L’Enfance des comptes
PETIT Conte pour enfants et adultes
Il était une fois l’enfant qui
jouait au bord de la plage, matin, midi et soir. Il ramassait des galets les
matinées brumeuses, des coquillages les après-midis pluvieuses, et du sable
étincelant sous la lumière des pleines lunes quotidiennes. Il vivait dans une
grotte, dans le sein de la falaise. Lorsque le ciel virait au jaune, et que la
pluie tournait à cette couleur, il se réfugiait rapidement, car il savait
d’expérience que la pluie jaune brûlait la peau, plus vite et plus fort que
tout le sel de l’océan ne pouvait le faire avec le vent et le contact prolongé
avec l’eau. Les cicatrices sur sa nuque et ses joues étaient là pour en
témoigner. Parfois, ces cicatrices devenaient sensibles, et cela faisait pleurer
l’enfant, seul dans sa grotte humide et sombre, avec pour seule compagnie un
plafond parsemé de pierres étincelantes, qui tentaient de copier la nature et
le visage même du ciel nocturne.
L’enfant regardait pendant des
heures les fausses étoiles, parce qu’elles étaient irrésistibles, qu’elles
attiraient toute son attention et qu’il n’y avait qu’elles.
Pour occuper ses journées, l’enfant dessinait
des hippocampes géants dans le sable de la plage. Pour ce faire, il utilisait
un bâton avec une pierre taillée au bout, étincelante comme l’intérieur de sa
grotte. La pierre était attachée au bout de bois avec du cartilage de poisson
tressé. Comme l’on peut s’en douter, il n’avait pas de mots pour décrire les
hippocampes, lui. Ces traits, ces courbes et ces formes dans le sable étaient
décorés de coquillages et de galets. Ses œuvres se terminaient lorsqu’il
montait sur la falaise, pour les voir de haut, dans un ensemble, chose qu’il ne
pouvait faire sur place. Avec son bâton toujours à la main, comme un marcheur
soucieux de son point d’appui. En hauteur, ce qu’il voyait tout en bas le
faisait sourire. Ces sillons maladroits mais ingénieux lui donnaient une
sensation étrange de satisfaction. C’était un sentiment de contentement, car
chaque soir, les vagues montaient, effaçaient jusqu’au dernier trait, et cela lui
donnait l’envie de pleurer. Alors il recommençait chaque jour à dessiner dans
le sable avec le bout de son bâton, et le lendemain aussi, et le surlendemain
aussi. Et les vagues recommençaient toujours à monter, et à tout effacer, pour
laisser de nouveau, une surface lisse, sans aucune marque. Et l’envie de
pleurer, au fur et à mesure, ne devenait qu’un lointain souvenir, dépassée par
l’envie de recommencer mieux, plus grand, et plus fort.
Chaque matin, l’océan, dans sa
grande générosité, donnait avec l’attention d’un père, un panier rempli de
poisson frais posé devant l’entrée de la grotte qui servait de maison à
l’enfant. Il remerciait ce père d’un grand cri vers le large, car chaque panier
lui permettait de subsister pendant deux semaines.
Il allumait un feu et grillait les
poissons morts entre deux feuilles récupérées dans la forêt tout en haut de la
falaise. Parfois, il ajoutait quelques champignons, ou quelques insectes à la
carapace noire qui croustillait sous la dent. L’enfant aimait particulièrement
le goût de viande qui se libérait alors du jus qui en jaillissait. Avant de
cuire ces insectes, il prenait soin d’arracher une à une leurs petites pattes.
Lorsqu’il s’éloignait de la plage,
il s’arrêtait souvent pour regarder l’horizon. Une vue imprenable s’offrait à
lui. Il n’y avait pas de frontières, pas de pays, pas de limitation et le
soleil plongeait toujours au même endroit. Même si parfois, deux soleils en
valaient mieux qu’un. C’était le grand soleil de lumière qui se couchait
toujours au même endroit. Le grand soleil noir, lui, ne bougeait jamais de sa
place dans la peinture du ciel. Quand tombait la nuit, il tenait compagnie aux
deux lunes qui apparaissaient toujours en même temps, parfois même à la tombée
du jour, encore claire.
Un jour qu’il était au sommet de la falaise, en train de
contempler en bas le crabe géant dessiné sur la plage, étincelant de milles
pierres précieuses trouvées dans des grottes plus ou moins éloignées, l’enfant
remarqua un homme, l’espace de deux secondes à peine, à l’orée du bois. Un
homme qui ressemblait à un magicien, habillé d’un étrange costume queue de pie,
d’un chapeau haut de forme, et affublé d’un masque blanc livide. Ce dernier
disparut au moment même où l’enfant fut ébloui par un éclair au loin, provenant
de la forêt, et il en manqua même de perdre l’équilibre et de tomber dans le vide.
La sensation d’avoir frôlé une véritable tragédie le mit dans un profond état
de désespoir. Ce fut seulement à la venue de la nuit que ses pleurs cessèrent.
Mais la terreur elle, resta encore plusieurs jours, tenace et infatigable,
c’est donc pour cela qu’il resta longtemps dans sa grotte, probablement
plusieurs jours d’affilée, pour essayer de retrouver un sentiment de sécurité
dans son cœur.
En regardant le ciel nocturne, bardé de deux lunes et
d’un soleil noir, la terreur se transforma en interrogation. L’enfant revoyait
ce flash lumineux provenant de la forêt encore et encore, et essayait de
comprendre sa nature, et le pourquoi de son intervention. Evidemment, il n’y
avait pas de mots dans son esprit, juste la chaîne d’événements qui revenait
sans cesse : le crabe en bas sur la plage, étincelant, l’apparition du
magicien, le flash éblouissant dont la source se situait dans la forêt, englobant
l’espace d’un battement de cils le ciel et la terre, et la perte d’équilibre
qui avait manqué de peu de finir tragiquement. La terreur transformée en
interrogation traversa plusieurs états émotionnels dans l’âme de l’enfant au
point de devenir de la révolte.
Il en finit par ne plus avoir envie de dessiner des
hippocampes, des crabes ou des fleurs dans le sable de la plage. Un soir, de
colère, dans un refus de tout absolu, il jeta son bâton dans l’eau près de
récifs desquels habituellement il ne s’approchait jamais. Pris de remords au
même moment, il tenta de le rechercher sous un rocher où se cachait une murène
noire recouverte de points jaunes. Ses yeux étaient rouges comme investis par
sa pression sanguine, ou un mal bien plus profond. Bien cachée, l’enfant ne put
la voir avant son attaque. Comme un serpent, elle se préparait, la gueule
ouverte, à mordre. La main tendue pour ramasser le bâton, de l’eau jusqu’à la taille,
l’enfant était complètement inconscient de ce nouveau danger, qu’il n’avait
jamais rencontré auparavant et la morsure n’en fut que plus douloureuse. Du
sang coula dans l’eau instantanément, abondant, rouge vif. Un cri déchirant
sortit de sa gorge et figea pour un instant tous les autres sons de la nature,
aussi bien l’inlassable ressac de l’eau que le souffle tiède et infatigable du
vent.
La paume de sa main gauche marquée d’une blessure ouverte
effrayante, il tentait de sa main droite, en pressant instinctivement autant
qu’il le pouvait, d’arrêter le sang de couler. Il avait l’impression que cela
fonctionnait même si la douleur brûlait à l’intérieur de ses veines comme des
piqûres d’abeilles. Il pleurait assis face à l’océan, sans son bâton. Sans comprendre
ce qui lui arrivait depuis ce mystérieux flash, certainement provoqué par le
magicien. Les jours suivants, croyant bien faire, il nettoya sa blessure à
l’eau salée, ce qui ne fit que raviver davantage la douleur. Sa main rouge devint
violette, puis bleue, puis noire-marron. Comme des racines dans ses vaisseaux
sanguins, le poison de la murène remontait lentement dans l’avant-bras. Il
n’arrivait plus à dormir et avec le sang et le pus qui s’écoulait de la
blessure grossièrement cicatrisée, il dessinait sur les murs de sa grotte des
visages grotesques et effrayants. Quand il avait terminé, il prenait une pierre
pour systématiquement rayer leurs yeux. Son esprit d’enfant pris dans un orage
intérieur, il avait perdu sa joie de vivre d’autrefois, qu’il avait toujours
vue comme constante et inaltérable. Son erreur était comme les dents de la
murène : particulièrement amère et cruelle.
Un matin, il trouva au pied de la grotte un panier rempli
de poissons, avec au-dessus son bâton qu’il croyait perdu pour toujours. Sa
main noire enveloppée de feuilles qui contenaient de la boue chaude, qu’il
avait prise dans une mare volcanique à quelques kilomètres de là, il s’écroula
de fatigue et de larmes en serrant de cette même main blessée ce bâton qu’il
pensait ne plus jamais revoir. Les feuilles se déchirèrent. La boue coula sur
les poissons morts, avec un peu de pus jaune et du sang. Mais il referma
complètement sa main boursouflée et noire, saisissant courageusement le bâton,
comme pour s’affronter lui-même, se demandant ce qui allait advenir de lui par
la suite. L’enfant intuitivement, savait qu’il dépérissait. Qu’un système à la
mécanique impossible à arrêter avait pénétré son corps dans le but de le
détruire.
Quelques temps ont passé et les choses ne s’arrangèrent
d’aucune façon. Avec une tristesse infinie entremêlée de colère, et une extrême
fatigue, l’enfant regarda en bas de la falaise une dernière fois avant de se
tourner vers la forêt. Maintenant, son bras était noir, presque jusqu’à
l’épaule, sous l’effet de l’empoisonnement. Les ongles de sa main blessée
étaient tous tombés. Il avait dû arracher celui du pouce, pour un instant
supplémentaire de douleur insupportable. Un bout de chair avait été emporté
avec l’ongle et sans crier, il avait tellement fermé son visage, serrer ses
dents et fermer ses yeux de toutes ses forces, dans une grimace hideuse, que
ses larmes coulèrent comme des perles sur ses joues, avec difficulté.
Le magicien attendait l’enfant à l’orée du bois. Arrivé à
cinq mètres de lui, l’enfant, les yeux rouges d’avoir souffert deux mois durant,
remplis de révolte et de cet épuisement qui était désormais son dernier moteur
de vivre, lui montra en gémissant son bras infecté et boursouflé par le poison
de la murène. Le magicien fit des gestes étranges avec ses deux mains gantées,
et finit par retirer très lentement son masque livide. A la place d’un visage,
sa face était celle d’un squelette grimaçant sur lequel tenait de vagues
morceaux de chair éternellement dévorés par des asticots. Ses yeux étaient
pourris et jaunes, les asticots y avaient même trouvé refuge. Son visage avait
été très découpé et dépiauté avec soin, car à part cela, il avait un corps et
une tête tout à fait normaux. Ses pieds nus étaient sales. Sa constitution
robuste, solide, il avait de larges épaules et ce qui frappa l’enfant, à cet
instant, ce n’était pas l’horreur de son horrible face arrachée, qui sentait
par ailleurs terriblement mauvais, mais bien l’incommensurable souffrance qui
ressortait de l’expression entière de son être de magicien. L’enfant compris
alors que le flash était venu de lui, comme un appel à l’aide. Etant dans la
même détresse que lui, l’enfant le laissa sans le saluer, et explora davantage
les profondeurs sombres et humides de la forêt. Le magicien remit son masque
inexpressif blanc lentement, très lentement, puis jeta en l’air de la poudre
rouge, qui le fit apparemment disparaître. Ce qui laissa un sentiment
d’amertume à l’enfant qui s’était retourné pour le voir accomplir son dernier
numéro.
Par la suite, l’enfant s’abrita d’une pluie jaune
quelques heures dans un arbre creux. Lorsque l’eau brûlante cessa de tomber, il
se remit en route, épuisé mais vibrant dans ses jambes et son esprit et c’est
alors qu’il vit dans une allée magnifique, celle qui était vraisemblable la mère
des arbres foncer droit dans sa direction. La démarche de cette créature était exquise,
particulièrement élégante, elle ne passait pas son temps à
apparaître/disparaître brutalement comme le faisait le magicien, au moins. Elle
allait tellement gracieusement dans son étoffe blanche sur le dos, et ses
excroissances sur son buste qui bougeait magnifiquement avec ses cheveux noirs
qu’on aurait dit qu’elle volait littéralement à quelques centimètres du sol.
Evidemment, elle était nue, mais l’enfant n’avait aucune connaissance de ce
concept, et il ignorait qu’il s’appliquait également à lui. La mère des arbres
était parfaitement consciente de sa nudité, c’était même un trait de sa
personnalité, comme le costume délabré du magicien en était un pour lui. Elle
s’arrêta finalement juste au-dessus de ce petit en souffrance avec son bras
empoisonné, souleva ses cheveux et l’enfant vit son visage pour la toute
première fois.
Elle avait des sourcils blancs très épais et très longs,
des yeux jaunes, et son visage rose pâle était recouvert de petites tâches très
rouges. Elle demanda :
- Que veux-tu, gentil petit mangeur de poissons et d’insectes ?
L’enfant lui montra
d’un geste de la tête qu’il ne comprenait pas les sons qui sortaient de sa
bouche.
- Je vois, tu ne comprends pas ce que je dis. Pour toi
c’est du charabia. Comment pourrais-tu comprendre d’ailleurs, vu ton état, dit
la mère des arbres d’une voix très douce et très sûre d’elle. Je vais te
communiquer alors mon savoir avec ton langage. Après tout, tu as ta façon de
regarder et moi la mienne. Logique que tu aies également un moyen de parler qui
n’est pas le mien.
La mère des arbres, qui n’était pas stupide, loin s’en
faut, avait bien compris que l’enfant était là pour lui demander de l’aide.
Mais elle lui expliqua avec la délicatesse qui était la sienne, par des images
directement implantées dans sa tête, qu’il recevait par télépathie, qu’elle
n’était pas en mesure de l’aider, puisqu’il n’avait jamais eu aucun scrupule à
manger des poissons et des insectes, créatures qu’elle considérait comme étant
ses propres enfants qu’elle aimait par-dessus tout. L’enfant, comprenant alors
qu’elle n’allait rien faire, même si cela était en son pouvoir, se mit à
pleurer de désespoir une nouvelle fois. La nuit allait tomber et il allait être
perdu ici dans cette forêt immense, sans eau, sans aide et dans le noir le plus
dense, sans pierres précieuses pour lui servir de veilleuses. Ses fausses
étoiles qu’il aimait tant.
Elle se pencha davantage sur le cas du petit en larmes et
du bout de son index droit, ramassa une larme qui était sur le point de tomber
de son menton. Elle la goûta pendant une minute, deux minutes, une troisième
pour être sûre. Excitée, elle commença à réfléchir.
- Tu sais, il y a un moyen pour empêcher le poison de la
murène de prendre ton corps entier, mais il va falloir que tu donnes quelque
chose en échange. Il faut toujours perdre une possession pour en gagner une
autre en retour. Es-tu prêt à faire ce sacrifice ?
Comme l’enfant n’avait rien compris à ses paroles, elle
fut obligée de lui réexpliquer dans son langage. Par images, dans un dialogue
télépathique qu’elle trouva délicieux, car ainsi, elle pouvait se sentir
davantage évoluée que l’enfant au même instant.
Guidé par ses conseils, il dut traverser la forêt entière,
et ses nombreux dangers. Lorsqu’il arriva aux grandes stèles, faites de pierres
grises, blanches et noires, il faisait déjà nuit. Le ciel montrait bien les
deux lunes, encerclant le grand soleil noir, qui ressemblait à une tâche foncée
dans le ciel sombre. C’est alors que le géant de pierre sortit de terre, en
baillant. Il posa ses bras sur le sol à plat, pour effrayer l’enfant, qui
tremblait de fièvre et de révolte. Le géant en fut très impressionné, et pour
ne pas le montrer, fit mine de s’ennuyer en reposant son menton dans sa paume
et en focalisant ses yeux bleus dans ceux de l’enfant, qui lui montra son bras
noir rempli de poison, sans gémir, alors que la douleur était sur le point de
le faire basculer dans la plus pure et effrayante des folies qui puissent
exister. De celles dont on ne revient jamais.
Le géant sans crier gare, de deux doigts attrapa le petit
bras tuméfié et l’inspecta. Il se redressa et télépathiquement montra un
endroit de la plage à l’enfant, où sortait du sable une sorte de pierre
triangulaire. Par son émotion, il intima l’ordre à l’enfant de creuser à cet
endroit, en échange de quoi, il était prêt à le guérir. L’enfant, étant lui-même
prêt à tout pour stopper sa souffrance, acquiesça sans le moindre doute. Le
géant eut un sourire narquois. Il siffla violemment en l’air de manière
théâtrale, ce fut un sifflement strident, désagréable aux oreilles de l’enfant.
Trois chèvres aux cornes énormes apparurent derrière lui et s’avancèrent sur le
côté, tremblantes. Le géant choisit la blanche aux tâches brunes. Il lui arracha
les cornes violemment, du sang gicla et la bête hurla. Puis, d’un coup d’ongle de
pierre, il lui arracha toute sa peau. L’enfant fut éclaboussé de sang mais ne
bougea pas. Il ferma juste les yeux. C’était chaud et, à la fois, c’était
appréciable et intégralement répugnant.
Le cadavre de la bête sans peau et sans cornes était
encore en vie par terre, et tremblait en attendant une mort inévitable, sur le
point de survenir. Le géant de pierre habilla l’enfant de la peau de chèvre,
puis avec les cornes, très rapidement, taillada tout autour du bras à l’épaule,
la chair, ce qui fit hurler l’enfant à nouveau. Au moment où le géant de pierre
s’apprêtait à casser l’os, l’enfant cria quelque chose qu’il n’avait jamais
crié auparavant : « NON ».
Le géant de pierre considéra l’enfant guérit à présent
qu’il lui avait coupé le bras infecté, et qu’il avait cautérisé le moignon avec
une braise éternelle, retirée d’un sol très profond, qui n’avait plus de
secrets pour lui depuis le temps où il avait été transformé en pierre voilà des
centaines de milliers d’années.
Des semaines plus tard, face à l’océan, l’enfant était
assis sur la plage, à quelques mètres du triangle de pierre qui ressortait un
peu du sol. Au loin, un orage avait lieu. Des éclairs incessants percutaient la
surface de l’eau, qui explosait dans des bouillons et autres tourbillons
inquiétants. L’enfant ramassa son bâton et comprit alors qu’il devait s’atteler
à la tâche. Le géant de pierre n’allait pas l’oublier de sitôt, c’était
certain. Lui, comme la mère des arbres, comme le magicien, étaient des êtres
beaucoup plus puissants que lui. L’enfant se demanda ce qui se trouvait encore
comme étrangeté et créature au-delà des limites de ce qu’il connaissait. Cette
pensée l’inquiétait au plus haut point alors que, au loin, il observait les
éclairs percuter inlassablement la surface de l’eau.
Il creusa des semaines, de son bras unique qui devint
douloureux à force, et le petit triangle en devint seulement le sommet d’un
plus grand. Il creusa des mois, et encore des mois, et la structure enterrée là
semblait ne pas avoir de fin. Il n’avait jamais rien vu de tel. Il creusa
encore et encore, et dut fabriquer des chemins pour remonter, tellement cette
chose s’enfonçait profondément dans le sable. Les jours de grandes marées il ne
pouvait évidemment pas creuser, la structure se noyait sous l’eau salée. Il
repensait de temps à autre à ce « NON » qui était sorti de sa bouche,
avant d’entendre le « crac » de l’os cassé, son bras à jamais perdu.
Creuser d’un seul bras fatiguait rapidement tout son petit corps, extrêmement
fragilisé depuis qu’il avait perdu la joie de vivre qui l’habitait auparavant.
Au fil des années, l’enfant remarqua alors ses
excroissances sur son buste, semblables à celles de la mère des arbres. Il
sentit sa prise de poids et de taille. L’enfant vit ses cheveux pousser et
s’adoucir. S’éclaircir. Il sentit son dos se pencher, à cause de son bras
absent. Son corps connaissait la douleur au moins une fois par jour, surtout au
niveau du bras restant, du dos, et des pieds. Et il vit également les traits
année après année qui balafraient sa peau, la transformant en un étrange
treillis rugueux au toucher. Cela coïncidait avec la teinte parfaitement blanche
que prirent ses cheveux.
Un jour, il vit un homme et une femme, concepts qu’il
ignorait là encore, et une dizaine d’enfants derrière eux ramener les paniers
de poissons devant sa grotte. Ils avaient dû penser qu’il se trouvait dedans.
Il avait cru tout ce temps qu’il s’agissait d’un cadeau de l’océan. Il ne
connaissait pas ces gens, mais ils avaient l’air au moins autant perdu que lui.
Peut-être ne l’étaient-ils pas. Ils s’étaient visiblement souciés de lui depuis
toujours et avaient passé ce souci à leur propre descendance. Souvent, dans sa
grotte, en pensant à eux, il écrivait sur les murs « NON »,
inlassablement, et le répétait de manière maladroite. Des années après, c’était
l’unique souvenir qui réchauffait son cœur. Le souvenir de son amputation quant
à lui, le faisait pleurer. Il se recroquevillait lorsqu’il y pensait, cherchant
un moyen inexistant d’y échapper. Ce que son cœur ne réalisait pas à cet
instant, ce qu’il ne pouvait réaliser, c’était qu’il était trop tard pour
échapper à la douleur.
La structure enfouie dans le sable était ce qu’on
appelait en des temps immémoriaux « une cathédrale ». Un concept de
plus que l’enfant ne comprit pas non plus. A la fin de sa vie, il termina de
déblayer l’entrée. A l’intérieur, il y avait un espace qui n’avait pas de
sable. Le plafond n’était plus très haut. Tout au fond, dormait une femme
étrange à la peau orangée et à la chevelure rouge abondante. Elle ressemblait à
un coquillage, ou à un mollusque qu’on ne pouvait manger, à la texture trop
caoutchouteuse et sans goût. Allongée sur le sable, dans une robe noire, elle
s’éveilla lentement, ouvrit ses yeux intégralement bleus. Après s’être relevée,
elle demanda à l’enfant :
- Vieille femme, que fais-tu ici ? M’as-tu
libérée ?
L’enfant dit « NON » en secouant négativement
la tête. Il remarqua alors que la femme à la robe noire tenait sur son ventre
une boîte transparente, dans laquelle se trouvait le visage découpé d’un homme.
Son expression de paix était absolument magnifique. Le cœur de l’enfant fut
retourné d’amour pur.
- Je suis le cœur du géant de pierre dit l’étrange
inconnue, autrefois endormie dans la Cathédrale enterrée. Et voici le visage de
mon amant que j’ai gardé pour ne pas complètement mourir. Si tu ne m’as pas
libérée, comment suis-je réveillée de mon sort ? Tu es l’enfant ! Et
je suis le cœur du géant de pierre.
Il y eut un nouveau flash de lumière éblouissant qui
illumina l’intérieur de la Cathédrale. Après le flash, l’enfant remarqua qu’il
était seul à l’intérieur. La femme à la robe noire, aux cheveux rouges, et au
teint orangé, avait disparu dans l’éclair. Comme il n’avait rien à faire, que
son cœur était brisé depuis plusieurs décennies à présent, que la joie faisait
partie du passé, il continua à déblayer le sable. A nettoyer la Cathédrale. Il
trouva des bougies, des bancs, des poutres. Des papiers sur lesquels étaient
écrits « Grand concert liturgique à la Cathédrale Saint-Jean Le Divin, New
York – 1994 ». Comme il ne savait pas lire ces signes, il se servit de ces
papiers pour nourrir son feu le soir, avec lequel il continuait de griller du
poisson et des insectes.
Quelques mois plus tard, l’intérieur de la Cathédrale fut
débarrassé de son sable. L’eau s’infiltrait, puis s’évaporait tous les jours. A
cause de cela, à l’intérieur, il faisait toujours bien frais. L’enfant
s’éteignit sur l’autel, qu’il avait recouvert de feuilles tressées et d’un
morceau de sa peau de chèvre qui ne lui servait plus de vêtement depuis bien
longtemps. Son dernier soir, il s’endormit sur son lit, et fit un rêve étrange,
où il redevenait un enfant épris par sa propre joie. Il revit ses dessins
somptueux dans le sable, en hauteur. Dans le rêve il s’envola comme quelques
hirondelles et c’est là qu’il rendit son dernier souffle, bien au chaud.
Au même moment, la mère des arbres plongeait dans l’eau
pour se transformer en murène venimeuse, et repartait vers le grand large, prit
dans un orage électrique. Elle savait que l’enfant, devenu une très vieille
femme avec un bras en moins, venait de rendre son dernier souffle, à l’endroit
même où s’était endormi autrefois le cœur du géant de pierre, maudit pour avoir
aimé un autre, à qui le visage fut arraché comme paiement de cette haute
trahison.
Le cœur du géant de pierre, juste après son réveil,
retrouva très rapidement le magicien, son amant, pour lui ôter son masque très
lentement, et lui recoudre la peau de son visage afin qu’il retrouve apparence
humaine. Cette apparence avec laquelle, autrefois, sous un autre nom et une
autre existence, il l’avait embrassée après lui avoir demandé sa main…
Dans la Cathédrale Saint-Jean Le
Divin, située dans un endroit qu’on appelait en des temps immémoriaux, New York,
c’était là qu’ils s’étaient regardés et aimés pour la toute première fois, sans
même croire en l’existence de Dieu. Et l’eau de l’océan, en engloutissant
dans un tsunami la Cathédrale trois jours après la mort de l’enfant, déroba son
cadavre, qui fut protégé au large de tous les prédateurs par la murène.
Le poisson-anguille, avec beaucoup
de délicatesse, accompagna le cadavre tout au fond de l’océan, dans les eaux sombres
et tellement profondes qu’elles en devenaient proprement terrifiantes. Là où se
trouvaient toutes les pierres précieuses qui ne brillaient jamais comme
brillent les étoiles. Alors que l’enfant était morte en oubliant sa joie au
profit de la souffrance, de la douleur, et de la contrainte, le cœur du géant
de pierre menait le parfait amour avec le magicien, au sommet de volcans
éteints. Le magicien, désormais affublé de son visage souriant, sortait des
fleurs en plastique et des lapins de son grand chapeau pour lui faire
éternellement la cour. Ils étaient parfaitement heureux. Au loin, le géant de
pierre menait son existence dans les sous-sols, vide de toute émotion, faute
d’avoir un cœur, conscient d’être perdu et figé dans un endroit froid et désert
qu’on appelait solitude, un endroit qu’il avait très peur d’abandonner. Il
pensait souvent à l’enfant, à la façon dont il l’avait utilisée. Beaucoup
d’autres enfants se présentèrent à lui, mais celui-là resta gravé dans sa
mémoire, tout comme dans celle de la mère des arbres. Cette dernière était
sortie de l’océan le cœur léger d’avoir transporté, sous sa forme de murène,
son cadavre dans la maison de la paix. Qui ne se trouvait nulle par ailleurs
dans l’univers que tout au fond de l’océan. C’était ce qu’elle croyait depuis
qu’un ange – apparemment - l’avait transformée en ce qu’elle était aujourd’hui
et lui avait enseigné ces choses. Ce qu’elle était aujourd’hui, c’était une
femme capable de se transformer en animal et connaître l’endroit de la maison
de la paix, là où chacun retournait pour y vérifier la santé de ses comptes.
Mais elle était consciente qu’il ne s’agissait que de son savoir. La gloire
qu’elle en retirait n’était en rien concrète. Après tout, comme elle aimait le
faire remarquer aux nombreux enfants qu’elle croisait, ou devrais-je dire,
qu’elle rencontrait, tout dépend toujours du cœur de celui ou de celle qui
regarde.
Fin.
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