Car vous avez un but : une personne près
de qui vous asseoir, ou peut-être une idée, ou votre propre beauté peut-être…
Vos jours et vos heures passent comme passent les paysages de branches d’arbres
et de mousses des forêts aux yeux du chien de chasse qui galope sur une piste.
Mais moi, je ne m’attache à aucune piste, et il n’y a pas de corps que je
puisse poursuivre ainsi. Et je suis sans visage.
Virginia
Woolf, Les Vagues
Sarasvatî
-
Et après la fin du monde, que s’est-il passé ?
Le
Professeur posa ses instruments ensanglantés un instant, feignant de vouloir
mûrir la réponse la plus satisfaisante possible.
-
C’est très simple dit-il en faisant la moue pour marquer une pause. Les Hommes
de cette époque ont poursuivi encore et encore leurs œuvres, jusqu’au jour où
ils ont assimilé suffisamment de connaissances pour comprendre, pour admettre,
que leurs corps avaient transmué dans leurs molécules les plus infiniment
petites. Tu sais ce que cela signifie n’est-ce pas ?
-
Oui dit Sara les mains fébriles, transportant un cerveau humain dans un bol en
céramique.
-
Bien sûr, ajouta le Professeur en reprenant l’ablation du cœur de son sujet, le
cadavre d’un petit garçon, ce fût bien après la Grande Guerre de Mars, contre
ceux qu’ils prenaient pour de demi-dieux. A cette époque, l’être humain était à
un carrefour magistral de son évolution. L’humanité entière a découvert
qu’après tant de siècles derrière elle, et autant de dégât qui aurait pu être
aussi facilement contourné, elle n’avait plus besoin de nourriture, de sommeil,
de sexualité ou de stimulus émotionnel pour vivre et qu’elle pouvait résister à
la mort si tel était son désir.
Sara
s’assit sur sa chaise pour commencer la dissection du bras gauche de son sujet,
le cadavre d’un homme d’une quarantaine d’années.
-
Comment ont-ils réagi à la sensation de leurs corps transcendés ?
En
pesant le cœur de l’enfant, le Professeur répondit à son élève sans même la
regarder :
-
Tous ils sont devenus fous. Jusqu’au dernier. Et donc nous voici, survivants de
ce grand et pathétique marasme que nous avons finalement transcendé. Bien, plus
de questions à présent Sara. La récréation fût agréable, à présent retourne à
ton travail. Attrape donc ce bras et montre-lui à qui il appartient.
Sara
s’était réfugiée dans une chapelle en fin de soirée. Elle avait choisi
l’hologramme de la Grande Croix Blanche, qui flottait en face d’elle. Seule dans
la pièce, qui était dans une agréable pénombre, son cœur pesait lourd. Moins
par le sujet de conversation du Professeur quelques heures plus tôt que par la
dissection du bras du cadavre, qu’elle n’avait pas totalement réussie. Le
Professeur lui avait signifié qu’elle devrait recommencer, encore et encore, cet
exercice tant qu’elle ne parviendrait pas à le résoudre. Ce jour-là, elle
l’avait encore raté. Le petit cours historique du Professeur, raconté à son
intention pour la détendre, ne l’avait aidée en rien. Son cœur, comme
d’habitude, pesait le poids de plusieurs briques, alors qu’elle était désormais
persuadée qu’il n’y avait rien dedans. Depuis longtemps, elle avait la sensation
de ne plus avoir de substance à l’intérieur de son être.
Elsa
entra dans la chapelle et s’assit à côté de son amie en la prenant par le bras
dans un geste amical. Elle demanda à voix haute à l’autel de changer
l’hologramme de la Grande Croix Blanche pour celui du Petit Croissant de Lune à
Etoile Vert. Ce fût fait en un clin d’œil par le programme.
-
Alors, tu as passé la dissection du bras ?
Sara
regarda son amie et éclata en sanglots. Elsa lâcha son bras et eût un mouvement
de recul.
-
Raconte-moi en détails ce qui s’est passé, demanda-t-elle avec froideur.
Sara
s’épancha sur sa journée, sans pour autant s’en trouver soulagée. Une fois que
ses larmes cessèrent et qu’elle se sentit trop fatiguée pour porter sa croix
propre, Elsa reprit le bras de son amie, et redevint chaleureuse et
enthousiaste.
-
Il est temps d’aller dans le programme de parole conseilla Elsa d’une voix
douce et posée, d’un ton enrobant. Comme j’en fais partie tu seras prise en
charge très facilement, tu le sais. Je ne comprends pas pourquoi tu attends
qu’un hypothétique miracle se produise. Et si une telle chose était possible,
en quoi un miracle t’apporterait un tant soit peu de paix intérieure, alors que
tu as besoin du contraire d’un miracle, tu as besoin d’une prise de conscience.
Mais tu la refuses, par peur de changer. Il faut que tu désires aller mieux,
pour passer à l’étape supérieure. Pour réussir ce maudit examen également. Ton
Professeur n’aurait jamais dû te faire ce cours d’histoire improvisé mais
c’était dans son idée de te fournir des
pistes, il t’a raconté cette vieille histoire de changement planétaire et
cosmique pour que tu changes toi-même. Tu sais, il est préférable que tu sois
consentante, passé ce stade, le programme t’obligera de toute façon si tu
continues sur cette pente, à vouloir lui cacher ton état émotionnel. A ne pas
être honnête avec ta propre voix intérieure. Tu ne peux pas te faire ça à
toi-même.
Sara
sourit à son amie bien attentionnée à son égard. Elle comprit, en voyant dans
les yeux d’Elsa, que son sourire devait plutôt ressembler à une grimace
simiesque qu’à un vrai sourire entier, venant du bien-être, venant du cœur.
Plus
tard, dans sa chambre plongée dans le noir, avec pour seul compagnon le
bourdonnement du silence, accompagné de celui de la climatisation, Sara demanda
à voix haute au programme un plafond recouvert d’étoiles de la constellation du
Grand Chien, alors qu’elle pleurait seule dans son lit. Mais ces larmes, bien
qu’abondantes, n’étaient pas le résultat d’une tristesse ou d’une dépression
chronique, juste la conséquence d’une grande fatigue nerveuse, comme l’avait
stipulé le programme sur l’écran de navigation près du miroir de la salle de
bains lors du test sanguin, effectué tous les soirs par tous les individus sur
cette immense planète artificielle. Ce test, comme tous les tests médicaux,
était obligatoire avant le coucher.
Sara
se retourna lourdement sur le côté gauche, se braqua en position fœtale, comme
pour résister à son propre écrasement intérieur, enfouissant dans un même temps
son visage rougit par les pleurs dans son oreiller. Elle ne regarda même pas le
plafond se transformer en constellation du Grand Chien, vu l’effort de s’être
retournée, geste qui lui avait, émotionnellement, énormément coûté.
C’était
pour elle trop difficile de le regarder, cet hologramme de constellation, comme
s’il s’agissait de son propre reflet à cet instant, qu’elle avait appelé à voir,
mais dont elle ne pouvait supporter la responsabilité. Elle ferma les yeux
enfin, et trouva le moyen de n’écouter que le bruit sifflotant de sa
respiration à cause des sanglots. Sara finit par se concentrer uniquement sur
ce sifflotement, tant est si bien qu’elle aperçut un train qui arrivait au
loin, alors qu’elle se trouvait debout
sur le quai d’une gare sinistre. Il faisait nuit noire.
L’endroit
était abandonné mais la Lune se dessinait dans le ciel, trois fois plus grande
que dans les films sur la Terre qu’elle avait vu enfant à l’étude. Les bancs
contre le mur étaient recouverts de branches et de plantes sauvages, tandis que
le sol était camouflé sous une fine pellicule de neige à la texture de cendres.
Cette gare était sombre et son atmosphère était lugubre. Dans le paysage
lointain se dessinait les cheminées gigantesques de centrales nucléaires. La
lumière du train se faisait de plus en plus menaçante et aveuglante, et le
wagon conducteur émettait un sifflement étrange, strident, qui devenait de plus
en plus fort et inquiétant. Sara trouva ce bruit similaire à celui qu’un poumon
percé faisait lorsqu’on l’écrasait avec force, une fois gonflé d’air. Le
Professeur en étude avait fait l’expérience devant tous les élèves un jour.
C’est
là que la lumière du train engloba la nuit entière et la transforma en jour
dans un flash de lumière non aveuglant. Finalement, ce n’était plus un train
qui fonçait à toute vitesse mais une rivière. Et le bruit du courant ravit Sara
au plus haut point, surprise de voir toute cette eau sortir de nulle part. La
gare était abandonnée depuis plusieurs années. Et l’eau de la rivière montait
lentement mais sûrement, bientôt elle allait être au niveau du quai et même le
déborder. Elle recula quand l’eau commença à tout envahir, et se réfugia à
l’intérieur de la gare où la nature s’était installée, attendant peut-être à
son tour, qu’un train n’arrive. Le toit était meurtri d’un trou béant, mémoire
d’une bataille antique qui avait été oubliée, et des colombes se transformaient
en corbeaux quand elles quittaient l’ombre du dôme ouvert et passaient dans la
lumière excessivement lumineuse du ciel pour sortir de cette gare par sa plaie
béante, ce trou comme une bouche qui aurait tout aussi bien pu porter un globe
entier, mémoire de cette bataille antique, tragique, pour toujours anonyme.
C’est
lorsque un homme dénudé, à la tête de loup recouverte de cicatrices, les yeux
horriblement crevés, surgit d’un trou dans le sol, près des ruines de la
réception que le cœur de Sara fût saisi par la terreur. Grognant avec un
sourire sadique, il ouvrit sa gueule et montra à la jeune femme le morceau de
viande qu’il mastiquait, qui ressemblait à un pénis humain. Son grognement
ressemblait à un sourire sournois, tandis que le sang dégoulinait de sa gueule
avec beaucoup de bave et quelques morceaux de chair. Elle se réveilla
brusquement, avec une pulsation forte dans les oreilles, son cœur battant
terriblement fort et un goût de bile dans la bouche. Son plafond scintillait
toujours dans une représentation très fidèle de la constellation du Grand
Chien, ce qui n’empêcha pas la jeune femme de vomir cette bile écœurante sur
ses cuisses, libérant ainsi sa gorge de ce mauvais goût et de sa nausée. Elle
eût alors l’idée sarcastique que la journée commençait de manière si
désagréable que cela ne pouvait pas être pire par la suite.
Elle
repensa à l’homme à tête de loup dans la salle de tests avec le Professeur, qui
était en train d’ôter la jambe d’un cadavre de femme. Sur la table de travail,
avec délicatesse et précision, il commença à ôter la peau, la graisse, et un
par un, les muscles de la cuisse, tandis qu’il expliquait à son assemblée
d’élèves intrigués comment les êtres humains de la Terre actuelle étaient
constitués.
Cette
après-midi-là, dans une grande salle de contemplation, dont la fenêtre géante
donnait sur l’espace offert, tout au fond, devant les anneaux de Saturne, comme
un point lumineux qui se rapprochait lentement mais sûrement, se trouvait son
satellite naturel Pandore, qui fascinait Sara, assise sur un banc, bien
adossée, les mains sur les cuisses et les chevilles croisées. Elle tenait, en
s’imprégnant de cette image, à calmer ses angoisses, à les endormir, les
contrôler. Cela lui rappela ses études passées, à étudier la musique des êtres
humains de leur vingtième siècle, ces engins qu’ils utilisaient pour lire des
sons gravés sur des galettes noires. Pandore caressant un anneau de Saturne
ressemblait à une pointe liseuse de galette noire. Trois enfants entrèrent dans
la salle et s’assirent juste au bord de la fenêtre pour regarder le spectacle.
Ce spectacle de cette petite lune informe et négligeable. Au milieu de la salle
de contemplation se trouvait une fontaine holographique, personne ne s’en
approchait jamais, tout simplement parce que personne n’y prêtait jamais
réellement attention. Personne sauf Sara.
De
même, elle s’aperçut que Pandore ne fascinait dans l’immense salle, qu’elle et
les trois enfants.
Ce
jour-là, Sara recommença son examen du bras, sur le corps d’une femme de
trente-deux ans, frais, dont les yeux ouvert laissaient apercevoir l’incompréhension
et l’horreur ressenties, une seconde avant sa dysfonction, ce qu’appelaient les
humains de cette époque, la mort. Le Professeur restait dans son bureau, à
regarder sur son écran flottant des images absurdes sur une princesse moderne,
des centaines de gens criant et pleurant face à son cercueil exposé, lui jetant
des fleurs, comme s’ils disaient au revoir à une part importante d’eux-mêmes en
tant que groupe, que communauté. Le Professeur regarda sa montre à gousset,
qu’il avait récupéré sur un homme enlevé dans le dix-neuvième siècle de
l’humanité actuelle, puis jeta un œil sur son élève dans la salle, et vit, dans
la gestuelle de son corps, dans ce qu’elle dégageait de sa présence, une
assurance qu’il n’avait jamais remarquée auparavant. Il fronça les sourcils,
circonspect, éteignit son écran sur l’image d’une adolescente en sanglots, le
visage rougit par le chagrin et les larmes, se leva pour regarder de loin son
élève agir avec cette nouvelle confiance. Plus tard, il remarquera que Sara, si
hésitante et timide habituellement, avait parfaitement réussi. Ce fût donc à la
cinquième fois qu’elle parvint à passer cet examen de dissection, peut-être à
sa grande surprise, mais surtout à celle de son Professeur à qui elle fit un
sourire désenchanté, forcé, avant de partir se purifier, ce qui ne manqua pas
d’inquiéter le vieil homme. Il avait toujours saisi, aimé, et intégré, au plus
profond de lui, la fragilité de son élève. La voir réussir ne faisait
qu’exacerber cette fragilité qui était un trait indiscutable de sa
personnalité.
En
marchant dans le couloir de circulation C, qui l’emmenait vers l’annexe de
psychologie, Sara demanda au programme de rendre les murs translucides, de
sorte que l’espace puisse s’offrir à son regard. Les personnes autour d’elle la
regardèrent subitement, un peu effrayées. C’était devenu particulièrement rare
de demander au programme une telle chose dans un endroit public comme un grand
couloir de circulation et de dispersion. Saturne, dépassée, derrière à présent,
se présentait désormais à la droite de Sara qui marchait sereinement, Le Grand Jupiter,
ou Jupiter, comme ils l’appelaient sur Terre. Jupiter lui donnait en cet
instant de marche le sentiment qu’elle était heureuse, dans un contentement
d’elle-même simple, une plénitude sans écueil. Elle remarqua que c’était la
première fois qu’elle ressentait une telle chose depuis très longtemps.
Ce
qu’elle ne remarqua pas, c’est que plusieurs personnes dans ce couloir furent
saisies de malaises, puisque tout le monde ne supportait pas la vision du grand
espace noir et vide, encore moins des corps célestes gigantesques que la
planète artificielle était susceptible de croiser sur son parcours vers la
Terre.
Arrivée
dans la salle d’étude d’Elisa, elle remarqua plusieurs élèves qui regardaient
chacun des écrans holographiques avec ennui et qui battaient l’air de leurs
mains molles pour tourner les pages rapidement. Elle avança vers la place
d’Elsa, inoccupée, un message holographique flottant dans l’air adressé à son
intention « ne bouge pas, je reviens immédiatement ». Sara s’assit
sur le fauteuil d’Elsa, encore chaud, et Jan, assit juste derrière elle,
s’adressa à elle.
-
Elsamaekers va revenir, elle n’en a pas pour longtemps, dit-il.
Sara
fut immédiatement touchée par la beauté du jeune homme.
-
Je suis January, dit-il, mais tout le monde m’appelle Jan. Tu es
Sarasvatî ?
-
Sara, oui c’est moi. Personne ne m’appelle Sarasvatî, pas même le programme
lorsqu’il vérifie mon identité.
Le
jeune homme, blond et à la peau très pâle, contrairement à celle, olivâtre, et
foncée de Sara, fût surpris par sa remarque.
-
Tiens, c’est étrange, le programme dit toujours les prénoms complets. Bref,
Elsa m’a beaucoup parlé de toi et c’est un plaisir que de te rencontrer enfin.
Est-ce que ton prénom vient du fleuve sur Terre, la Sarasvatî ? Ou
vient-il de la déesse ?
-
Des deux je pense, répondit Sara, ressentant un peu de nostalgie. Je ne suis
pas très sûre. Mais ce doit être l’histoire de ce fleuve en premier lieu. Mon
père était Professeur en Histoire, et lors de sa jeunesse dans ses voyages
temporels, il est allé sur Terre, assécher ce fleuve, sur commande du programme.
Il me disait petite fille qu’il avait volé toute l’eau de cet endroit pour la
mettre dans ma réalisation…
Jan
acquiesça comme les gens gênés le font, face à une confession qu’ils n’avaient
pas envie d’entendre et qui ne les regardait pas. Heureusement, Elsa entra avec
trois bouteilles de protéines jaunes, ce qui cassa l’atmosphère éthérée et
embarrassante entre Jan et Sara. Le sourire d’Elsa était toujours radieux, et
parfois, Sara y puisait quelques forces, lorsqu’il lui en manquait.
-
J’ai réussi, dit Sara à son amie qui prenait un autre siège. Je l’ai passé et
je l’ai réussi.
Elsa
tout sourire, secoua une bouteille vivement, et la couleur jaune vira au rouge.
Puis elle la tendit à Sara, en lui disant qu’elle avait toujours su qu’elle
passerait l’épreuve un jour. Que ce n’était qu’une question de temps. Sara
pensa alors que tout n’était qu’une question de temps.
Allongée
sur son lit le soir, dans une bulle de plénitude inédite, elle demanda au
programme de créer une image sur son plafond, celle d’un océan prit en tempête.
Elle revit le Professeur plus tôt dans la journée, dans la salle aux humains
dénudés et terrifiés, choisir cette femme qu’elle allait disséquer pour ses
études. Le Professeur demanda aux gardes de prendre la femme qui pleurait, et
qui suppliait dans une langue inconnue. D’autres priaient, d’autres demandaient
où ils se trouvaient, confus comme des chevaux à l’abattoir, sentant leur
dysfonction proche. Sara vit les gardiens, d’un coup de pince, électrifier la
tête de cette femme, et l’incompréhension, l’horreur de cet instant, qui resta
gravé dans ses yeux de morte, grands ouverts lui retourna le cœur. C’est alors
qu’elle sourit, constatant avec soulagement qu’il n’était pas aussi vide
qu’elle le pensait.
C’est
en fermant ses propres yeux qu’elle comprit, à nouveau qu’elle allait revoir le
monstre du rêve passé, qui ne l’avait jamais vraiment quittée une fois
éveillée. Ce dernier, son corps d’homme sur lequel la tête d’un loup avait été
grossièrement cousue, rampait sur le sol dévasté par ce qui ressemblait au
passage d’une destruction, destruction causée par une guerre quelconque, une
guerre de plus, et reniflait le cadavre momifié d’une fillette près d’une
fontaine. Sara se rendit soudainement compte qu’elle se trouvait à nouveau au
même endroit que dans le rêve précédent, mais devant la gare. La gare qui se
remplissait d’eau, l’eau qui contenait des anguilles électriques de toutes les
couleurs de l’arc-en-ciel, comme les humains aimaient les nommer.
Elle
vit l’homme à tête de loup arracher avec le bout de ses doigts noirs les globes
oculaires encore humides et sanglants du cadavre de la fillette. Pour lui faire
peur, il les lui montra en grognant, comme deux petites billes luisantes
ensanglantées, et les mis ensuite dans ses propres orbites vides. C’est là
qu’elle remarqua comme au ralenti que Jupiter envahissait le ciel, comme si la
Terre était devenue l’une de ses Lunes. Elle fût violemment projetée à Terre à
cet instant, par l’homme à la tête de loup. C’est là qu’elle vit que sa tête
avait été grossièrement cousue sur le corps d’un homme. Il grogna à son
attention, et elle vit dans ses yeux, les deux billes incandescentes et
injectées de sang, le regard terrifiée d’une fillette. Le monstre lui lécha
lentement la joue, avant de la mordre au cou, lui arrachant un morceau, le sang
giclant tout autour en abondance, ce qui provoqua son réveil, d’un bond en
dehors de son lit, tombant par terre, se cognant la tête. Elle prit sa gorge
comme pour arrêter le saignement mais il n’y avait pas de saignement, pas de
morsure. Pas de blessure. Elle regarda son plafond et demanda avec défi au
programme, qui était toujours là, à l’écoute, et sur toutes les parois de ce
vaisseau-Terre, de lui afficher le Grand Jupiter, et son Grand Œil, que les
humains appelaient la grande tache rouge.
Ce
jour-là, Sara outrepassant des règles de sécurité, ayant dérobée facilement un
passe à un ouvrier un peu trop illuminé par la beauté de ses yeux noirs, pu
facilement atteindre les modules de transportation. Le programme n’avait jamais
eu à faire avec un individu outrepassant ses droits, il n’avait donc jamais
tenté de mettre en œuvre ses directives implantées depuis des centaines
d’années, par des générations précédentes aujourd’hui trop âgées, et toutes
regroupées au centre de la planète dans des espaces médicalisés qui relevaient
de la légende urbaine. Ces engins de transportation se trouvaient au plus près
de la surface de la planète artificielle et c’était eux qui allaient explorer
la Terre, et parfois, y prélever certains individus pour études. La race
humaine sur cette Terre artificielle en mouvement, avait subi elle-même les
mêmes conditions jadis par une autre race du même type humanoïde. Cela se
passait ainsi depuis toujours dans les moindres recoins de l’univers et Sara
comme les autres, l’avait appris enfant dans son étude sur ce qu’était la
réalité et la vie. Tout ceci ne lui avait jamais posé de problème dans le fond,
jusqu’à présent. Jusqu’à ses rêves, qu’elle était
persuadée, étaient un présage. Un mauvais présage.
Les
immenses vaisseaux de toutes tailles, formes et propulsions, étaient alignés,
proprement et avec méthode, et des ouvriers habillés de blanc vaquaient entre
eux, parfois en lévitant, testant certains équipements. Prenant des notes
holographiques. Sara ne sachant pas piloter un engin, elle devait se contenter
de voler une capsule d’urgence programmable. Elle tapa son code de réservation,
ainsi que son passe volé et le programme écrivit sur son écran
holographique : « bon voyage Sara ». Alors que la porte de
l’engin s’ouvrit, elle prit la peine, vexée, de préciser au programme que son véritable
prénom était Sarasvatî et qu’il s’était trompé tout au long de ses études et de
sa vie. Le programme répliqua qu’il n’avait jamais commis d’erreur avec
personne, l’erreur lui étant un écueil impossible.
Sur
tous les écrans de la planète entière, une alerte demanda à tous les habitants
de regagner leurs chambres sans attendre. Elsa se réfugia dans celle de Jan, et
sur les murs, l’alerte diffusa le message qu’une capsule avait été utilisée par
un membre non autorisé du programme de transportation, avec un passe dérobé. La
capsule filait dans l’espace noir, silencieusement, du point de vue de Jan
& d’Elsa qui s’assit sur sa banquette à côté de lui. Elle comprit tout de
suite ce qui était en train de se produire sur l’écran et mis sa main sur sa
bouche, comme pour étouffer sa détresse sur le point de parler. Les larmes
montèrent dans ses yeux, et une sensation étrange d’acceptation vint se
mélanger à la vague d’effroi et de tristesse. Elsa avait peur pour Sara. Très
peur.
Sur
Terre, quelque part près d’une gare, un couple marchait tranquillement, le père
tenant la main de sa fillette blonde par la main. Il faisait beau, grand
soleil. Un festival de musique annonçait 2014 sur une immense banderole sur un
panneau publicitaire plus haut. Une fontaine se trouvait devant la gare, et la
mère portait un sac noir, qui signifiait peut-être qu’elle était sur le point
de s’absenter pour un voyage de courte durée. Le sac était trop petit pour
contenir beaucoup d’affaires. En apparence, ils semblaient heureux, tandis que
la capsule de Sara poursuivait au même moment sa chute silencieuse vers le
Grand Jupiter. Le module lancée à sa poursuite, calcula à l’instant qu’il ne
serait pas capable de l’arrêter. Elsa pleurait calmement devant les écrans de
contrôle en voyant le point lumineux foncer vers sa fin, comme une étoile
filante. Jan mis son bras autour de ses épaules, et caressa son dos lentement,
avec tendresse. En réalité, il ne savait absolument pas comment réagir face à
la situation et se demanda s’il agissait correctement avec Elisa.
Sarasvatî
dans la capsule explosa de rire, en réalisant ce qu’elle était en train de
faire, et qui n’avait jamais été fait depuis très longtemps, dans l’histoire de
sa race humaine. Sur Terre, elle savait que cela se faisait tous les jours. Et
que cela s’appelait suicide. Mais ce concept, pour elle, de partager cette
chose avec les humains, de la réaliser, au mépris de la culture de sa race
propre, lui donna envie de rire. Ce rire passa quand Jupiter et ses terribles
ouragans devenaient une réalité plus tangible. Là, elle pensa alors qu’il était
temps de faire la paix avec elle-même. Elle crut voir à travers son hublot un
arc-en-ciel dans le vide noir de l’espace.
La
gare avait un dôme. La fillette vit des pigeons se poser dessus, et l’homme,
son père, elle le vit, se retenait de pleurer. La femme, sa mère, allait
partir, prendre le train, pour des vacances. Mais ce n’était pas la vérité et
la fillette essayait de cacher à ses parents le fait qu’elle était parfaitement
consciente qu’ils lui avaient menti aussi.
Des
larmes, de joie peut-être, coulaient sur le visage de Sarasvatî. Comme si la
bête, l’homme à tête de loup, était allongé à côté elle. Avec ses yeux de
petite fille, son apparence grotesque et horrible n’en était que davantage accentuée.
Mais Sarasvatî n’avait pas peur de lui désormais. Il ne grognait pas,
n’essayait pas de l’effrayer. Il attendait juste. Cette vision disparût
quelques secondes plus tard. Les rêves, se dit Sarasvatî, repartent toujours
vers l’endroit qui les a vus naître. Elle se demanda si elle allait elle aussi
dans cet endroit, en imaginant percuter le noyau du Grand Jupiter, et y faire
jaillir de l’eau, une rivière. En réparation du fleuve volé sur Terre par son
père. Qui lui avait donné le nom de son œuvre.
Le
Professeur remercia les gardiens pour avoir amené le cadavre d’une petite fille,
tout juste posé sur sa table de travail. Tous les élèves regardaient sur les
écrans l’alerte, ainsi que le module qui tentait désespérément de rattraper la
capsule de Sarasvatî. Le Professeur s’aperçu alors qu’il était triste, un
sentiment qu’il n’avait pas ressenti depuis très longtemps, depuis sa jeunesse
en fait. Il prit son instrument qui ressemblait à une longue lame bleutée au
bout cassé et remarqua que sa main tremblait. Il tenait l’instrument beaucoup
trop fort.
C’étaient
bien des larmes de joie qui coulaient sur les joues de Sarasvatî, alors qu’elle
fermait les yeux une dernière fois. Son souffle retenu, se préparant à une
éventuelle douleur, elle explosa son corps et sa capsule sans bruit en pleine
course, laissant une trace dans le vide, comme un trait de fumée blanc,
poursuivant sa course dans l’œil du Grand Jupiter. De petits débris étincelants
s’éparpillaient dans tous les sens dans l’espace.
La
petite fille sur Terre, au même moment, jeta une pièce de monnaie, deux
centimes peut-être, dans la fontaine, faisant un vœu. Le fond de la fontaine
était recouvert de vœux scintillants, même si pour la plupart ils étaient
cuivrés, et verdâtres parce que vieux, dépassés voire irréalisés. Sa mère partit
prendre son train après l’avoir tendrement embrassée et beaucoup d’oiseaux,
difficile de voir leur genre à cause du soleil, peut-être des colombes, ou des
corbeaux, s’envolent du dôme au moment où son père la prend dans ses bras.
Les
yeux humides et rouges, Elsa souriait tristement en regardant l’écran, voyant
le module s’arrêter, se retourner et repartir immédiatement puisqu’il n’y avait
plus de capsule à sauver. Il n’y avait qu’un trait de fumée, une flèche qui
menaçait un ouragan.
Le
Professeur demanda à ses élèves de retourner à leurs postes et exercices. Des
corps humains dénudés sur les tables les attendaient tous. Des hommes, des
femmes, des enfants, de tous les âges, de tous les types. Certains étaient déjà
ouverts. Cousus, recousus. Le Professeur sentit une larme couler de son œil droit
le long de sa joue, c’était une larme incontrôlée, et de colère contenue, avec
sa lame bleutée et volontairement cassée au bout, il décapita violemment et grossièrement
le cadavre de la petite fille. La coupure était bien trop près de la mandibule,
il avait manqué de peu de couper le bout du menton. Il remarqua alors à quel
point ce geste de colère était honteux et le dégradait profondément à son
propre regard. Tous les élèves relevèrent la tête et le regardèrent avec
interrogation et crainte. Il prit délicatement la tête de l’enfant qui avait
les yeux clos, et la posa près de l’écran translucide, dans un bol en
céramique. Dans l’écran translucide, le programme avait déjà effacé Sarasvatî
de toutes les listes de notes et de comptes rendus, y compris ceux de ses
propres exercices.
Le
Professeur, d’une voix posée mais éteinte, demanda au programme de choisir une
belle image colorée. Comme pour honorer son élève, qui venait de commettre
quelque chose de honteux, elle aussi. C’est alors que dans l’écran translucide,
près de la tête fraîchement coupée de la fillette dans le bol, de toutes les
images holographiques qui défilaient, le programme arrêta finalement son choix
sur un arc-en-ciel.
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