jeudi 14 février 2013

Homo Homini Lupus [Nosfé]

     Homo Homini Lupus.
       Plaute (Asinaria, II, 4, 88)

Dans son esprit d'enfant, c'était une « grande », mais elle ne devait pas avoir plus de 12 ou 13 ans. Son corps nu, à peine formé, recroquevillé sous les branches basses d'un sapin. Elle grelottait, tant de peur que de froid.
Une fine couche de neige uniformisait la forêt de blanc, faisant ressortir les traces de lutte et toute une constellation de taches vermeilles parcourant le lieu. La fille relevait la tête vers eux, ses cheveux en bataille découvrant un regard fou, aux bornes de la frayeur et de la rage. Du sang barbouillait son visage.
« Bon sang, c'est rien qu'une gamine. Grégoire... »
« C'est une louve. » grogna Grégoire pour toute réponse.
Alors, tels deux colosses de son point de vue d'enfant, pris dans un fracas de ferrailles et de grincements de cuir, les deux hommes s'affrontèrent, se firent face, chacun retenant le bras de l'autre, retenant l'arme de l'autre. Ils parlèrent, soufflant et grognant leur arguments plus qu'autre chose. Lui n'en saisissait que des brides, ses yeux et son esprit ne parvenant pas à se défaire de la jeune fille. De ce corps nu et rose, pudiquement replié sur lui-même, de ces yeux bleus qui allaient et venaient, de lui aux hommes se battant, de ce sang qui maculait, qui souillait l'innocence de ce lieu, de cet être.
Derrière lui, Maître Jean fit par repousser son adversaire et conclure la dispute:
« D'accord, mais pas devant le gamin. »
Alors, grandissant à ses yeux, Maître Jean s'approcha et, lui saisissant le bras dans un claquement de cape, lui souffla un « Viens » et le détourna du sapin, du sang et de la fille.
Dans leur dos, un sanglot, un cliquetis métallique se mêlant à un grincement de sangle et de bois sec, et le claquement froid de l'arbalète de Grégoire.

« Le vieux Enzio pourra nous raconter ce qu'il veut, mais pour moi, il n'y a nul loup là-dedans. »
Du pays d'Oc où il avait vu le jour, Tibère avait gardé son accent dur et roulant comme une grève de galets, et un goût prononcé pour la ripaille.
C'était lui qui avait voulu s'attarder dans cette auberge, lui qui avait commandé deux ales qu'une matrone leur avait présenté dans des choppes en grès. De la bière, pour deux garçons de douze ans... Tibère avait payé avec quelque écus, dénichés on ne sait où. Le luxe de quelques sous dans une bourse était chose rare chez des vagabonds comme eux...
« Non, pour moi, nul loup là-dedans » avait repris Tibère. La ale était forte, grasse, chargée d'alcool. C'était la première fois qu'il en buvait, et s’il regrettait la forte amertume, les arômes de miel et de noix le séduisirent. Et l'alcool lui montait déjà à la tête.
« Quoi alors, s’il ne s'agit pas de loups ou d'hommes-loups ? » demanda-t-il.
Tibère finit sa chope en quelques gorgées et, s'étant soulagé d'un rot retentissant, vissa son regard dans le sien.
« Laisse-moi te conter mon histoire : lorsque je n'étais qu'un bambin, il y avait eu un été très chaud, très sec. Pas la moindre goutte de pluie des semaines durant, et on ne tirait plus du fond des puits que de la vase. Un orage finit par gronder, et la foudre de tomber sur le maquis asséché qui entourait le hameau où vivait mes parents. Il y eut un incendie, et la pluie de l'orage, violente, finit par noyer les flammes. Le lendemain, des hommes du village qui étaient sortis dans la forêt calcinée revinrent avec le corps d'un ours que le feu avait surpris. Les flammes avaient dévoré son pelage, il avait été comme... rôti par l'incendie. »
Il pouffa. « Vas-tu me dire que tu as mangé de la viande d'ours ? » Tibère ne releva pas la plaisanterie, et conserva la moue sérieuse qui avait depuis le début de son récit et qu'il ne lui connaissait guère.
« Non, grimaça Tibère, et que Dieu m'en garde. Parce que cet ours, nu comme il l'était, on aurait dit un homme. Un homme de six pieds de haut, aux membres torves, avec des mains griffus et un museau de chien, mais un bon Dieu d'homme ! »
« Alors pour toi, il s'agit d'hommes-ours ? » Tout en la prononçant, l'expression lui semblait bizarre, absurde.
« Oui. Ou d'ours prenant forme humaine pour revenir à leur nature première, à la lueur de la lune. »
Les deux garçons ne donnèrent guère de suite à cette discussion.
Ils attendirent la nuit pour sortir de la taverne; ils suivirent un homme chauve, gras à lard, qui, visiblement saoûl, tituba depuis l'estaminet jusqu’à la forêt tout en se déshabillant, pour finalement tomber à quatre pattes, hurler et se convulser, et se transformer en un loup-ours gris et massif. Ils n'osèrent l'attaquer à eux deux, et rejoignirent la troupe qui avait trouvé refuge dans une ruine, chaos de pierres taillées perdu en plein cœur de la forêt.

Il avait huit ou neuf ans. Il était alors le plus jeune de la troupe, et celui qu'Enzio impressionnait le plus. Enzio. Sa haute taille était amplifié encore par sa maigreur, la finesse du moindre de ses traits, du moindre de ses gestes. Malgré l'âge qui creusait ses joues et blanchissait sa barbe, malgré les sempiternelles frusques usées qui constituaient ses seuls habits, le vieil Enzio gardait dans ses mouvements toute la souplesse, l'élégance, la grâce de l'épéiste de haute lignée qu'il avait été. Et si les ans et les privations avaient émoussé son endurance, sa prestance et ses réflexes n'étaient jamais pris en défaut. Aussi lorsqu'il faisait école, il astreignait les garçonnets à une attention de tous les instants. Faute de quoi, vif, il surprenait le fauteur de trouble ou le dormeur, et le cinglait d'une remontrance ou d'un coup de trique. Il le craignait pour ça.
« Le Dieu que le peuple prie, le Dieu dont se réclament les rois, haranguait Enzio ce jour-là, ce Dieu unique n'est qu'une superstition de plus. D'autres divinités ont été adorées avant lui, d'autres le seront après. »
A ces mots, machinalement, un des garçons, un petit blond qui conservait, malgré la famine, un embonpoint marqué, fit son signe de croix, provoquant l'ire d'Enzio.
« Voyez ! Voyez comment cet imbécile est encore farci de ces superstitions ! » cria-t-il avant de se pencher sur le jeune homme. « Qu'est-ce porter ta main tour à tour sur ton front, ta bedaine et tes épaules change à ce que tu entends ou vois ? De quoi est-ce que cela te protège ? De quoi as-tu seulement peur ? »
Le garçon restait interdit, surpris par la vive réaction du vieil homme.
« La peur... reprit-il. Voilà bien la raison d'être des dieux, la raison pour laquelle on donne quelque pouvoir à leurs représentants sur terre. Une peur irraisonnée et un refuge illusoire face à des dangers autrement réels... »
Enzio fit une pause, s'asseyant sur une bûche de bouleau. Ils tenaient classe dans une clairière, une trouée herbue au milieu d'un tapis de feuilles jaunies hérissé de troncs blancs gris. Les hommes du groupe était à l'écart, Maître Jean était partit chasser, d'autres entretenant leurs armes, coupant du bois ou s'occupant d'un de leurs rares chevaux. Lui était assis parmi les autres enfants, juste une poignée de garçon débraillés, tous plus grands que lui, tous au sein du groupe depuis plus longtemps.
« Les hommes-loups, reprit Enzio. Voilà une menace réelle, concrète; un combat auquel nous nous vouons. Parce que nous, simples vagabonds que nous sommes, constituons le seul recours face à ces créatures ! Parce que quel recours offre ce clergé si riche et si révéré face à cette menace ? »
Les garçons ne répondirent pas, plus simplement effrayés que méconnaissant la réponse. Le discours d'Enzio, les hommes le connaissait, et chacun en avait déjà entendu ne serait-ce que l'idée.
Seul le blond rondouillard surmonta sa peur:
« On devient homme-loup... quand on est envoûté par une sorcière... »
« Ah ! Et qu'est-ce qu'une sorcière ? Qu'est-ce que succomber à un envoûtement ? questionna Enzio. Les femmes que la malveillance, la méfiance naturelle que l’Église a inculquée aux hommes, leur fait désigner comme sorcières ne sont-elles pas des femmes normales, des épouses, des mères pareilles à toutes autres ? Non, il n'y a nulle sorcière, nul envoûtement surnaturel vous transformant comme cela en loup. Le but de l’Église, en propageant cette idée, n'est que d'entretenir la peur et la méfiance. Et de nous vendre pour seul recours à ces envoûtements que la prière, et à ces créatures que des brassés de crucifix et d'eau bénite. Recours bien inefficaces... »
La suite s'effaçait sitôt apparue dans son esprit. Il en connaissait la teneur, le contenu, mais plus les détails. Enzio leur parlait d'anciens dieux, d'anciens mondes. De légendes... De deux frères orphelins, fondant une grande nation, nation où Enzio naquit, bien des siècles plus tard. Deux frères, élevés par une louve. Et la mort de l'un d'eux, un fratricide, entraînant la vengeance de sa progéniture incestueuse; des enfants de cette louve qui l'avait élevé, allaité, et qu'il avait aimée. Une engeance sauvage qui avait survécu au frère assassin et à sa nation, et qu'eux devaient, à leur tour, combattre...

Le cri de Tibère déchira la rumeur nocturne des gouttes qui tombaient, et redoublait, résonnait, partout et nulle part à la fois, avant de s'étouffer en un râle lointain.
Maître Jean courait déjà, l'épée au poing, dans les flottements de sa pèlerine, le cuir raide de ses bottes s'enfonçant profondément dans l'humus de cette forêt décharnée, trempée par cette pluie qui n'avait cessé depuis des jours. Il était dans son sillage, le visage constellé des brindilles que les pas du maître projetaient jusqu'à lui, peinant à suivre cet homme puissant, pris dans le feutre grossier humide qui lui fouettait les joues. Ses vêtements alourdis d'eau ne le protégeaient plus guère ni du froid, ni de la pluie, et engourdissaient ses mouvements comme une gangue de vase.
« Un loup ? » parvint-il à articuler, à bout de souffle.
« Ou un homme-loup, corrigea maître Jean, la voix autrement moins marquée par l'effort en cours. À  moins que ce goinfre de Tibère se soit sentit l'idée de découper son jambon à même un sanglier vivant. »
Un coup de tonnerre fit trembler la forêt, surprenant même le maître. A contretemps, il comprit les mots que celui-ci murmura aussi tôt après: « Eugène. L'arquebuse. »
Dans son esprit se matérialisa alors l'image de cet homme large à la barbe grise et à la face zébrée d'une large cicatrice, de la moitié de côte de maille qu'il portait lors de leurs sorties nocturnes, de l'odeur de souffre et de métal brûlé de cette arme qu'il était le seul à manier, qu'il avait adapté à sa convenance; son odeur.
Il perdit pied dans un matelas de feuilles mortes, au bas d'un chaos rocheux, et laissa échapper un cri. Maître Jean se retourna, revint vers lui en un saut et, l'attrapant par le bras, le remis debout. Il voulut bafouiller des excuses, le remercier, que déjà le spadassin lui faisait signe de garder le silence, les yeux rivés vers le chaos rocheux les surplombant. Sans un bruit, avec une souplesse de bête fauve, il grimpa, passant d'un rocher moussu à l'autre, l'invitant à le suivre, à l'accompagner dans cette partie d'escalade.
Ils débouchèrent derrière ces premiers rochers, en dévoilant d'autres plus loin encore, et un petit plateau où les grises pierres oblongues se perdaient sous la terre.
Alors, allongé aux côtés de Maître Jean contre un roc plat et incliné, à l'affût, il les vit.
Ils se tournaient autour, babines retroussés, oreilles basses et échines hérissées, grognant, trépignant. Ils se jaugeaient,  les yeux dans les yeux, pupille contre pupille, tournant toujours, comme une danse. Une danse nuptiale.
Deux loups gris, monstrueux, à la fois hauts et difformes, aux pattes tordues, dépourvus de queues, et comiquement affublés de lambeaux de vêtements humains. Le plus gros avait la patte prise dans une chaussette déchirée qui lui faisait une guêtre mal placée, et une sangle de cuir qui pendait à son épaule; l'autre portait à la taille un semblant de robe, déchiquetée et souillée de terre et de sang.
Ils avaient le poil noir et sale, trempé de pluie.
Ce loup, cette femme-louve, interrompit soudain sa ronde, faisant face aux deux observateurs, mais ignorant leur présence, cachant cette fois ses crocs. L'autre tourna encore, puis se planta derrière elle, lui reniflant la croupe, puis, lentement, maladroitement, il lui grimpa dessus, sa verge écarlate tendue, disparaissant sous lui. Elle l'avait accepté, et il était maintenant en elle, titubant ridiculement sur la pointe de ses pattes arrières, grognant à chaque coup de rein et mordillant l'encolure de sa femelle.
Comme de vulgaires voyeurs, les deux hommes observèrent l'accouplement des deux créatures, de ces deux humains que leur forme de loups monstrueux avait rapprochés. Que cet instinct bestial qui reprenait aléatoirement le dessus sur eux, une fois la nuit venue, avait poussé à s'accoupler.
« Allons-y, j'en ai assez vu » murmura maître Jean, redescendant déjà le long de la paroi de granit.
De retour sur le sol moussu, il peinait à suivre le rythme de son maître qui avait repris sa route au pas de course.
« On... on n’entend plus Tibère. Ni l'arquebuse » souffla-t-il en trottant.
« Au diable Tibère, il est mort. Ce qui nous a été donné à voir est autrement plus grave » répondit froidement maître Jean. Il en restait interloqué.
« Comment ça ? »
Maître Jean revint vers lui. « Les loups, les vrais loups, pour se constituer en meute, ont besoin d'un mâle dominant. Un chef de meute, qu'ils choisissent à force de confrontations entre les mâles, et qui s'affirme, et assoit son statut de dominant en s'accouplant avec les femelles. Il y a de plus en plus d'hommes-loups ici, dans ces bois où nous sommes, et j'en connais maintenant la raison: Ils se cherchaient un chef, et ils viennent de le trouver. Ils vont se réunir, encore plus nombreux, se reproduire, et se constituer en meute. »

Les silhouettes trapues d'une poignée de bâtisses se découpaient dans le crépuscule. Des fermettes et des corps de fermes, des granges, de petits potagers et des basses-cours, serrés, les uns sur les autres, comme pour se tenir chaud. Des cheminées qui fumaient, un peu de vie et l'agitation d'un chien qui aboyait, aux abords d'un bois et d'une prairie dont la monotonie n'était troublée que par un chemin de terre. Il trottait, un bâton à la main, tapant du pied dans les cailloux, ne se souciant pas encore de cette nuit qui tombait, et des remontrances de son père, déjà loin devant lui.
Il avait tout juste six ans, il se souvenait de ça.
La ferme de ses parents était un peu à l'écart, plus menue et basse encore que les autres. La douce chaleur du foyer et les effluves de chou les accueillirent quand son père ouvrit la porte. Sa mère les salua tendrement, ressuyant sans cesse ses mains dans son tablier. Son grand frère, parti chercher du bois, n'était pas encore rentré. Ses poussés de fièvre de la nuit précédente s'étaient un peu apaisées, mais il n'avait toujours rien avalé, et avait de lui-même demandé à sortir, pour respirer.
La nuit tombait, l'obscurité gagnait les environs. Ils s'inquiétèrent de ne pas voir revenir son aîné, sa mère sortit sur le pas de la porte, l'appeler. En vain.
Ils commencèrent à manger, en silence. Son père sortit à son tour, un morceau de bougie à la main, tourna autour de la maison, appelant. Henry ne revenait pas.
Ils veillèrent après le repas, de longues minutes, priant.
Et puis soudain, de l'autre côté du mur de torchis, les bêlements effrayés des quelques moutons qu'ils élevaient, les bruits de leurs piétinements paniqués, de leurs ruades dans ce petit espace de rondins alignés qui formait leur bergerie. Un bêlement plus fort que les autres, lui sembla-t-il, s'étouffa en un grognement agonique. Et puis un autre grognement, plus animal encore, comme un feulement. Les bêlement s'interrompirent, disparurent. Il comprit que l'enclos avait été ouvert ou éventré, et qu'il y avait plus là, de l'autre côté du mur, qu'une brebis morte et un prédateur la dévorant.
« Un loup ? » murmura-t-il, apeuré, en direction de son père.
« Peut-être » répondit celui-ci, dissimulant mal sa propre frayeur. S'armant d'une torche piochée dans le foyer et d'une pique de bois, le chef de famille sortit.
Sa mère lui ordonna alors de se réfugier dans son lit, de se cacher sous les draps. Au surplus, il ferma les yeux, aussi fort qu'il le pouvait, et fourra sa tête sous un oreiller de foin, se bouchant les oreilles, s'isolant du monde autant que possible. Malgré tout, il entendit résonner au dehors les cris de son père, les chocs de chairs et d'os heurtant le sol ou le mur, il entendit le bruit clair de la pique qui tombait, celui plus sourd d'un corps, et il entendit se planter les crocs.
Il entendit les grognements bestiaux, les pas lourds mais assurés qui faisait le tour la maison. Il entendit le fracas de la marmite qui tombait dans le foyer, la respiration haletante et gonflée de sanglots de sa mère. Et son cri quand la bête, dans un nouveau grognement, fondit sur elle. Alors, de nouveau, les bruits de corps qui tombaient, de chairs qu'on déchirait.
Et de nouveaux bruits de pas. Des pas humains, lourds, denses. Un claquement métallique, un sifflement, et le feulement de la bête, encore. Un nouveau fracas, la créature qui hurle, le hurlement qu'on donnerait à un dragon. Et à nouveau, ce même claquement, suivi du même sifflement.
La voix d'un inconnu, murmurant des mots qu'il ne comprit pas, et le chuintement d'une épée qu'on dégaine. L'homme poussa un cri de rage, et le bruit de ses pas, rapides, qui se précipitaient sur la bête. L'épée qui tranchait, les grognements de la bête qui se faisaient plus doux, plus lamentables. Sa respiration, plus sourde, qui s'évanouissait.
L'inconnu s'approcha du lit, s'arrêta. Les draps se soulevèrent et, barbouillé du sang de la bête, l'épée encore en main, maître Jean lui demanda, doucement, d'ouvrir les yeux, de sortir du lit, et de venir avec lui.

Le roulis le fit s'éveiller, une nausée naissante dans l'estomac. On lui avait ligoté les jambes, contre la panse du cheval, pour éviter que, dans sa torpeur, il ne tombât.
Le rythme lancinant des pas, le bruits des sabots sur la voie de pierres, tout l'invitait à un nouveau vertige. Sa fièvre le tenaillait toujours.
Dans le balancement, il parcourut les lieux du regard. Un épais brouillard couvrait les champs et la route, et hormis la silhouette d'un char à bœuf, là-bas devant, il n'y avait que maître Jean pour l'accompagner. À pieds, à ses côtés, le haut homme marchait, la capuche de sa pèlerine relevée, l'arbalète en bandoulière et l'épée claquant avec régularité contre sa cuisse. Il gémit, l'appela, et maître Jean tourna la tête vers lui.  
« Ca va ? » demanda-t-il.
Il grogna, pour toute réponse. Au-delà de la fièvre, un vrai trouble l'habitait. Qu'avait-il ? Pourquoi se sentait-il si mal ? Pourquoi étaient-ils seuls, sur la route, maître Jean et lui ? Où était le reste du groupe ? Où était le vieil Enzio, Grégoire, Eugène l'arquebusier, Maître Charles, François ?
Comme lisant dans ces pensées, maître Jean commença à parler:
« Te souviens-tu du jour où je t'ai recueilli ? Te souviens-tu de l'homme-loup qui vous avait attaqué, qui avait emporté ton père et ta mère ? »
Il s'étonna que maître Jean évoquât ce moment précis qu'il venait de le revivre en songe.
« Et il avait emporté mon frère » précisa-t-il, s'étonnant aussitôt de la faiblesse de sa voix.
« Ton frère... ton grand frère, hein ? fit maître Jean. Il était fiévreux, ce jour-là, non ? Fiévreux comme tu l'es en ce moment ? »
Il ne répondit rien. Il ne se souvenait pas avoir évoqué plus largement son histoire avec ce vagabond qu'il appelait maître, ce mercenaire, ce père adoptif. Son sauveur... Sa fièvre s'amplifia soudain, lui enserrant la poitrine.
« Te souviens-tu ce qu'Enzio disait concernant les hommes-loups ? Sur comment ils se transformaient ? Quand ils transformaient ? »
La voix éraillée et énergique du vieil homme résonna dans son esprit, rappelant les croyances liés à la lune et à son influence. Et la relation entre le premier sang des filles devenant femmes et la soif qui réveillait les loups cachés en les hommes. Ce qu'Enzio disait ne restait pas toujours clair en son esprit...
« Le loup qui vous avait attaqués ce soir-là, qui a dévoré vos bêtes, qui a tué ton père et ta mère, c'était ton frère. » Maître Jean avait dit cela calmement, simplement. Le trouble qui en découlait n'en était pas moindre pour lui.
« Il était déjà sorti, la nuit précédente, continua Jean, de dedans sa pèlerine. Sa première sortie, en tant que loup ; je l'ai vu à son comportement. Il était désorienté, trébuchait, mal habitué à ce nouveau corps. J'avais décidé de le surveiller, de le traquer, toute cette nuit et la suivante, et encore après si il le fallait. Instinctivement, il était revenu vers votre ferme, et j'ai dû intervenir... »
Sans qu'il ne s'en rendît compte, des larmes montèrent à ses yeux. Ses tripes se nouaient, mais la fièvre n'y était pour rien. Maître Jean parlait encore.
« Je n'avais aucune certitude, je ne savais pas si il s'agissait de ton frère ou de quiconque en particulier. Ce n'est que ces derniers jours, en te voyant malade, que j'ai compris. »
Il pleurnichait, reniflait. L'homme qui l'avait sauvé de la bête qui avait été son frère marchait, silencieux. Maître Jean n'avait jamais eu la parole facile, il prenait son temps, pesait ses mots :
« Tu rentres dans le même âge que ton défunt frère. Un âge où tu deviens homme, où tout change. Un âge où tu te révèles. Je crois... Je ne sais pas quel crédit apporter aux histoires du vieil Enzio, mais les descendants de Rémus, les hommes-loups... sont toujours dans les mêmes familles. Tous ne se transforment pas, au sein d'une même fratrie, certains sont épargnés; parfois, le mal peut sauter des générations, sembler disparaître pour mieux renaître un beau jour. Mais tes fièvres ne trompent pas. Ce n'est qu'un signe avant-coureur. Tu seras encore malade, fiévreux, nauséeux, des journées durant. Les nuits, tu auras des délires, des hallucinations... Et tu te transformeras. Fatalement. »
Aux paroles de maître Jean, il se souvint de ce cauchemar qu'il avait fait, un jour. D'une fille de son âge, rencontrée dans un village où ils avaient fait halte. Une fille dont il était tombé secrètement amoureux.
Mathilde était face à lui, dans ce rêve, dans cette même forêt immaculée de neige que la jeune fille nue, près du même sapin. Mathilde pleurait, des larmes écarlates qui laissaient un sillon de sang sur ses pommettes roses. Elle pleurait, le suppliait, tendant vers lui une main blanche qui se mettait à tourner sur elle-même, se déformant dans un craquement de tendons et d'os. Elle faisait un pas vers lui, puis un deuxième, et ses pas tordaient à leur tour ses genoux, ses pieds nus délicats sur le tapis blanc; les déboîtaient, inversant l'articulation, la faisait sursauter de douleur, faisait redoubler ses larmes de sang. Les larmes coulaient, imbibaient sa robe, rougissaient le tissu, et le tissu tombait, et il n'y avait plus qu'un loup, immense et noir comme la nuit, qui lui faisait face.
Un loup qui avait les yeux noisettes de Mathilde.
Mais Mathilde n'était pas une femme-louve. Après qu'ils aient traqués, sans trêve aucune, à travers toute la région, ces hommes-loups qui s'était constitués en meute, il l'avait revue, plus vivante et belle que jamais. Elle n’était pas louve.
Et lui, durant ces nuits de chasses, se sentait déjà mal, affaibli, fiévreux.
Elle n'était pas louve ; lui l'était.
Voilà pourquoi maître Jean l'avait emmené. Pourquoi ils ne pouvaient pas rester au sein du groupe. Ces vagabonds qu'ils étaient, qui, sous l'impulsion d'Enzio, avaient pris les armes pour combattre les hommes-loups, s'étaient donnés cette mission, ce sacerdoce. Aidant, sauvant les victimes, recueillant et formant les garçons qui pouvaient l'être, pour qu'ils combattent les loups, à leur tour.
Des louvetiers occultes, sa seule vie, sa seule famille.
Ses ennemis mortels.

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