dimanche 23 février 2014

L’Enfance des comptes [Diane]



LEnfance des comptes
PETIT Conte pour enfants et adultes

            Il était une fois l’enfant qui jouait au bord de la plage, matin, midi et soir. Il ramassait des galets les matinées brumeuses, des coquillages les après-midis pluvieuses, et du sable étincelant sous la lumière des pleines lunes quotidiennes. Il vivait dans une grotte, dans le sein de la falaise. Lorsque le ciel virait au jaune, et que la pluie tournait à cette couleur, il se réfugiait rapidement, car il savait d’expérience que la pluie jaune brûlait la peau, plus vite et plus fort que tout le sel de l’océan ne pouvait le faire avec le vent et le contact prolongé avec l’eau. Les cicatrices sur sa nuque et ses joues étaient là pour en témoigner. Parfois, ces cicatrices devenaient sensibles, et cela faisait pleurer l’enfant, seul dans sa grotte humide et sombre, avec pour seule compagnie un plafond parsemé de pierres étincelantes, qui tentaient de copier la nature et le visage même du ciel nocturne.
           
            L’enfant regardait pendant des heures les fausses étoiles, parce qu’elles étaient irrésistibles, qu’elles attiraient toute son attention et qu’il n’y avait qu’elles.
           
            Pour occuper ses journées, l’enfant dessinait des hippocampes géants dans le sable de la plage. Pour ce faire, il utilisait un bâton avec une pierre taillée au bout, étincelante comme l’intérieur de sa grotte. La pierre était attachée au bout de bois avec du cartilage de poisson tressé. Comme l’on peut s’en douter, il n’avait pas de mots pour décrire les hippocampes, lui. Ces traits, ces courbes et ces formes dans le sable étaient décorés de coquillages et de galets. Ses œuvres se terminaient lorsqu’il montait sur la falaise, pour les voir de haut, dans un ensemble, chose qu’il ne pouvait faire sur place. Avec son bâton toujours à la main, comme un marcheur soucieux de son point d’appui. En hauteur, ce qu’il voyait tout en bas le faisait sourire. Ces sillons maladroits mais ingénieux lui donnaient une sensation étrange de satisfaction. C’était un sentiment de contentement, car chaque soir, les vagues montaient, effaçaient jusqu’au dernier trait, et cela lui donnait l’envie de pleurer. Alors il recommençait chaque jour à dessiner dans le sable avec le bout de son bâton, et le lendemain aussi, et le surlendemain aussi. Et les vagues recommençaient toujours à monter, et à tout effacer, pour laisser de nouveau, une surface lisse, sans aucune marque. Et l’envie de pleurer, au fur et à mesure, ne devenait qu’un lointain souvenir, dépassée par l’envie de recommencer mieux, plus grand, et plus fort.
            Chaque matin, l’océan, dans sa grande générosité, donnait avec l’attention d’un père, un panier rempli de poisson frais posé devant l’entrée de la grotte qui servait de maison à l’enfant. Il remerciait ce père d’un grand cri vers le large, car chaque panier lui permettait de subsister pendant deux semaines.
            Il allumait un feu et grillait les poissons morts entre deux feuilles récupérées dans la forêt tout en haut de la falaise. Parfois, il ajoutait quelques champignons, ou quelques insectes à la carapace noire qui croustillait sous la dent. L’enfant aimait particulièrement le goût de viande qui se libérait alors du jus qui en jaillissait. Avant de cuire ces insectes, il prenait soin d’arracher une à une leurs petites pattes.

           
            Lorsqu’il s’éloignait de la plage, il s’arrêtait souvent pour regarder l’horizon. Une vue imprenable s’offrait à lui. Il n’y avait pas de frontières, pas de pays, pas de limitation et le soleil plongeait toujours au même endroit. Même si parfois, deux soleils en valaient mieux qu’un. C’était le grand soleil de lumière qui se couchait toujours au même endroit. Le grand soleil noir, lui, ne bougeait jamais de sa place dans la peinture du ciel. Quand tombait la nuit, il tenait compagnie aux deux lunes qui apparaissaient toujours en même temps, parfois même à la tombée du jour, encore claire.


            Un jour qu’il était au sommet de la falaise, en train de contempler en bas le crabe géant dessiné sur la plage, étincelant de milles pierres précieuses trouvées dans des grottes plus ou moins éloignées, l’enfant remarqua un homme, l’espace de deux secondes à peine, à l’orée du bois. Un homme qui ressemblait à un magicien, habillé d’un étrange costume queue de pie, d’un chapeau haut de forme, et affublé d’un masque blanc livide. Ce dernier disparut au moment même où l’enfant fut ébloui par un éclair au loin, provenant de la forêt, et il en manqua même de perdre l’équilibre et de tomber dans le vide. La sensation d’avoir frôlé une véritable tragédie le mit dans un profond état de désespoir. Ce fut seulement à la venue de la nuit que ses pleurs cessèrent. Mais la terreur elle, resta encore plusieurs jours, tenace et infatigable, c’est donc pour cela qu’il resta longtemps dans sa grotte, probablement plusieurs jours d’affilée, pour essayer de retrouver un sentiment de sécurité dans son cœur.
            En regardant le ciel nocturne, bardé de deux lunes et d’un soleil noir, la terreur se transforma en interrogation. L’enfant revoyait ce flash lumineux provenant de la forêt encore et encore, et essayait de comprendre sa nature, et le pourquoi de son intervention. Evidemment, il n’y avait pas de mots dans son esprit, juste la chaîne d’événements qui revenait sans cesse : le crabe en bas sur la plage, étincelant, l’apparition du magicien, le flash éblouissant dont la source se situait dans la forêt, englobant l’espace d’un battement de cils le ciel et la terre, et la perte d’équilibre qui avait manqué de peu de finir tragiquement. La terreur transformée en interrogation traversa plusieurs états émotionnels dans l’âme de l’enfant au point de devenir de la révolte.
            Il en finit par ne plus avoir envie de dessiner des hippocampes, des crabes ou des fleurs dans le sable de la plage. Un soir, de colère, dans un refus de tout absolu, il jeta son bâton dans l’eau près de récifs desquels habituellement il ne s’approchait jamais. Pris de remords au même moment, il tenta de le rechercher sous un rocher où se cachait une murène noire recouverte de points jaunes. Ses yeux étaient rouges comme investis par sa pression sanguine, ou un mal bien plus profond. Bien cachée, l’enfant ne put la voir avant son attaque. Comme un serpent, elle se préparait, la gueule ouverte, à mordre. La main tendue pour ramasser le bâton, de l’eau jusqu’à la taille, l’enfant était complètement inconscient de ce nouveau danger, qu’il n’avait jamais rencontré auparavant et la morsure n’en fut que plus douloureuse. Du sang coula dans l’eau instantanément, abondant, rouge vif. Un cri déchirant sortit de sa gorge et figea pour un instant tous les autres sons de la nature, aussi bien l’inlassable ressac de l’eau que le souffle tiède et infatigable du vent.
            La paume de sa main gauche marquée d’une blessure ouverte effrayante, il tentait de sa main droite, en pressant instinctivement autant qu’il le pouvait, d’arrêter le sang de couler. Il avait l’impression que cela fonctionnait même si la douleur brûlait à l’intérieur de ses veines comme des piqûres d’abeilles. Il pleurait assis face à l’océan, sans son bâton. Sans comprendre ce qui lui arrivait depuis ce mystérieux flash, certainement provoqué par le magicien. Les jours suivants, croyant bien faire, il nettoya sa blessure à l’eau salée, ce qui ne fit que raviver davantage la douleur. Sa main rouge devint violette, puis bleue, puis noire-marron. Comme des racines dans ses vaisseaux sanguins, le poison de la murène remontait lentement dans l’avant-bras. Il n’arrivait plus à dormir et avec le sang et le pus qui s’écoulait de la blessure grossièrement cicatrisée, il dessinait sur les murs de sa grotte des visages grotesques et effrayants. Quand il avait terminé, il prenait une pierre pour systématiquement rayer leurs yeux. Son esprit d’enfant pris dans un orage intérieur, il avait perdu sa joie de vivre d’autrefois, qu’il avait toujours vue comme constante et inaltérable. Son erreur était comme les dents de la murène : particulièrement amère et cruelle.
            Un matin, il trouva au pied de la grotte un panier rempli de poissons, avec au-dessus son bâton qu’il croyait perdu pour toujours. Sa main noire enveloppée de feuilles qui contenaient de la boue chaude, qu’il avait prise dans une mare volcanique à quelques kilomètres de là, il s’écroula de fatigue et de larmes en serrant de cette même main blessée ce bâton qu’il pensait ne plus jamais revoir. Les feuilles se déchirèrent. La boue coula sur les poissons morts, avec un peu de pus jaune et du sang. Mais il referma complètement sa main boursouflée et noire, saisissant courageusement le bâton, comme pour s’affronter lui-même, se demandant ce qui allait advenir de lui par la suite. L’enfant intuitivement, savait qu’il dépérissait. Qu’un système à la mécanique impossible à arrêter avait pénétré son corps dans le but de le détruire.

            Quelques temps ont passé et les choses ne s’arrangèrent d’aucune façon. Avec une tristesse infinie entremêlée de colère, et une extrême fatigue, l’enfant regarda en bas de la falaise une dernière fois avant de se tourner vers la forêt. Maintenant, son bras était noir, presque jusqu’à l’épaule, sous l’effet de l’empoisonnement. Les ongles de sa main blessée étaient tous tombés. Il avait dû arracher celui du pouce, pour un instant supplémentaire de douleur insupportable. Un bout de chair avait été emporté avec l’ongle et sans crier, il avait tellement fermé son visage, serrer ses dents et fermer ses yeux de toutes ses forces, dans une grimace hideuse, que ses larmes coulèrent comme des perles sur ses joues, avec difficulté.     
            Le magicien attendait l’enfant à l’orée du bois. Arrivé à cinq mètres de lui, l’enfant, les yeux rouges d’avoir souffert deux mois durant, remplis de révolte et de cet épuisement qui était désormais son dernier moteur de vivre, lui montra en gémissant son bras infecté et boursouflé par le poison de la murène. Le magicien fit des gestes étranges avec ses deux mains gantées, et finit par retirer très lentement son masque livide. A la place d’un visage, sa face était celle d’un squelette grimaçant sur lequel tenait de vagues morceaux de chair éternellement dévorés par des asticots. Ses yeux étaient pourris et jaunes, les asticots y avaient même trouvé refuge. Son visage avait été très découpé et dépiauté avec soin, car à part cela, il avait un corps et une tête tout à fait normaux. Ses pieds nus étaient sales. Sa constitution robuste, solide, il avait de larges épaules et ce qui frappa l’enfant, à cet instant, ce n’était pas l’horreur de son horrible face arrachée, qui sentait par ailleurs terriblement mauvais, mais bien l’incommensurable souffrance qui ressortait de l’expression entière de son être de magicien. L’enfant compris alors que le flash était venu de lui, comme un appel à l’aide. Etant dans la même détresse que lui, l’enfant le laissa sans le saluer, et explora davantage les profondeurs sombres et humides de la forêt. Le magicien remit son masque inexpressif blanc lentement, très lentement, puis jeta en l’air de la poudre rouge, qui le fit apparemment disparaître. Ce qui laissa un sentiment d’amertume à l’enfant qui s’était retourné pour le voir accomplir son dernier numéro.
            Par la suite, l’enfant s’abrita d’une pluie jaune quelques heures dans un arbre creux. Lorsque l’eau brûlante cessa de tomber, il se remit en route, épuisé mais vibrant dans ses jambes et son esprit et c’est alors qu’il vit dans une allée magnifique, celle qui était vraisemblable la mère des arbres foncer droit dans sa direction. La démarche de cette créature était exquise, particulièrement élégante, elle ne passait pas son temps à apparaître/disparaître brutalement comme le faisait le magicien, au moins. Elle allait tellement gracieusement dans son étoffe blanche sur le dos, et ses excroissances sur son buste qui bougeait magnifiquement avec ses cheveux noirs qu’on aurait dit qu’elle volait littéralement à quelques centimètres du sol. Evidemment, elle était nue, mais l’enfant n’avait aucune connaissance de ce concept, et il ignorait qu’il s’appliquait également à lui. La mère des arbres était parfaitement consciente de sa nudité, c’était même un trait de sa personnalité, comme le costume délabré du magicien en était un pour lui. Elle s’arrêta finalement juste au-dessus de ce petit en souffrance avec son bras empoisonné, souleva ses cheveux et l’enfant vit son visage pour la toute première fois.
            Elle avait des sourcils blancs très épais et très longs, des yeux jaunes, et son visage rose pâle était recouvert de petites tâches très rouges. Elle demanda :
            - Que veux-tu, gentil petit mangeur de poissons et d’insectes ?
L’enfant lui montra d’un geste de la tête qu’il ne comprenait pas les sons qui sortaient de sa bouche.
            - Je vois, tu ne comprends pas ce que je dis. Pour toi c’est du charabia. Comment pourrais-tu comprendre d’ailleurs, vu ton état, dit la mère des arbres d’une voix très douce et très sûre d’elle. Je vais te communiquer alors mon savoir avec ton langage. Après tout, tu as ta façon de regarder et moi la mienne. Logique que tu aies également un moyen de parler qui n’est pas le mien.
            La mère des arbres, qui n’était pas stupide, loin s’en faut, avait bien compris que l’enfant était là pour lui demander de l’aide. Mais elle lui expliqua avec la délicatesse qui était la sienne, par des images directement implantées dans sa tête, qu’il recevait par télépathie, qu’elle n’était pas en mesure de l’aider, puisqu’il n’avait jamais eu aucun scrupule à manger des poissons et des insectes, créatures qu’elle considérait comme étant ses propres enfants qu’elle aimait par-dessus tout. L’enfant, comprenant alors qu’elle n’allait rien faire, même si cela était en son pouvoir, se mit à pleurer de désespoir une nouvelle fois. La nuit allait tomber et il allait être perdu ici dans cette forêt immense, sans eau, sans aide et dans le noir le plus dense, sans pierres précieuses pour lui servir de veilleuses. Ses fausses étoiles qu’il aimait tant.
            Elle se pencha davantage sur le cas du petit en larmes et du bout de son index droit, ramassa une larme qui était sur le point de tomber de son menton. Elle la goûta pendant une minute, deux minutes, une troisième pour être sûre. Excitée, elle commença à réfléchir.
            - Tu sais, il y a un moyen pour empêcher le poison de la murène de prendre ton corps entier, mais il va falloir que tu donnes quelque chose en échange. Il faut toujours perdre une possession pour en gagner une autre en retour. Es-tu prêt à faire ce sacrifice ?
            Comme l’enfant n’avait rien compris à ses paroles, elle fut obligée de lui réexpliquer dans son langage. Par images, dans un dialogue télépathique qu’elle trouva délicieux, car ainsi, elle pouvait se sentir davantage évoluée que l’enfant au même instant.
            Guidé par ses conseils, il dut traverser la forêt entière, et ses nombreux dangers. Lorsqu’il arriva aux grandes stèles, faites de pierres grises, blanches et noires, il faisait déjà nuit. Le ciel montrait bien les deux lunes, encerclant le grand soleil noir, qui ressemblait à une tâche foncée dans le ciel sombre. C’est alors que le géant de pierre sortit de terre, en baillant. Il posa ses bras sur le sol à plat, pour effrayer l’enfant, qui tremblait de fièvre et de révolte. Le géant en fut très impressionné, et pour ne pas le montrer, fit mine de s’ennuyer en reposant son menton dans sa paume et en focalisant ses yeux bleus dans ceux de l’enfant, qui lui montra son bras noir rempli de poison, sans gémir, alors que la douleur était sur le point de le faire basculer dans la plus pure et effrayante des folies qui puissent exister. De celles dont on ne revient jamais.
            Le géant sans crier gare, de deux doigts attrapa le petit bras tuméfié et l’inspecta. Il se redressa et télépathiquement montra un endroit de la plage à l’enfant, où sortait du sable une sorte de pierre triangulaire. Par son émotion, il intima l’ordre à l’enfant de creuser à cet endroit, en échange de quoi, il était prêt à le guérir. L’enfant, étant lui-même prêt à tout pour stopper sa souffrance, acquiesça sans le moindre doute. Le géant eut un sourire narquois. Il siffla violemment en l’air de manière théâtrale, ce fut un sifflement strident, désagréable aux oreilles de l’enfant. Trois chèvres aux cornes énormes apparurent derrière lui et s’avancèrent sur le côté, tremblantes. Le géant choisit la blanche aux tâches brunes. Il lui arracha les cornes violemment, du sang gicla et la bête hurla. Puis, d’un coup d’ongle de pierre, il lui arracha toute sa peau. L’enfant fut éclaboussé de sang mais ne bougea pas. Il ferma juste les yeux. C’était chaud et, à la fois, c’était appréciable et intégralement répugnant.
            Le cadavre de la bête sans peau et sans cornes était encore en vie par terre, et tremblait en attendant une mort inévitable, sur le point de survenir. Le géant de pierre habilla l’enfant de la peau de chèvre, puis avec les cornes, très rapidement, taillada tout autour du bras à l’épaule, la chair, ce qui fit hurler l’enfant à nouveau. Au moment où le géant de pierre s’apprêtait à casser l’os, l’enfant cria quelque chose qu’il n’avait jamais crié auparavant : « NON ».  
            Le géant de pierre considéra l’enfant guérit à présent qu’il lui avait coupé le bras infecté, et qu’il avait cautérisé le moignon avec une braise éternelle, retirée d’un sol très profond, qui n’avait plus de secrets pour lui depuis le temps où il avait été transformé en pierre voilà des centaines de milliers d’années.

            Des semaines plus tard, face à l’océan, l’enfant était assis sur la plage, à quelques mètres du triangle de pierre qui ressortait un peu du sol. Au loin, un orage avait lieu. Des éclairs incessants percutaient la surface de l’eau, qui explosait dans des bouillons et autres tourbillons inquiétants. L’enfant ramassa son bâton et comprit alors qu’il devait s’atteler à la tâche. Le géant de pierre n’allait pas l’oublier de sitôt, c’était certain. Lui, comme la mère des arbres, comme le magicien, étaient des êtres beaucoup plus puissants que lui. L’enfant se demanda ce qui se trouvait encore comme étrangeté et créature au-delà des limites de ce qu’il connaissait. Cette pensée l’inquiétait au plus haut point alors que, au loin, il observait les éclairs percuter inlassablement la surface de l’eau.
            Il creusa des semaines, de son bras unique qui devint douloureux à force, et le petit triangle en devint seulement le sommet d’un plus grand. Il creusa des mois, et encore des mois, et la structure enterrée là semblait ne pas avoir de fin. Il n’avait jamais rien vu de tel. Il creusa encore et encore, et dut fabriquer des chemins pour remonter, tellement cette chose s’enfonçait profondément dans le sable. Les jours de grandes marées il ne pouvait évidemment pas creuser, la structure se noyait sous l’eau salée. Il repensait de temps à autre à ce « NON » qui était sorti de sa bouche, avant d’entendre le « crac » de l’os cassé, son bras à jamais perdu. Creuser d’un seul bras fatiguait rapidement tout son petit corps, extrêmement fragilisé depuis qu’il avait perdu la joie de vivre qui l’habitait auparavant.
            Au fil des années, l’enfant remarqua alors ses excroissances sur son buste, semblables à celles de la mère des arbres. Il sentit sa prise de poids et de taille. L’enfant vit ses cheveux pousser et s’adoucir. S’éclaircir. Il sentit son dos se pencher, à cause de son bras absent. Son corps connaissait la douleur au moins une fois par jour, surtout au niveau du bras restant, du dos, et des pieds. Et il vit également les traits année après année qui balafraient sa peau, la transformant en un étrange treillis rugueux au toucher. Cela coïncidait avec la teinte parfaitement blanche que prirent ses cheveux.
            Un jour, il vit un homme et une femme, concepts qu’il ignorait là encore, et une dizaine d’enfants derrière eux ramener les paniers de poissons devant sa grotte. Ils avaient dû penser qu’il se trouvait dedans. Il avait cru tout ce temps qu’il s’agissait d’un cadeau de l’océan. Il ne connaissait pas ces gens, mais ils avaient l’air au moins autant perdu que lui. Peut-être ne l’étaient-ils pas. Ils s’étaient visiblement souciés de lui depuis toujours et avaient passé ce souci à leur propre descendance. Souvent, dans sa grotte, en pensant à eux, il écrivait sur les murs « NON », inlassablement, et le répétait de manière maladroite. Des années après, c’était l’unique souvenir qui réchauffait son cœur. Le souvenir de son amputation quant à lui, le faisait pleurer. Il se recroquevillait lorsqu’il y pensait, cherchant un moyen inexistant d’y échapper. Ce que son cœur ne réalisait pas à cet instant, ce qu’il ne pouvait réaliser, c’était qu’il était trop tard pour échapper à la douleur.

            La structure enfouie dans le sable était ce qu’on appelait en des temps immémoriaux « une cathédrale ». Un concept de plus que l’enfant ne comprit pas non plus. A la fin de sa vie, il termina de déblayer l’entrée. A l’intérieur, il y avait un espace qui n’avait pas de sable. Le plafond n’était plus très haut. Tout au fond, dormait une femme étrange à la peau orangée et à la chevelure rouge abondante. Elle ressemblait à un coquillage, ou à un mollusque qu’on ne pouvait manger, à la texture trop caoutchouteuse et sans goût. Allongée sur le sable, dans une robe noire, elle s’éveilla lentement, ouvrit ses yeux intégralement bleus. Après s’être relevée, elle demanda à l’enfant :
            - Vieille femme, que fais-tu ici ? M’as-tu libérée ?
            L’enfant dit « NON » en secouant négativement la tête. Il remarqua alors que la femme à la robe noire tenait sur son ventre une boîte transparente, dans laquelle se trouvait le visage découpé d’un homme. Son expression de paix était absolument magnifique. Le cœur de l’enfant fut retourné d’amour pur.
            - Je suis le cœur du géant de pierre dit l’étrange inconnue, autrefois endormie dans la Cathédrale enterrée. Et voici le visage de mon amant que j’ai gardé pour ne pas complètement mourir. Si tu ne m’as pas libérée, comment suis-je réveillée de mon sort ? Tu es l’enfant ! Et je suis le cœur du géant de pierre.
            Il y eut un nouveau flash de lumière éblouissant qui illumina l’intérieur de la Cathédrale. Après le flash, l’enfant remarqua qu’il était seul à l’intérieur. La femme à la robe noire, aux cheveux rouges, et au teint orangé, avait disparu dans l’éclair. Comme il n’avait rien à faire, que son cœur était brisé depuis plusieurs décennies à présent, que la joie faisait partie du passé, il continua à déblayer le sable. A nettoyer la Cathédrale. Il trouva des bougies, des bancs, des poutres. Des papiers sur lesquels étaient écrits « Grand concert liturgique à la Cathédrale Saint-Jean Le Divin, New York – 1994 ». Comme il ne savait pas lire ces signes, il se servit de ces papiers pour nourrir son feu le soir, avec lequel il continuait de griller du poisson et des insectes.

            Quelques mois plus tard, l’intérieur de la Cathédrale fut débarrassé de son sable. L’eau s’infiltrait, puis s’évaporait tous les jours. A cause de cela, à l’intérieur, il faisait toujours bien frais. L’enfant s’éteignit sur l’autel, qu’il avait recouvert de feuilles tressées et d’un morceau de sa peau de chèvre qui ne lui servait plus de vêtement depuis bien longtemps. Son dernier soir, il s’endormit sur son lit, et fit un rêve étrange, où il redevenait un enfant épris par sa propre joie. Il revit ses dessins somptueux dans le sable, en hauteur. Dans le rêve il s’envola comme quelques hirondelles et c’est là qu’il rendit son dernier souffle, bien au chaud.
            Au même moment, la mère des arbres plongeait dans l’eau pour se transformer en murène venimeuse, et repartait vers le grand large, prit dans un orage électrique. Elle savait que l’enfant, devenu une très vieille femme avec un bras en moins, venait de rendre son dernier souffle, à l’endroit même où s’était endormi autrefois le cœur du géant de pierre, maudit pour avoir aimé un autre, à qui le visage fut arraché comme paiement de cette haute trahison.
            Le cœur du géant de pierre, juste après son réveil, retrouva très rapidement le magicien, son amant, pour lui ôter son masque très lentement, et lui recoudre la peau de son visage afin qu’il retrouve apparence humaine. Cette apparence avec laquelle, autrefois, sous un autre nom et une autre existence, il l’avait embrassée après lui avoir demandé sa main…
            Dans la Cathédrale Saint-Jean Le Divin, située dans un endroit qu’on appelait en des temps immémoriaux, New York, c’était là qu’ils s’étaient regardés et aimés pour la toute première fois, sans même croire en l’existence de Dieu. Et l’eau de l’océan,  en engloutissant dans un tsunami la Cathédrale trois jours après la mort de l’enfant, déroba son cadavre, qui fut protégé au large de tous les prédateurs par la murène.                     
            Le poisson-anguille, avec beaucoup de délicatesse, accompagna le cadavre tout au fond de l’océan, dans les eaux sombres et tellement profondes qu’elles en devenaient proprement terrifiantes. Là où se trouvaient toutes les pierres précieuses qui ne brillaient jamais comme brillent les étoiles. Alors que l’enfant était morte en oubliant sa joie au profit de la souffrance, de la douleur, et de la contrainte, le cœur du géant de pierre menait le parfait amour avec le magicien, au sommet de volcans éteints. Le magicien, désormais affublé de son visage souriant, sortait des fleurs en plastique et des lapins de son grand chapeau pour lui faire éternellement la cour. Ils étaient parfaitement heureux. Au loin, le géant de pierre menait son existence dans les sous-sols, vide de toute émotion, faute d’avoir un cœur, conscient d’être perdu et figé dans un endroit froid et désert qu’on appelait solitude, un endroit qu’il avait très peur d’abandonner. Il pensait souvent à l’enfant, à la façon dont il l’avait utilisée. Beaucoup d’autres enfants se présentèrent à lui, mais celui-là resta gravé dans sa mémoire, tout comme dans celle de la mère des arbres. Cette dernière était sortie de l’océan le cœur léger d’avoir transporté, sous sa forme de murène, son cadavre dans la maison de la paix. Qui ne se trouvait nulle par ailleurs dans l’univers que tout au fond de l’océan. C’était ce qu’elle croyait depuis qu’un ange – apparemment - l’avait transformée en ce qu’elle était aujourd’hui et lui avait enseigné ces choses. Ce qu’elle était aujourd’hui, c’était une femme capable de se transformer en animal et connaître l’endroit de la maison de la paix, là où chacun retournait pour y vérifier la santé de ses comptes. Mais elle était consciente qu’il ne s’agissait que de son savoir. La gloire qu’elle en retirait n’était en rien concrète. Après tout, comme elle aimait le faire remarquer aux nombreux enfants qu’elle croisait, ou devrais-je dire, qu’elle rencontrait, tout dépend toujours du cœur de celui ou de celle qui regarde.
           
               

Fin.

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