_Vous
êtes arrivé.» affirma le GPS.
Jack
stoppa sa camionnette et ne pu s'empêcher de maugréer. L'homme lui avait donné
rendez-vous dans un lieu qui ne lui plaisait guère: Certes désert à cette heure
de la nuit, cette petite voie sans issue en bord de Seine était cependant
beaucoup trop à découvert, et trop proche d'un Paris populaire qui ne dormait
jamais. L'homme avait sûrement reconnu cette endroit dans un mauvais film
policier et s'était dit que ce serait parfait pour une transaction.
Jack
n'aimait pas travailler avec des amateurs. Notamment parce que, inconsciemment,
cet amateurisme déteignait sur lui, et il commettait des erreurs.
Il
était arrivé aux abords de la capitale française en fin d'après-midi, au bout
de plus de 30 heures de route. Et durant ces 30 heures, il n'avait eu de cesse
de s'inquiéter. Il avait tout prévu pour la créature qu'il transportait à
l'arrière: Une litière de paille fraîche, des cordes, chaînes, colliers et autres
entraves, des anesthésiants si elle s'agitait et des friandises fourrés aux
sédatifs si elle était sage. Mais il avait oublié de prendre une muselière, ou
un bâillon de quelque sorte. Il avait fini par se garer en double file, devant
un sex-shop, dans un Pigalle où l'avait perdu son GPS, et avait acheté un
bâillon-boule en cuir, un truc SM, pour en garnir la jolie bouche de la bête.
Il
attendait, maintenant. D'un œil dans son rétroviseur, il la regarda: Elle était
allongé sur la paille,les ailes repliées, ses pattes recroquevillées sous son
buste, relevant avantageusement ses petits seins velues. Elle semblait calme.
Un
véhicule, tous feux allumés, s'approchait en face. Il stoppa à une vingtaine de
mètres, et lança plusieurs appels de phares. Encore un cliché de film noir...
Jack actionna un commodo pour répondre aux appels, et sortit.
Des
personnes sortirent aussi de la voiture. Jack grommela de nouveau un juron en
voyant qu'il s'agissait d'une luxueuse berline.
_Je
vous avais bien indiqué de vous deviez venir avec un véhicule utilitaire, non?»
lança-t-il à la cantonade.
Le
chauffeur, un black taillé comme un rugbyman, n'eut même pas le temps d'ouvrir
la portière arrière qu'un homme gris et rondouillard en sortit, répondant
aussitôt à Jack en venant vers lui.
_Monsieur
C.! Heureux de vous rencontrer enfin! J'ai en effet omis ce petit détail,
désolé, je suis quelqu'un de très pris, je ne peux pas penser à tout, mais je
pense que ça ira. On peut voir l'animal?»
Et,
d'autorité, il dépassa Jack et se planta face aux portes arrière de la
fourgonnette. Accompagné du grand noir, Jack le rejoignit et ouvrit.
L'ouverture
des portes et le faisceau de la Maglite du chauffeur-garde-du-corps la firent
paniquer. Elle tirait sur chacune de ses entraves, grattait la paille et
griffait le sol de la fourgonnette, battait de ses ailes à demi-déployé dans
cet espace confiné. La colère se lisait sur son visage, et, entre deux «Mmmmh
mmmh!» étouffé, elle mordait à pleine dent dans la boule de caoutchouc.
_C'est
quoi de ce truc?» ne put s'empêcher de demander le black, ignorant visiblement
tout des plans de son patron.
_Ce
truc, mon petit Désiré, répondit l'homme gris, est un sphinx, ou plutôt une
sphinx. La Sphinx, celle de la mythologie grecque.»
Tout en
montant dans la fourgonnette, armé d'une gaffe, Jack se permis d'ajouter:
_Ouais.
Et je vous rappelle qu'au-delà d'une créature mythologique, c'est aussi une
bête sauvage. Alors si vous voulez la chargée sur la banquette de votre
bagnole, c'est votre problème, mais je
vous ne le conseille pas. Je peux toujours l'anesthésier, mais ça ne durerait
que quelques minutes...»
Le
chasseur de créatures sortait maintenant du véhicule, précédé de la Sphinx, la
tenant en laisse au bout de sa perche. Elle était nerveuse, battant l'air de sa
queue et ses ailes. Elle tenta, de sa patte griffu, d'enlever le bâillon.
Désiré eut un mouvement de recul.
_Ne
vous en faites pas, Monsieur C, nous allons bien nous occuper d'elle répondit
l'homme, appuyant ses paroles d'un Taser sorti de sa poche. Son état sauvage ne
sera bien plus qu'un lointain souvenir. Peut-être pourriez-vous même déjà la
confier à Désiré?»
Jack
prit un air dubitatif. La créature s'agitait.
_Un
lointain souvenir? Cette bête est moitié lion, moitié harpie. J'ai mis 5 heures
à la maîtriser, là-bas, en Grèce! Si vous connaissez un peu le mythe, vous
devriez savoir qu'avant de poser ses fameuses énigmes, elle terrorisait les
populations! Ce que vous voulez faire d'elle, je m'en fout, mais il vous faudra
autre chose qu'un Taser et l'arrière d'une limousine comme griffoir pour la
calmer!»
Il
s'interrompit en voyant une silhouette se détacher dans l'obscurité. Un homme
en imperméable qui s'approchait. Il avait des yeux bleu écarquillés et des
cheveux qui ne moutonnait plus sur son crâne que de manière erratique. Jack eut
l'impression étrange de le connaître, ou du moins de l'avoir déjà vu ou aperçu.
_Alors
c'était ça, hein? Lança l'homme. C'est comme ça que vous avez décider de vous
en tirer?»
Le
grand black s'interposa, le retenant aux épaules. Au bout de sa gaffe, la
Sphinx se débattait de plus belle.
_Julien!
Qu'est-ce que tu fous ici? Tu nous espionnes, c'est ça?» lui demanda l'homme
gris.
_William!
Tu me prends pour un con, ou quoi? Fit le nouveau-venu. Ça fait 25 ans que je
fais ce métier! Tu crois que je ne sens pas quand le vent tourne?»
La
sphinx rua soudain, tirant sur la gaffe, roulant au sol. Jack dut tirer de
toutes ses forces pour la maîtriser.
_Hé
toi, là! Désiré! Attrape l'autre gaffe dans la bagnole et donnes-moi un coup de
main!»
Le
grand black fit non de la tête.
_Ah non
non non! Je m'approche pas de cette bête, moi!»
Les
deux autres continuaient leur conversation:
_Il
faut que tu comprennes, Julien. On a des impératifs. On a eu des coupes budgétaires.
On doit baisser les coûts de production! On doit attirer un nouveau public, de
nouveaux annonceurs!»
_Du
nouveau? Depuis quand tu veux du nouveau? Tu crois que j'ai pas remarqué que
depuis 6 mois, on me ressort de vieilles fiches, avec de vieilles question?
J'en ai peut-être posé plus de 800000 depuis le début de l'émission, mais je
sais quand c'est des recyclées! J'ai vu, William. J'ai vu qu'il n'y avait plus
de rédacteurs pour mes questions! Plus un seul! On avait commencé l'émission
avec cinq!»
La
sphinx tenta une nouvelle fois de bondir sur le chauffeur, qui recula, et
manqua de trébucher en arrière. Il avait fallu à Jack toute sa force et sa
dextérité pour la retenir.
_Arrêtes
de la regarder dans les yeux! Lança-t-il à Désiré. Elle prend ça pour une
attitude de défi, et elle sent ta peur!»
_Mais
t'es bien le seul à l'avoir remarqué, Julien! Continuaient de discuter les deux
autres. T'as un public de vieux, qui ne se souviennent même pas de ce qu'ils
ont bouffé le midi! Et tu sais c'est quoi
le problème des vieux? C'est que ça meurt, et que c'est autant
d'audience en moins! Il faut qu'on attire un nouveaux public! Il faut du neuf,
de l'inédit!»
A force
de gratter le bâillon de sa patte griffue, à s'en balafrer la joue, la sphinx
finit par s'en libérer. Une sourire carnassier se dessina alors sur ses lèvres.
_Et
c'est ça ton idée pour avoir du neuf et de l'inédit? Reprit le dénommé Julien.
Pour faire des économies? Utiliser une bête de cirque?»
_Qui
est-ce que tu traites de bête de cirque?» lança alors la sphinx d'une voix
forte et grave. Les trois hommes en restèrent interdits. «Qui?»
interrogea-t-elle.
_Répondez-lui.»
ordonna Jack.
_Je...
Je ne voulais...» bafouilla Julien.
La
sphinx fit alors un large bond qui surprit Jack, manquant de lâcher sa gaffe,
et elle vint se planter, montrant les dents, juste en face de Julien. Une
dentition quasi-humaine, à l'exception
des canines, proéminentes comme celles d'un fauve. Désiré, quant à lui,
s'était éclipsé; il n'était plus qu'une silhouette qui courait dans le
lointain.
_Donnez-lui
une réponse claire. fit Jack. Elle vous a posé une question, il faut lui donner
une réponse. Et une réponse exacte.»
_Pardon.
Je parlais de vous. Je m'excuse.» se confondit Julien.
La
sphinx cessa alors de tirer sur la gaffe, calmée, apaisée. Mais ce n'était
qu'une ruse. Aussitôt après, d'une nouvelle impulsion, elle se jeta sur les
deux hommes. Surprit, Jack sut à peine la retenir, et la barre d'aluminium lui
échappa des mains pour se traînée sur les pavés dans le sillage de la créature.
Elle
avait les deux hommes à sa merci, coincé qu'ils étaient, au fond de cette
ruelle, entre elle et le mur de pierre.
_Fais
quelque chose!» ordonna Julien à celui qui s'appelait William. Lequel William
brandissait toujours son Taser à bout de bras, tremblotant, mais n'osait pas
l'utiliser.
_Dans
une animalerie, commença à questionner la sphinx, un employé a des soucis pour
placer les perroquets. S'il met un perroquet par cage, il lui manque une cage.
S'il met 2 perroquets par cage, il a une cage vide. Combien possède-t-il de
perroquets et de cages?»
_Qu'est-ce
que c'est que ces conneries?»
_Ce
pourquoi tu a voulu cette bête, William, lui répondit Julien. Elle pose des
questions.»
Jack
fit un geste furtif afin de rattraper sa gaffe, mais la sphinx le fusilla du
regard et, dans un grognement, donna un coup de tête qui fit tournoyer le tube
d'aluminium hors de sa portée. Puis elle se tourna de nouveau en direction des
deux autres, et reprit:
_Dans
une animalerie, un employé...
_Oui,
c'est bon, on a compris! La coupa William. Je...je ne sais pas, moi!»
_Tu
sais faire des calculs d’apothicaire pour baisser le budget de l'émission, mais
tu ne sais pas répondre à ça!»
_Répondez-lui!
Les interrompit Jack, tout en reculant lentement, pas à pas, vers sa fourgonnette.
Si vous connaissiez le mythe, vous sauriez ce qu'elle réserve à ceux qui ne
savent pas répondre!»
Et,
comme pour appuyer le sous-entendu du chasseur, la sphinx montra les dents de
plus belle.
_Deux!»
s'empressa de crier Julien.
La
sphinx rugit alors, et se jeta sur les deux hommes. William lâcha les
électrodes de son Taser. Toute griffes dehors, les pattes fouettèrent l'air.
Julien se recula en hurlant, le visage lacéré.
La
créature retomba, prise de spasmes, du fait des impulsions électriques. Et se
redressa aussitôt, tremblante, fusillant William du regard. Celui-ci laissa
tomber son arme, et se mit à courir. Aucun humain, même sportif, ne pouvait
rivaliser avec une sphinx à la course. Jack, de la fourgonnette, avait sortit
son fusil et, l'épaulant, planta une première fléchette anesthésiante dans le
flanc de la sphinx. Vingt secondes avant que le produit fasse effet. Il fallait
que William tienne ces vingt seconde. Jack leur couru après à son tour. A
chaque saut de la bête, le tube de la gaffe heurtait le sol dans un bruit
clair, et remontait en l'air pour cogner contre son aile. Jack épaula de
nouveau son fusil, tira, manqua la sphinx. Elle était déjà sur William.
Celui-ci se faufilait maintenant entre le mur de pierre et un bâtiment
provisoire de chantier. La bête fonça contre la paroi, poussant sa tête dans
l'interstice en râlant. Nouveau tir de Jack, et la touffe de plume rouge de la
fléchette vint garnir la cuisse léonine de la Sphinx. Celle-ci s'agitait,
bâtait des ailes, mais se fatigua, s'épuisa.
Les
anesthésiants avaient fait leur effet, et elle était bientôt là, assommé contre
l'installation de tôle et de contreplaqué. William sortit de son exigu refuge.
_Merci.
Je savais que vous étiez un professionnel.» Dit-il Jack.
_C'est
ça, oui. Rappelez plutôt votre chauffeur, et dites-lui de rappliquer, répondit
Jack. Et trouvez vite une autre idée pour cette bestiole.»
Un peu
plus loin, Julien pleurait au travers des lambeaux déchiquetés de son visage.
Jack
n'était jamais revenu à Paris depuis cette affaire. Il n'y était, ce soir-là,
qu'en transit, entre deux avions. Il s'envolerait demain pour le Pakistan,
chasser on-ne-savait quelle divinité. C'était la fin de l'après-midi, quoique
cela puisse signifier quand on était, comme lui, en plein jet-lag. Pris par
l'ennui, Jack alluma la télévision de la petite chambre d'hôtel qu'il avait
réservé en dernière minute, passant au hasard d'une chaîne à l'autre.
Ce fut
ainsi qu'il le reconnu. Ainsi que s'expliqua, dans son esprit, l'impression de
déjà-vu qu'il avait ressenti la dernière fois. La chirurgie réparatrice avait
fait des miracles, et une épaisse couche de maquillage en gommait les derniers
défauts, mais les mimiques tantôt figés, tantôt grandiloquentes du bonhomme
laissait à deviner un visage refait, et son comportement quasi-lunatique, entre
sobriété et envolées délirantes, laissait à deviner d'autre séquelles,
psychologiques celles-ci.
Le
prénommé Julien était là, présentant et animant son jeu, posant des question de cultures générales à
des candidats disciplinés, tel une sphinx télévisuelle. Eux y répondaient, sous
les applaudissements d'un public invisible, et Julien s'agitait comme un damné
pour instaurer un semblant d'ambiance à cette dynamique qu'on sentait
sclérosée.
Une pensée
traversa alors l'esprit de Jack, un élan de curiosité malvenue. Lui qui ne
s'intéressait que peu à la destinée des créatures qu'il avait capturé.
Sortant
son ordinateur portable, il se connecta au wifi de l'hôtel, et lança une
recherche internet sous les intitulés «sphinx» et «game».
Il
trouva dès les premières propositions du moteur de recherche. Les extraits vidéo d'une émission de TV, en
langue néerlandaise. Sous les éclairages de couleurs vives, un décor de plateau
pastichant, en carton-pâte, un semblant de ruines greco-romaines. La Sphinx
était attachée, maintenue immobile par de lourdes chaînes, sur la partie gauche
de la scène. Des rails ponctués d'éclairages au sol, menait à elle. Au bout de
ces rails, sur l'extrémité droite, quatre fauteuils de couleurs, eux aussi dans
un style pseudo-antique, sur lesquels était assis des quidams.
La
sphinx posait, dans un néerlandais parfait, ses énigmes aux candidats. Ceux-ci
devaient y répondre dans un temps imparti. Quand la réponse était mauvaise, le
fauteuil coulissait sur le rail, rapprochant le candidat de la Sphinx qui,
naturellement, du fait de cette erreur, devait folle de rage, prête à dévorer
celui-ci. Les vidéos illustrant les dernières questions, celles où les
candidats, à forces de réponses erronées, ne se retrouvaient plus qu'à quelques
centimètre de la créature, pullulaient. Les fauteuils se rapprochaient une
dernière fois et la Sphinx enragée, hystérique, toutes griffes dehors et la
bave au lèvres, tirait comme une forcenée sur ses entraves, faisant claquer sa
mâchoire, hurlait, grognait, battait l'air de ses ailes et de ses pattes.
Chaque extrait s'attardait, en gros
plans, sur les faciès des candidats, déformés par la peur. Alors tombait du
plafond, accroché à un câble, une pièce de viande sanguinolente, sur laquelle
la Sphinx reportait aussitôt toute son attention, et qu'elle dévorait en un
clin d'oeil.
«Ils
l'affament, constata Jack. Sa colère face aux mauvaises réponses est réelle,
mais le vrai motif de ses énigmes, c'est
qu'elle veut manger.»
Il
rabaissa l'écran de son ordinateur. Il oublia ce sentiment rapidement, mais
durant un instant, un court petit instant, il eut de la peine pour la créature
qu'il avait capturé.
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