensemble en faisant le créateur semblable à sa création? C'est sans regret que l'archidiacre dispersa une motte de terre sur la tombe. S'il pouvait reposer en paix... Et que son oeuvre ne vienne pas torturer le monde, et assassiner d'autres personnes que Teugen! A ce propos, sa veuve était là. Courte, vaguement vindicative. Elle était quasiment la seule à assister et à la messe et à l'enterrement, à l'exception de deux curieux. L'archidiacre avait prononcé la prière des morts, en espérant bizarrement que Blitzen resterait dans sa tombe. Quand il s'était éloigné, il lui avait semblé voir la veuve Teugen, qui se recueillait un instant, cracher sur la tombe! Même si c'était ce qu'elle avait fait, il ne pouvait lui en tenir rigueur : lui aussi aurait condamné Blitzen, cet homme-là avait un don trop effrayant pour n'être pas d'origine infernale!

   Cette nuit-là, l'homme d'église fit un cauchemar. Il vit Blitzen au centre d'un pentacle le maudire en ricanant, alors que lui était présent, mais ne pouvait faire un geste. Puis un chat noir avec une clé tournante dans le dos, lui passait entre les jambes, et ce contact était infiniment déplaisant. Puis l'archidiacre ressentit un goût désagréable de fer dans sa bouche, et se sentit transformé. Il sentit une activité anormale dans son dos, comme si une fourmilière y avait fait son nid. Et il toucha ses omoplates, et découvrit une clé qui tournait, lui assurant ses mouvements, et des milliers de rouages qui lui couraient dans la chair. Et maintenant il avait un poignard dans les mains, et voulait s'en servir, et la noire envie du meurtre s'inscrivit dans son esprit, trop forte pour qu'il y puît y résister... et il se réveilla, la bouche en cendres.

   Le lendemain, pris d'une inspiration, il se regarda nu devant sa glace. Il répugnait de faire cela : c'était bien trop narcissique pour lui. Néanmoins, il traquait toute trace de trappe ou d'orifice où insérer une clé mécanique. Avec acharnement; il voulait savoir ce que le vieux fou pouvait avoir pratiqué sur lui pendant son sommeil. Ce rêve infect prouvait-il sa nature robotique? Être l'esclave d'un tel maître? Jamais!
   Il ausculta avec une grande attention son corps rachitique, dépourvu de toute beauté. Il tenta de déceler tout clapet qui eût pu trahir une ouverture vers son mécanisme intérieur. Il se traitait d'idiot : comment avait-il pu croire un seul instant qu'il était mécanique? C'était de la pure fantaisie! Cependant, il n'arrivait pas à passer sa main dans le milieu de son dos. Là, ses gestes se faisaient roides; il ne pouvait pas se sonder l'intégralité de la colonne vertébrale. Il frissonna, eut peur, puis se moqua de son manque de souplesse.

   Il fut le premier devant la porte du maître décédé. Il fallait qu'il jette un oeil sur les productions mécanistes de Blitzen : il y en allait du salut de son âme! C'est que le religieux sentait comme un picotement entre ses omoplates, comme s'il était anxieux... ou comme si des rouages s'agitaient, là, sous la peau. Il rentra dans l'appartement, précédé du commissaire à l'inventaire des biens. Cela sentait le renfermé, c'était l'antre de celui qui avait vécu sur lui-même pendant des années, suite à son échec du monde extérieur. Celui qui concevait en cachette des milliers de petits échantillons de vie, des jouets, des amusements. Des dérivatifs créatifs à une solitude trop vive. Un instant, l'archidiacre se sentit touché par l'isolement du bonhomme. Mais bien vite il se reprit : quand il vit les premiers automates, lapins chiens, écureuils, il fut pris d'une aversion sans borne pour ces petites créations. Il y avait un je ne sais quoi de tordu, de pas franc dans ces créatures de métal. Il sentait qu'elles étaient trop vivantes, elles semblaient bouger en lisière de l'ombre, et le regarder en souriant sarcastiquement. La sueur vint à ses tempes. L'air se rapprocha. Il sentit comme un carcan qui lui enserrait les poumons. Ce lieu était maudit, c'était sûr. Il n'écoutait déjà plus les jérémiades du commissaire, occupé à décrire les spécificités de chaque pièce, déblatérant sur son originalité, sa finesse... Déjà, l'archidiacre le voyait comme un suppôt de Blitzen, un de ses alliés mystiques chargés de répandre l'émerveillement là où il n'y avait que sorcellerie. Et plus l'ecclésiastique s'avançait dans l'appartement, plus il se sentait mal. Enfin, il déboucha dans la pièce de confection des automates. La porte était marqué d'une croix rouge, comme pour interdire l'accès. Le corps avait été enlevé bien sûr, mais restait sur la table, l'automate d'un chat, bien avancé : il ne manquait qu'une ou deux pièces pour qu'il s'anime, ronronne, se frotte contre la jambe... Vraiment, ce Blitzen avait vraiment un don extraordinaire pour insuffler de la vie dans ce qui n'était que rouages!
   C'est alors que ses yeux se portèrent sur un curieux automate, représentant grandeur nature une danseuse. Aussitôt, il sentit comme une pointe qui pénétrait dans son cœur. Jamais l'archidiacre n'avait vu quelque chose d'aussi beau... et destructeur à la fois. L'objet tout entier était paré de la séduction du malin, et ses orbites creuses semblaient le narguer. Elle était arrêtée, là, en plein élan, tendant le bras vers la position qu'avait dû occuper son créateur, la main tendue comme pour une bénédiction. Autour d'elle, était massé la plupart des automates, l'encerclant comme une cours de domestiques. Savoir que cet homoncule avait une telle audience déplut à l'archidiacre. Plus encore lui déplut l'attitude de la danseuse, en adoration, suspendue comme dans un ballet démoniaque en l'honneur de divinités maléfiques. Et pourtant... Et pourtant, elle séduisait. Il existait une espèce de perfection chez elle.
   Le visiteur demanda au commissaire quel était le prix de cet objet, et insista pour lui donner le triple de la somme demandée, plus que ce qui aurait pu être récolté par les enchères. Il repartit avec la jeune fille sous le bras, insensible aux regards étonnés des passants. La rue lui semblait se resserrer sur lui, et des sombres murmures trouvaient leur chemin jusqu'à ses oreilles, comme si la présence du mannequin de porcelaine, lourd contre son aisselle, attirait les entités maléfiques. L'objet était inerte, mais on sentait sous sa coquille une activité latente, mais on ne savait l'attribuer au jeu des rouages ou à l'influence de forces diaboliques dormantes. L'archidiacre se précipita vers son logis, ressentant une douleur naissante dans son dos, et comme un ronflement mécanique.

   "Mis à prix : 2000!"
   Le lapin était posé sur le présentoir du commissaire-priseur. Il était immobile, mais un rien dans son apparence dénotait le sarcasme et la tristesse quant à l'assemblée de notables qui lui faisaient face. Les enchères fusèrent, c'était à qui offrait le meilleur prix pour cet artefact, l'une des dernières créations d'un génie sulfureux. Le lapin, sans danseuse pour lui donner vie, avait sombré dans un sommeil triste; son menton reposait contre sa poitrine, ses oreilles étaient baissées, ses paupières fermées.
   Enfin il trouva un acquéreur. Il s'agissait d'un banquier renommé pour la richesse de ses bons clients, et la misère de ses débiteurs, et qui payait cher. L'homme marcha vers l'estrade, y grimpa, pris le jouet entre ses bras, déposa un baiser sur sa fourrure synthétique. Sa femme s'exclama : "N'est-ce pas qu'il est chou!". Mais le lapin, au baiser du banquier, s'anima, et, échappant à l'étreinte de son acquéreur, réussit à dodeliner vers l'étal où était entreposé le reste de la collection Blitzen. A savoir : un invraisemblable bric-à-brac de pattes, de bras et d'appendices, un tas d'animaux mécaniques morts, un ossuaire de vies artificielles, des bêtes et des machines suspendues, fossilisées. En les touchant, le lapin réactionna leurs mécanismes. Alors ce fut l'ébranlement, sous l'œil horrifié des spectateurs. D'abord, ce fut l'ours, massif, qui émergea, et darda un oeil furieux sur la salle. Puis une douzaine d'homoncules se jetèrent à l'assaut. Un serpent doré fraya son chemin jusqu'aux premiers rangs. Des cris fusèrent de l'assemblée, et ceux qui eurent le plus de présence d'esprit se signèrent rapidement avant de prendre la fuite. La ménagerie était libre!

   "Voyons un peu ce que tu vaux" dit l'archidiacre en contemplant l'automate inerte. "De toutes les créatures de Bâle, je crois bien que tu es la pire."
   La danseuse ne répondit pas. Elle était recroquevillé sur elle-même, dans la position dans laquelle l'avait laissé l'homme d'église en la déposant. La première chose qu'il fit, ce fut de lui passer autour du cou un pendentif orné d'un crucifix. Puis il la regarda sous toutes ses coutures, sans retirer le tissu toutefois, chercha la trappe qui lui permettrait d'accéder à ses rouages. Mais il ne la trouva pas : sa peau de porcelaine était lisse partout. La poupée se laissait aller à l'examen sans broncher, comme résignée. Depuis la mort de son maître, elle n'avait pas esquissé un seul mouvement. L'archidiacre sentit son estomac se contracter quand il sut qu'il ne trouverait pas l'accès aux organes internes de l'automate : s'il était si bien caché que cela, que cela ne prouvait-il pas que l'ecclésiastique ne trouvât pas sa propre trappe? Il considéra la danseuse recroquevillée. Elle était de trois quart de profil, renfermée sur elle-même, perdue dans la contemplation du sol. Et le sentiment qu'il avait ressenti quand il l'avait vue pour la première fois l'assaillit une fois encore. A quel point elle lui ressemblait! Il lui avait quelque chose de lui en elle, à moins que ce ne soit l'inverse : une posture, ces bras fins, cette sculpture du nez, ces cheveux filasses... Il se tourna vers son miroir, les yeux écarquillés. Et pourtant, cette figure de folie qui lui faisait face présentait trop de ressemblances avec le mannequin inanimé. Le religieux faillit vomir. Hieronymus Blitzen aurait-il conçu sa plus parfaite création en pensant justement à lui? Il ne put s'empêcher de penser à la poupée que l'on confectionne à l'effigie de quelqu'un afin de le torturer à travers ce modèle. Ou alors le vieux fou l'admirait secrètement? Assez pour confier ses traits à une de ces créatures? Ou alors... L'archidiacre lui-même était-il un artefact mécanique? Il ne fallait écarter aucune solution. Et ce visage obsédant? Son estomac, tendu, émit un gargouillis. En alerte, le clergyman tendit l'oreille : le bruit gastrique n'avait-il pas été mâtiné de sonorités métalliques? Il retint son souffle... et imagina des dizaines de rouages s'activer sous l'écorce de sa peau. Mon Dieu, faites que cela ne soit pas!
   Il caressa un moment le projet de s'ouvrir le ventre pour observer ses intérieurs. Déjà la rumeur de la ville se faisait plus mécanique, le tic-tac de l'horloge voisine se faisait entendre non dans le mécanisme lui-même, mais dans les tripes de l'inquisiteur. Robot! Il était robot! Des larmes se mirent à éclorent sous ses paupières closes.
   Non, cela ne se pouvait... 
   Quand il rouvrit les yeux, il vit que le mannequin s'était tourné vers lui, et le sondait de ses prunelles creuses vaguement bleutées. Non, c'était évident : la beauté du diable l'avait tenté un instant, mais c'était fini, les artifices! Il repensa à la légende de l'homme tenté par le diable s'étonner que celui-ci eut pris son apparence. Et le diable de rétorquer : "Tu vois que tu peux me suivre, car je suis comme toi..."
   NON! L'homme d'église se précipita sur un marteau pour briser l'automate qui maintenant, on ne savait pas pourquoi, se mettait à bouger.
"Voyons si ton apparence est sexuée ou pas!" rugit le répurgateur. D'un geste, il arracha la robe de la danseuse et la projeta dans un coin. Il avait vaguement espéré trouver un sexe de femme sous l'habit, ce qui prouverait quelques pratiques contre-natures de Blitzen avec sa créature, tel Pygmalion. Et il en conçut une violente excitation, à la fois comme défi à relever pour l'exorcisme du mannequin, et comme jalousie envers toute personne qui pouvait posséder un tel artefact. Mais il put constater que la danseuse était complètement asexuée, et de plus tenait ses mains devant sa poitrine, dans un geste de pudeur spontanée. L'archidiacre eut un moment de recul : oui, elle était superbe, dans son asexualité. Il repensa aux anges qui n'avaient pas de sexe, et se dit que cela pouvait en être une représentation. Il sentit toutefois comme une activité de rouages dans son dos, et il concentra sa haine.
"Pudeur de démon" lança-t-il à l'adresse de la danseuse qui protégeait sa poitrine inexistante. Puis il repensa à l'attitude de leader qu'elle affectait quand il l'avait trouvé, et le cercle d'adoration des autres automates à son endroit. Oui, il y avait bien là les racines d'une magie ténébreuse, qu'il fallait briser, et l'homme d'église se sentit honteux de s'être laissé abuser par les illusions démoniaques qu'elle faisait pleuvoir sur son âme...
   Il la frappa de toutes ses forces sur le sommet du crâne, qui éclata. Les morceaux de porcelaine frappèrent le sol, et le clergyman tomba à la renverse. La tête de la danseuse avait perdu son front et sa boîte crânienne. On pouvait y voir des roues dentées tourner avec frénésie. La danseuse prit une expression de tristesse, avant de s'approcher de l'archidiacre.
"Non! Ne m'approche pas!" fit-il, comme il tournait les talons pour s'enfuir.
   La main de l'automate toucha son dos
Et
ce
fut
une
révélation

   Il sentit tout un courant tellurique lui parcourir l'épine dorsale, le secouer, le retourner. "Le toucher du démon!" luttait-il. Et il est vrai que cette force qui le cassait en deux, d'admiration et de honte, en possédait les caractéristiques. Une grande lumière entra en lui, mais elle possédait des points d'obscurité, et il songea qu'on ne pouvait connaître toute la transcendance en un seul contact, et puis il se dit que ces points étaient l'œuvre du démon, le passage de sa corruption dans sa lumière incomplète. Il se sentait vivre, et en même temps mourir. Il voyait qu'il perdait, que le démon était plus fort que lui, lui offrait la vie éternelle, l'entretien à jamais de ses rouages, l'activité jusqu'au bord du temps pour peu que la danseuse le touchât encore. Mais il se ressaisit, et s'apprêtait à donner le coup de grâce avec son marteau.
   Il n'eut pas le temps de le faire, car son ventre explosa, et s'éparpillèrent ses organes aux quatre coins de la pièce. Du moins le sentit-il. Il s'écroula à terre, les tripes déchiquetées par la patte de l'ours mécanique. Toute la ménagerie était là, triomphante : des lapins, des chiens, des chats, des opossums, des pangolins, des tamanoirs robotiques, un inventorium mécanique de la vie artificielle. Un petit jésus perché sur la coquille d'un limaçon le regardait en secouant les bras. Un chien mécanique se mit à lui lécher amicalement le visage, d'une langue humidifiée. Curieusement il n'avait pas mal. Mais l'archidiacre sentait son fluide vital s'échapper par gros bouillons de sa carcasse lacérée. Il vit que, tel Gulliver, il était entouré de petites machines, qui le regardait en dodelinant. Un diable ricanait. Un canard caquetait, lui pinçant la peau avec son bec, sans qu'il ne sente rien. Il vit les automates se grouper autour de lui comme des lilliputiens, curieux mais amicaux. Il leur vit pour la première fois un air d'innocence. Alors il eut un regard plein d'indulgence pour l'homoncule grandeur nature, qui ressemblait vaguement à une danseuse nue, qui la regardait, le regard vide, comme si rien n'avait jamais existé. Il essaya de se redresser une dernière fois, pris de l'angoisse de la question de son humanité. Mais il ne put rien distinguer de son cadavre fumant, ni rouages, ni instances organiques. La tête exténuée, et tout rempli des vapeurs de la mort, il se détendit, se demandant juste, dans un clair de curiosité, si ce qui s'écoulait de son corps était du sang... ou de l'huile. Il ne put sentir l'odeur caractéristique et s'éteignit.

   Un cri de femme troua l'air. C'était celui de la veuve Teugen, choquée de voir tous ces automates penchés sur la dépouille du défunt homme d'église. "Satanisme" chuchota-t-elle. Puis : "Satanisme" dit-elle plus fort. Enfin, c'est hurlant ce mot qu'elle se précipita dans la rue. Les automates, dépourvus de réelle intelligence, restèrent cois. Ce fut la danseuse, qui, malgré son crâne ouvert, les tira vers la sortie du pavillon de l'archidiacre. Elle les caressa tous, en les considérant avec bonté (du moins est-ce en ce sens que ses yeux s'infléchirent), et ils se mirent en marche. Comme ils pénétraient dans la rue, des tirs d'abord imprécis, puis qui touchèrent au but, retentirent autour d'eux. C'étaient les villageois de Bâle, qui les visaient dessus, admonestés par la veuve Teugen pour chaque tir qu'il rataient. C'est alors que la danseuse, dans un mouvement plus précis, se débarrassa de son pendentif, qu'elle foula au pied, en signe de répulsion de l'archidiacre. La vision d'un crucifix écrasé fut mal perçu, et ceux qui ne tiraient pas encore se ruèrent à leurs armes. La procession mécanique s'ébrouait, surprise par le mitraillage dont elle était victime. Tous les automates accélèrent le pas. Tous voyaient déjà le chevalier en armure s'effondrer sous les tirs des fusils de chasse, brandissant son épée impuissante. Il l'agita encore quelques instants, tant que son mécanisme agissait encore, avant de s'éteindre. Puis le chien explosa en une multitude de ressorts, heurtant les autres composantes du cortège qui tentait de fuir à travers la ville (vers où? Le paradis des automates, peut-être!). L'ours perdit sa patte, fit entendre un rugisssement, le même, en boucle, jusqu'à ce que sa tête explose. Et la danseuse, déployant tout son art, était partout à la fois, poussant les survivants à accélérer, les blessés à prendre sur leurs forces, à veiller les défunts. Elle dansait une danse de l'extase d'être libre, en même temps elle dansait la danse de l'angoisse de la mort qui fusait autour d'elle, et sa porcelaine tremblait d'être détruite par les tirs. Bientôt, sa compagnie subit des pertes importantes.
    Sa chorégraphie est merveilleuse : elle danse au milieu des balles, elle virevolte, bondit, jaillit où on ne l'attend pas. Les automates qui avaient porté secours à la danseuse, se font tuer, les uns après les autres, malgré leurs tentatives d'échapper aux tirs réguliers des habitants, maintenant convaincus de la vilenie des créatures mécaniques ("Souvenez-vous de Teugen" souffle la veuve à leurs oreilles. "Souvenez-vous comment il est mort assassiné, de par la main des automates de Hieronymus... Et comment ils ont recommencé aujourd'hui, pour détruire notre bon archidiacre, cette machine à rédemption... Maintenant, vous êtes damnés... A moins que vous n'éliminiez toutes ces créatures qui l'ont tué... Et surtout cette danseuse insolente, qui sent l'œuvre du démon!")
   Et les habitants de Bâle sortent leurs fusils, tirent, touchent les automates qui explosent en une multitudes de rouages, souillent l'allée principale. Mais toujours elle danse, le crâne poreux à l'air qui l'entoure, elle bondit, intemporelle, hors d'atteinte des balles qui ne font que siffler autour d'elle. Elle donne à ses spectateurs ennemis le plus beau spectacle qu'ils aient jamais rêvé de voir. Elle se tend, bondit, prévient les projectiles, se casse en deux, se détend, repart, tournoie, cabriole, tend les bras, s'élance... Les hommes rient en l'ajustant. Des larmes de joie leur gênent le tir. Ils commencent à pointer leurs fusils au jugé, pour l'éviter, et la laisser se déchaîner. Ils tirent au hasard, tellement heureux d'avoir cette composition improvisée pour eux tout seuls. La danseuse de porcelaine perd des rouages dans la bataille, déjà son bras gauche est détruit. On voit son ami lapin se faire canarder, sa fourrure éclate en morceaux divers, et l'ourson qui fait des bulles n'arrive plus à plonger son anneau dans le mélange savonneux. Son intérieur mécanique souille la chaussée, des roues dentées, des ressorts, des résistances, tout y passe, dans un fatras de métal. Le train électrique n'a plus de wagons jusqu'à ce que la locomotive explose. Toutes les danses, tous les mouvements, les tireurs les prévoient, et détruisent toutes les machines. Et c'est partout les robots qui éclatent, une hécatombe menée par la veuve Teugen, systématique dans son envie de tuer. Et tous les automates font jaillir de leurs entrailles de l'huile, des composants. Seule la danseuse reste immaculée, elle flotte, royale au-dessus de la procession disloquée.
   Elle évite tous les tirs, son regard triste ne s'effare même pas. Les hommes vivent un présent éternellement renouvelé, qui saura la toucher? Elle est trop habile! Elle va atteindre le fleuve, elle va s'enfuir, s'en aller hors de portée des fusils qui l'évitent, elle...
   Son corps explose sous un tir un peu mieux ajusté que les autres. Il se démantibule, les membres sont disjoints, le mannequin se disloque sous le tir. Le tronc du robot s'écrase à terre. Les hommes sont mi honteux, mi triomphateurs d'avoir réussi  vaincre un tel adversaire. La veuve Teugen serre le poings, et dit :
"Vous voyez, le Mal a été vaincu. Si vous puisez dans vos cœurs l'effort de vaincre les simulations, vous saurez qui vous êtes, sans doute possible." Ceux qui l'entourent ont l'air dubitatif.
   Soudain, un chat, de toute évidence mécanique, fonce vers le corps de porcelaine inanimé, plonge sa gueule dans la poitrine, y tire un cœur mécanique, une machine de valves et de ressorts, qu'il extrait adroitement, et file entre deux murs, sauf.
   La veuve Teugen n'était pas contente. Mais qui avait besoin de l'avis du propagateur de la haine?
   La grand'rue était constellée de débris mécaniques qui trémulaient encore, des spasmes de vie artificielles s'agitant, des mouvements d'ouïes de poissons réclamant de l'air, des fragments de chair presque réelles qui demandaient l'euthanasie. Elles s'arrêtèrent bientôt, vaincues. Et il n'y eut bientôt plus un seul mouvement de la mairie jusqu'au fleuve, tout fut glacé, consommé. Fini.


   Dès que le chat incomplet eut pris le cœur, la fontaine de la place Verrückt s'arrêta, et le centaure n'enleva plus aucune vierge.
   Simultanément, comme en lutte, toutes les horloges de Bâle s'arrêtèrent. Et nul ne sut jamais les réparer.

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