mardi 12 novembre 2013

Les âmes de la foire [Nosfé]


Dans l’œilleton, le prêtre se balançait d’un pied sur l’autre, l’expression ternie par une lassitude grandissante.
« On reprend, mon Père. S’il vous plaît.». Il s’épongea le front du revers de sa manche, murmura. Après quelques instants, je fis tourner la caméra, John tendit perche et micro, et Samuel, chaussant ses écouteurs, acquiesça. Après un signe de la main, l’homme d’Église débita son texte d’une voix terne, son regard vaguant de-ci de-là, mais évitant soigneusement l’objectif.
«Coupez, finis-je par soupirer une fois le monologue terminé. On gardera la 7ème, elle était pas mal. Merci, mon Père. »
Trop heureux qu’on n’ait plus guère besoin de lui, le prêtre avait retrouvé ce visage avenant qui m’avait décidé à le filmer, lui plutôt qu’un quelconque acteur. En douze prises invariablement médiocres, j’avais eu tout le temps de regretter ce choix, et de prendre le parti de retravailler le scénario. Hormis cette présentation face caméra, j’allais remplacer l’homme de foi par une voix-off qui serait, paradoxalement, plus habitée que lui…
« On passe à l’orgue ! » annonçai-je à l’équipe. Comme un même homme, techniciens et gens de la paroisse, qui avaient jusqu’à là gardés un retrait timide, avancèrent et pénétrèrent dans l’édifice religieux.
C’était une église étrange, de béton et de bois, où la chaleur du soleil californien se développait autrement mieux que dans nombre d’autres bâtiments. Les églises étaient habituellement humides, et d’une froideur de tombe ; celle-ci était suffocante. Johnny et les autres s’activaient, les paroissiens donnant même un coup de main pour installer les projecteurs. Un peu à l’écart, tenant mon Arriflex par le trépied, je cherchais dans quel angle je pourrais filmer cet orgue foutraque et anachronique, mal placé et trop grand pour l’édifice. Comme si on l’avait inséré ici au forceps, quitte à l’éparpiller en désordre à travers toute l’aile de l’église.
« Bonjour. Je suis Mary. L’organiste. »  
Elle s’était plantée devant moi, comme ça, mains jointes et tête baissée, semblant forcer sa nature, avec une froideur, une gêne, et une sorte de timidité incongrue. Puis elle releva la tête, et me donnait à découvrir le visage le plus beau et le plus tendre qu’il m’ait jamais été donné de voir.  
Ce que j’avais bien pu lui répondre, je n’en savais déjà plus rien. Je me sentais les jambes comme deux traversins, et le cœur qui cognait comme s’il voulait sortir. Je bafouillais, je donnais des ordres dans le vide, chamboulant complètement le scénario auquel j’avais jusque là pensé. Un plan en plongée, c’était ça le truc pour filmer cet orgue, et puis filmer Mary, aussi, surtout...
Le monde autour de moi était soudain sourd-muet. J’étais soudain sourd-muet au monde. Les bruits, les discussions étaient happés par le vide, et aucun son ne me parvenait. Les gens n’étaient que des figurants aux actions indistinctes, des ombres se démenant dans l’éther. Je ne voyais que Mary, sentant qu’elle avait la même sensation de surdité et d’éloignement.
J’avais le sentiment de planer, d’être devenu extérieur à ce monde, et cette idée m’enjouait et m’inquiétait tout à la fois.
« Je croyais qu’après le numéro du prêtre, on avait décidé de tout tourner en muet », souffla soudain Johnny, déchirant le silence total.
« Hein ? Ah, oui, je balbutiai. Je, euh… Mais là, c’est l’orgue. C’est mieux si on a le vrai son de l’orgue, non ? »
Johnny haussa les épaules pour toute réponse. Rappelé au monde, je retournai mon attention vers Mary et ne pus plus m’en défaire, comme aimanté.
« Qu’est-ce que je joue ? » me demanda-t-elle.
« Peu importe, je répondis, ce que vous avez envie de jouer. » A peine avais-je prononcé ces mots que j’entrevis combien ça ne cadrait pas avec ma manière de faire habituelle, combien je prenais le risque que cela ne cadre plus du tout avec ce que j’envisageais pour ce film.
« Je suis certes organiste dans une église, mais ça n’a rien d’un sacerdoce. Peut-être quelque chose d’un peu… jeune, d’un peu moderne ? » proposa Mary avec candeur.
Et moi d’acquiescer, malgré les regards désapprobateurs. « Profanation, blasphème » grogna le prêtre.
On tourna enfin. Alors, à travers l’objectif, sous la lumière brûlante des projecteurs, je fixai sur la pellicule et dans mon esprit l’image de Mary à son clavier, jouant sa ritournelle naïve, sa mélodie lancinante. J’oubliais le temps, je filmais, encore et encore. L’image de cette goutte de sueur, perlant sur sa nuque, juste sous le sage chignon blond, et courant se perdre dans le fin tissu de sa robe d’été. Je filmais.
Et sans le vouloir, sans même m’en rendre compte, j’avais zoomé dessus.


Le combiné s’écrasa, la bakélite heurta la bakélite. J’avais raccroché. Encore une dispute avec Bernice. Notre seule forme de communication, désormais…
Dix années avait suffit pour consumer en elle toute passion, toute patience, tout amour. Elle n’était plus qu’un cadavre ambulant, comme les autres. Plus qu’un animal à sang froid, avec pour tout semblant de vie l’espace de sa maison et ce qu’il y avait dedans, le reste n’ayant plus guère d’importance. Moi n’ayant plus guère d’importance. Car je n’y étais plus guère, à la maison. Film après film, contrat après contrat, semaine après semaine, je n’étais plus là. Centron Corporation avait besoin de moi, et ils appréciaient mon travail. Alors je courais le pays, je courais le monde, je faisais ces films. Oh, pas des chefs d’œuvre impérissables, mais de bon films éducatifs, des documentaires, des reportages. Je distrayais les gens, oui, mais surtout, je leur apportais quelque chose, je leur apprenais quelque chose.
J’étais utile, et je faisais ce que j’aimais, bon sang!  
En sortant du petit local téléphonique, je compris à la moue que me fit John, qui lisait dans le hall, que j’avais crié un peu trop fort, et que les quelques locataires de la pension où nous logions depuis une semaine avaient dû, une fois de plus, m’entendre. Notre logeuse, madame Thomas, me regardais d’ailleurs d’un air mauvais depuis quelques jours…
« Heureusement qu’on rentre demain, hein ? » me lança John en replongeant dans son magazine.
Était-ce vraiment heureux que je retrouve ainsi, demain, après une longue journée de route, le comté de Lawrence, Kansas, les bureaux de la Centron, ma maison et Mar… Elle n’avait pas quitté mes pensées depuis le tournage de l’église. Pire, elle semblait toujours plus s’y installer. Voilà qu’elle prenait en moi la place d’une Bernice qui n’en voulait plus guère... La jeune organiste était là, dans mon esprit. Là, sous mes yeux, où que je puisse les poser. Et la musique créée par ses doigts courant sur le clavier de l’orgue résonnait toujours à mes oreilles...
Elle n’avait pas saisi l’ironie. « Je ne suis plus au Kansas. » m’avait-elle dit. Oh si, Dorothy-Bernice, Tu es au Kansas. Tu t’y es incrustée, alors que c’est ensemble, à la fac, que nous rêvions d’Oz ! Je ne suis plus au Kansas…
Elle ne me l’avait pas dit, mais j’avais compris. Elle allait demander le divorce.

Les accords d’orgue me firent sortir de ma torpeur. John les zappa aussitôt après, tournant rageusement le bouton du tuner de l’autoradio. Les stridences d’ondes hertziennes envahirent l’obscurité et l’habitacle de la Chevrolet. Sur la banquette arrière, cohabitant avec les pieds de projecteurs, Samuel ronflait du sommeil du juste.
« Tu pourrais pas mettre la radio moins fort ? » râlai-je piteusement.
John ne me prêta guère d’attention. Ses yeux injectés de sang ne quittaient pas le faisceau des phares. Sa main plongeant sous le tableau de bord, il en tira une flasque à whisky dont il but un trait.  
« Il est quelle heure ? Ça fait longtemps que tu tiens à ce régime ?» Comme en décalage avec mes questions, il baissa le volume de l’autoradio.
« Écoute, Johnny, je repris, je sais que tu n’es pas alcoolique… Mais si tu veux, j’ai assez dormi. Je peux prendre le volant, tu sais… »
Après un sourire ironique, John soupira : « Tu sais que je ne le suis pas, mais tu me fais quand même la remarque ! J’aime bien boire une petite goutte de temps en temps. C’est ce qui me met de bonne humeur le matin... »
« Oui, mais là il est 10 heures du soir, et avec ce que tu t’es enfilé, tu devrais être euphorique, lui répliquai-je. Tu sais qu’on commence à avoir un problème avec l’alcool quand on… »
« Me sors pas ton sermon, Harold ! me coupa-t-il. What About Alcoholism, ouais, j’étais avec toi pour le tourner, merci ! Je veux bien en faire des films, de cette morale de premier communiant, mais ne me la balance pas comme ça, je ne suis pas preneur ! ».
« Laisse-moi prendre le volant » je soufflai juste. Excédé, John pila des deux pieds sur le frein, garant la voiture sur le bas-côté sablonneux. J’étais à peine sorti qu’il s’asseyait déjà à ma place, côté passager, fulminant. Faisant le tour du véhicule pour m’installer au volant, je promenai un regard embrumé de sommeil sur le désert nocturne qui nous environnait.
Au loin, dominant une étendue plane et vide comme un miroir, une silhouette architecturale, baroque et fantomatique, se découpait. Je la fixai, quelques instants, et pris place.
Dans l’habitacle de la Chevy, l’autoradio diffusait, au travers d’une mélodie d’orgue, l’image de Mary.

Elle était là, debout, au milieu de la route. Mary, le visage sale, les yeux hagards, ses cheveux et sa robe empoissonnés de glaise. Tout se passa comme en accéléré, le bitume se déroulant, jetant Mary vers la voiture, le coup de volant, l’embardée.
Nous étions toujours sur la route. Sam et Johnny dormaient, ils n’avaient rien senti des mouvements de caisse. Je me remis en ligne et ré-accélérai.
Morne et droite, la route se perdait dans la nuit, mile après mile. On roulait toujours. Je sentais mes yeux papillonner.
Et puis il y eut des phares en face. Deux, puis quatre phares, s’approchant. Mary réapparut dans un reflet de la vitre, souriant sous sa croûte de boue. Je la regardai, regardai son sourire, fasciné et transi. Il y avait deux voitures qui roulait de front, en face, et qui allait nous rentrer dedans. L’image de Mary s’évanouit. Les quatre ronds lumineux étaient sur nous. Nouvelle embardée. Les phares s’envolèrent chacun de leur côté, disparaissant dans un vacarme mécanique. La nuit reprit ses droits, quelques instants.
L’obscurité se teinta d’un nuage de poussière jaune. Le moteur avait calé. J’ouvris la portière et sortis, en panique. Il n’y avait plus de route, plus d’autre voiture, juste le désert. Dans le lourd silence de la nuit, l’autoradio murmurait. Toujours cette même mélopée d’orgue. Celle qu’avait joué Mary dans l’église, celle qui m’avait réveillé et fait prendre le volant…
La voiture était vide. John et Samuel aussi avaient disparus. J’étais seul, perdu, au milieu de nulle part.
Au loin, cependant, je devinais une forme, je ressentais une présence, que mon esprit associa aussitôt à Mary.
Ce même bâtiment ample et fantomatique que nous avions croisé, il y a près de deux heures, était là, à quelques centaines de mètres. Malgré les ténèbres, j’en devinais maintenant chaque détail. Des pilotis surplombant des eaux disparues, une promenade de bois, une grande verrière à demi crevée, des corps de bâtiments d’où s’élevaient des drapeaux en berne aux couleurs délavées, de grotesques tours surmonté des chapiteaux ventrus, une grande place envahie d’herbes folles, de papiers volants et de tumbleweed. Une fête foraine et une salle de bal, emplis d’un vide mortuaire…
Alors je compris que les accords d’orgue ne provenaient non plus de l’autoradio, mais clairement de ce bâtiment. Et qu’ils m’appelaient.
Répondant à cet appel, je commençais à marcher.

Des jeunes avaient envahi les lieux. Une vingtaine d’adolescents occupaient la salle de bal, debouts sur le plancher poussiéreux environné de ballons baudruches éventés et de guirlandes en papier. Une musique rock avait remplacé les sonorités d’orgue, mais personne ne semblait y prêter attention. Il étaient immobiles, en petits groupes rapprochés, se parlaient de manière indicible, ne cherchaient nullement à porter leurs voix au-dessus de la musique. Comme des figurants sur un tournage, mimant une conversation, attendant que les héros prennent la parole au premier plan…
Tous avaient le bas de leurs pantalons ou de leurs robes souillés de boue et de poussière blanche, laissant à penser qu’ils étaient arrivés ici par le lac asséché.
Je n’avais d’ailleurs pas vu de voiture. Le Saltair Pavilion, ainsi que me l’avait identifié l’arche à l’entrée et les tentures de cirque sur la grand place vide, était ainsi que je l’avais deviné, ainsi que je l’avais préconçu. J’avais évolué jusqu’à cette salle de bal de manière inconsciente, j’avais avancé au travers des bâtiments et des salles guidé par mes seuls pas, comme suivant jusqu’ici un immatériel Fil d’Ariane. Mais sans que je n’eusse jamais la sensation d’être réellement arrivé.
Alors elle se révéla à moi. Mary apparut parmi ces jeunes gens, son visage se dessinant sur la silhouette d’une anonyme. Je saisis son regard, elle sourit discrètement, puis se tourna et disparut. Imperceptiblement, le rock était redevenu une mélodie d’orgue, et tandis que les jeunes mettaient en branle une danse pataude,  je remarquai, à l’écart dans un coin de la salle, le grand orgue de l’église. Ce même orgue incongru et désordonné, qui semblait tant à l’étroit dans l’édifice religieux, diffusait sa musique dans la salle, en lieu et place d’un quelconque juke-box. Était-ce Mary qui en jouait? Elle ne le pouvait, ayant été debout, là, l’instant d’avant…
Je tentai de m’approcher de l’instrument, de fendre la foule, mais la sarabande s’emballa soudain, m’emportant en une valse frénétique. Les gens tournoyaient, de plus en plus vite, au-delà de toute notion de rythme, au-delà de la logique, au-delà du possible. Ils tournaient en accéléré, comme un film qu’on rembobinait, faisant tourner et valdinguer le monde autour d’eux. Prisonnier de cette danse folle, je passais des mains d’un partenaire à un autre, d’une jeune femme à un jeune homme, puis encore un autre, tous se brouillant et se confondant. Je dansai soudain avec Mary, mais ses traits cachés un instant par ses cheveux en bataille, son image s’évanouit, et se dilua en une autre fille. Ils dansaient, tous, toujours, tournant à m’en donner la nausée, et chacun des partenaires qui m’accompagnaient me fixait des mêmes yeux écarquillés, du même regard vide, du même léger sourire lavé de toute joie. Le temps s’évapora ainsi, dans cette ronde folle, la salle de bal elle-même disparut dans un immense flou filé. J’eus une sensation de vagues, d’un ressac dégoulinant sur moi, d’une paroi d’eau qui me séparait du monde réel et tangible pour m’en donner une image transformée. Le voile liquide s’effaça, et je me retrouvai face à l’orgue, une musicienne aux cheveux blond faisant danser ses mains sur le clavier. Ses mouvements étaient souples, lents, éthérés, mais presque maladroits et imprécis. Comme ceux d’un pantin dont on tire les ficelles. Comme si la Mary que j’avais vue jouer à l’église de manière si sûre et sobre, était maintenant le jouet d’une quelconque possession.
Enamouré et effrayé, je posai la main sur son épaule, je murmurai son nom... Sous ma paume, le tissu de la robe m’apparut poisseux, glacé et humide.
Ses doigts, se révélant soudain blessées au sang et encroûtés de boue, quittèrent le clavier, laissant cette musique spectrale se jouer d’elle-même. Lentement, Mary se leva, tourna vers moi son visage blême, figé sous des plaques de glaises séché en une expression morne, ses yeux fixes et vides ; ses cheveux étaient pris dans une gangue d’argile, sa robe, souillée de limons, dégouttait sur un sol devenu vaseux dans lequel disparaissaient nos pieds. Je me retournai. Tous les jeunes me fixaient, tous barbouillés du même masque de boue, tous dégoulinant de la même eau saumâtre et alluvionneuse. Il tendaient les bras vers moi, et dans leurs regard morts luisait maintenant une étincelle d’avidité. De faim.
Je titubai, me précipitant pour leur échapper. Après quelques mètres, je me retournai, saisi par un cri qui déchira le silence. Ils ne me suivaient pas. C’était Mary qu’ils voulaient, elle et elle seule. Je m’étais trompé. Elle n’étais pas l’une d’eux.
Je voulus la sauver, je voulus la secourir. Je me précipitai de nouveau à travers une salle de bal redevenue vide. Un pas, un craquement, et le plancher se déroba sous mes pieds.  

J’étais allongé sur un souple matelas. Une eau glacée courait partout sur moi, et mes mains se tordant, ce fut du sable que je saisis. J’ouvris les yeux, sous l’eau. Je vis Mary, comme en rêve, conduisant sa voiture, être effrayée, au point de n’oser regarder, et finir par quitter la route. Je la vis s’installer dans une chambre, et comme me dévisager à travers sa fenêtre. Je la vis me repousser, dans cette même chambre, ou repousser un autre homme peut-être qu’elle avait confondu, je la vis boire à une fontaine public et me fuir. Je la vis jouer de l’orgue dans son église et fuir à nouveau, alors même que j’y entrai. Je la vis confier ses angoisses à un médecin ou un psychiatre, et je me retrouvai être ce psychiatre, et l’effrayer encore. Je me vis l’attendre, comme une âme en peine, prisonnier de ce château vide, prisonnier du Saltair Pavilion. Je la vis mourir…

Un coup de klaxon me fit sursauter. Je retirai le journal qui me couvrait le visage et me redressai. J’étais allongé sur la banquette arrière de la Chevrolet, garé devant les bureaux de la Centron. Je m’étirai, fis basculer le siège avant, ouvris la portière et sortis. L’air portait encore des restes de l’humidité de la nuit, mais le soleil irradiait déjà la rue de sa chaleur, relevant des effluves d’hydrocarbures. Quelques voitures passaient, au pas, et de l’autre côté de la rue, on déchargeait un camion de déménagement.
« Salut Herk ! Bien dormi ? Chip commence tout juste le dérushage. Si tu veux jeter un œil… » Samuel était sur le pas de la porte, chargé d’un carton, et sans m’avoir laissé le temps de lui répondre ou de le saluer, disparaissait déjà au loin, sur le trottoir. J’entrai.
Les bureaux étaient quasiment vides à cette heure. Je posai le journal le temps de me servir un café dans une de ces tasses que Chip s’obstinait à ne pas laver, prétendant ainsi mieux préserver les arômes.
« Oh, Harold ! T’as une de ces tronches de déterré ! » fit-il en me voyant, appuyé contre l’embrasure de la porte.
« Je me doute, oui, lui répondis-je. C’est Sam qui a conduit ? »
« Ouais. Et de ce qu’il m’a dit, tu leur as fait faire un drôle de détour ! rigola-t-il. Il a repris le volant après que tu te sois endormi, la bagnole engagée dans un cul-de-sac, face à une espèce de fête foraine à l’abandon, ou je-ne-sais quoi… »
Je dissimulai ma surprise. « Ouais, ça… Ça a été une drôle de nuit… »
Son visage laissa transparaître une gêne. « Ouais, en fait de drôle de truc, il y a quelque chose dans les images que t’as filmées, dont je voudrais être sûr. Un truc carrément bizarre. »
Il m’invita à le suivre dans la salle de montage, et tout en s’installant face à sa table Steenbeck, il me fit d’étranges excuses: « Je sais que des fois, t’as des idées en cours de tournage, et des images qui viennent, comme ça, mais là, je dois t’avouer que je ne comprend pas… »  
Faisant dérouler la bobine de film 16mm, il nous amena à la séquence de l’église. Les douze prises de discours du prêtre défilèrent en accéléré, puis ce fut l’orgue qui apparut. Quelques plans d’illustration, vides, sur le chaos de tuyaux environnant le clavier. Quelques gros plans, des inserts, des plans de coupe détaillant le statuaire religieux du lieu. Puis le clavier, en plongée. Entrant dans le champ, Mary s’assit en face. Ainsi qu’elle m’était apparue devant ce même clavier, au Saltair Pavilion: Recouverte d’une pellicule de terre craquelant sur son visage, les cheveux englués de boue, sa robe sale dégoulinant sur le siège en des tâches sombres. Ses mains blessées, aux ongles noircies, souillant de même le clavier, son regard vide, éteint. Alors sortant de dessous ses cheveux, la larme de sueur apparut à son tour, transformée en une noire et grasse sangsue. Et le plan de se concentrer sur le visqueux animal, de zoomer dessus.
D’une impulsion sur sa molette, Chip figea l’image. « Au-delà du fait que tu ais réussi à faire accepter une idée aussi tordue à cette fille et au curé, je voudrais comprendre… »
Je n’attendis pas la fin de sa question et sortis, nauséeux, de la salle de montage. Le couloir tanguait, me faisant lâcher ma tasse de café. Je débouchai dans l’accueil, trébuchant contre le bureau de Pauline, notre secrétaire. Je tombai alors face au journal qui m’avait servi de cache-yeux dans la voiture. Un petit quotidien local, sûrement piqué par John chez notre logeuse, le jour de notre départ.
Une feuille de chou qui faisait sa Une sur un tragique fait divers : trois filles, victimes d’un accident de voiture. Passant sur un pont, leur véhicule était tombé dans les eaux boueuses d’un fleuve, et on avait mis plusieurs jours à retrouver la carcasse et les corps, qui avaient dérivé.
Une de ces filles était organiste au sein d’une église, et s’appelait Mary.

Entre 1952 et 1985, Harold « Herk » réalise plus de 400 films institutionnels pour la Centron Corporation. Il divorce en 1960 d’avec sa femme Bernice, et se remarie dans l’année avec une certaine Pauline G. Pappas.   
En 1962, il produit  et réalise son seul long-métrage de fiction, Carnival of Souls, en s’inspirant d’un édifice étrange et fantomatique aperçu sur la route de Salt Lake City : le Saltair Pavilion. Boudé et ignoré à sa sortie, le film gagne au fil des années un statut d’œuvre culte, influençant plusieurs générations de réalisateurs, de David Lynch à M. Night Shyamalan, en passant par Tim Burton.

S’il ne se crédite pas du rôle, c’est lui qui y incarne « l’homme étrange » qui apparaît sans cesse à une jeune organiste ayant réchappé à un accident de voiture. 

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