I
—
Vous dites que vous avez vu qui ?
—
Le père Noël, sans blague, il m’a
bien semblé que c’était lui.
—
Dites voir, rétorqua le prévôt
hilare, vous n’auriez pas un peu abusé de l’alcool de roche ? Vous savez
que nous sommes à plus de six cents années lumières de notre bonne vieille
Terre et qu’il y a peu de chance que le vieil homme passe faire un tour par
chez nous, c’est que ça fait loin pour distribuer les jouets. Et puis dame,
vous avez quoi, soixante-quinze ans ? Même les gosses ne croient plus à ce
genre de fariboles !
—
Moi, pour ce que j’en sais, j’ai
bien vu un gros bonhomme barbu et habillé de rouge sur un traîneau. Il ne
volait pas bien haut, à mon avis, il s’apprêtait à se poser.
—
Et les rennes, vous avez vu les
rennes ?
—
Là, j’sais pas trop, j’ai bien vu
des bestiaux, pour sur que ça y ressemblait, mais de là à affirmer que c’était
des rennes…
—
‘Savez quoi Dumontier ? Vous
devriez rentrer chez vous, vous faites une petite sieste histoire de vous
requinquer et ce soir, vous réveillonnez tranquillement en famille. Je ne vais pas me taper un rapport à… bon
sang, déjà seize heures ? Je ferme boutique dans trente minutes et j’ai aussi
le droit de faire bombance avec les miens.
Sylvain Dumontier haussa les
épaules en maugréant et prit le chemin de la sortie.
Le Prévôt sourit en regardant le
vieil homme partir. Un brave type, ce Dumontier, un peu porté sur la bibine,
mais à cet âge, on pouvait beaucoup pardonner, surtout qu’il avait la boisson
paisible. Le Père Noël, n’importe quoi !
***
Dumontier rentrait donc chez lui, il
trainait un peu la patte, mais à part ce petit désagrément dû à une vilaine
fracture quelques années plus tôt, il avait conservé toutes ses facultés
intellectuelles. Les natifs de Carabistouille IV (quel nom stupide pour une
planète !) y étaient pour beaucoup. C’était une race étrange dotée de
mystérieux pouvoirs psychiques. On les savait télépathes, quelques rumeurs non
vérifiées faisaient aussi état d’observation de manifestations télékinésiques. Essayez d’imaginer un drôle de bibendum avec
une tête presque aussi grosse que le corps, deux longs bras filiformes et trois
jambes épaisses et fortes ; de curieuses, mais sympathiques créatures.
Il s’était lié d’amitié avec un vieux
sage qui n’était pas loin de ses deux cents ans. K’murr lui avait enseigné une
technique de concentration qui lui permettait d’entretenir sa mémoire et de
renforcer ses fonctions cognitives. Il
s’arrêta un instant pour souffler.
Il se bourra une pipe, en songeant
qu’il était dommage que le tabac ne s’acclimate pas ici. Le shavi n’était pas
mauvais, mais il supportait difficilement les légers effets psychotropes que
cette plante occasionnait chez les humains. Aussi le coupait-il avec de la
luzerne torréfiée. Cela donnait un ersatz de tabac acceptable, quoi qu’un peu
âcre.
Le prévôt Marin avait tort, il n’avait
pas bu une goutte aujourd’hui. Par contre, il avait fumé trois pipes en chemin,
s’arrêtant ça et là pour admirer l’incomparable beauté de la vallée de Riim’n. Ceci expliquerait-il cela ? Il assura le
sac de provisions et de cadeaux sur son épaule et reprit la route. Le chemin
était encore long.
II
—
C’est donc aujourd’hui Noël ? demanda l’un des enfants ?
—
Oui, c’est comme ça que les Humains
appellent ce jour, répondit K’murr, bien que je ne comprenne pas bien à quoi
cela corresponde. Je crois que ça a quelque chose à voir avec l’une de leur
religion. Mais j’aime bien le concept, un jour de fête, des cadeaux… J’ai
trouvé que ce serait une bonne idée. Alors que chez eux les fêtes sont rares,
nous avons depuis toujours fait le choix de considérer chaque jour comme s’il
était exceptionnel. Et si l’on se donne la peine d’y réfléchir, n’est ce pas le
cas ? Le fait de vivre sur un monde où l’opulence est la norme ne doit-il
pas être célébré comme il se doit ? La présence de quelques milliers
d’hommes exploitant ce minerai jaune dont nous n’avons aucune utilité n’est pas
un prix trop élevé si l’on considère ce qu’ils nous ont apporté : le
carnaval, Halloween, Pâques… et maintenant, Noël
—
Raconte encore, comment c’était de
voler ? demanda timidement le plus jeune.
—
Ah, Jollah, ce fut dur, il y a des
lustres que nous avons abandonné le vol pour la téléportation, mais c’était
grisant, et épuisant, je ne suis plus de première jeunesse.
—
Et pour les animaux, comment as-tu
fait ?
—
Des glyphes que j’ai fascinés avant
de leur coller des attributs de rennes terrestres. Le plus dur a été de
maintenir la cohésion du groupe en vol. Pour le reste, votre mère m’a
confectionné un costume, je me suis affublé de foin de shavi teinté en blanc…
Vous avez vu le résultat. Imaginez des millions de Pères Noël sillonnant les
cieux, le traîneau bourré à craquer de jouets et de friandises diverses !
Des millions !
Et les Humains n’en n’ont qu’un ! Les pauvres ! S’esclaffa-t-il.
Mais nous avons été discrets, nous volions aux limites de la
stratosphère. S’ils savaient que nous faisons la fête tous les jours, ils
voudraient certainement se joindre à nous, leur vie est si triste. Et bien que
je tienne quelques Hommes en haute estime, il est hors de question qu’ils
participent un jour à nos fêtes sacrées !
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