mercredi 19 décembre 2012

Découverte des trépassés [Udéka]





         Jeanne regardait la télévision avec assiduité. Son père n'appréciait pas cette activité, mais lui laissait ce loisir. L'un des rares qu'il lui était permis. Il savait qu'elle se focalisait sur cette machine irritante dès qu'il avait le dos tourné. La jeunesse... Donatien entra dans le salon pour vérifier si tout allait bien. Elle était comme hypnotisée par un feuilleton. Il mordit sa lèvre inférieure quand il remarqua que monsieur Accadis somnolait sur son fauteuil, seulement revêtu d'un caleçon, non loin d'elle. 
Donatien embrassa le front de son enfant, une ravissante blonde svelte de seize ans, habillée d'une robe d'été hors saison. Elle fit mine de l'ignorer.
Le « Pater Familias » observa Accadis avec désappointement.
— Notre ami se laisse aller.
— Il est chez lui, Père. Il me dérange seulement quand il ronfle... ou lorsqu'il change de chaine pendant que je regarde mon émission.
Surprise par un rebondissement, Jeanne prononça un mot péjoratif à l'encontre d'une avocate véreuse qui mentait. Elle fixait l'écran avec dévotion.
— Les jurons sont à proscrire, objecta-t-il. Une forte tête dans les parages me suffit.
— C'est vieux comme terme. On dit « gros mot », répondit-elle, évitant un ton par trop dédaigneux.
Il se sentait gêné.
— Je me suis toujours habillé de façon convenable, même devant ta mère, dans l'intimité. Passons. Où est Octave ?
— Le sinistre végète dans la cuisine.

Les soupirs du voyeur [Corvis] (-18)




Je bande.

Tourbillon de plaisir, spasmes et langue brûlante sur ma verge.
Vision hachée, brume vaporeuse et souffle court.
Happé dans le mouvement ondulatoire et le rythme de piston, je distingue le monde à travers un voile de sueur, en brefs instantanés, sans prendre vraiment conscience de l’entière situation.
Un grain de beauté sous mes yeux et le goût de son sein dans ma bouche.
Une chambre embuée nimbée de rouge et les gémissements du lit.
Son visage aux yeux clos, ses cheveux en cascade, et ses lèvres brillantes à chaque extrémité.
Des fesses qui se compriment, s’ouvrent, frémissent, et l’odeur d’algue fraîche et de rosée acide.
Un lotus entrouvert aux pétales humides, et mon sexe englouti jusqu’au socle dans un fourreau fiévreux pour un baiser profond.
Je ne saisis pas toute l’ampleur de la symphonie, mais au milieu du flou extatique je perçois les différentes partitions.
Les flashs saccadés se succèdent au rythme des contractions, elle crie par à-coup, et j’agrippe fermement son bassin.
La vue brouillée par mon souffle chaud, je contemple ce corps aux joues écarlates, aux seins blancs et lourds qui gigotent comme s’ils cherchaient à s’enfuir, aux hanches larges et souples que mes doigts pétrissent.
Et la fente rose, telle une serrure de chair entre ses cuisses, où ce membre épais qui n’est plus le mien va et vient en cadence, s’enfonce en palpitant et ressort plus dur encore, à mesure que l’excitation afflue vers son point de non-retour.
Je sens la sève brûlante qui remonte comme d’un pipeline et demande à sortir.
Dans quelques secondes l’orgasme va éclater.
Je vois mon sexe dardant quitter son réceptacle et l’attrape à pleine main. En offrant sa poitrine, ma camarade de jeu gémit une supplication qui se perd dans le brouhaha de mes pensées. Les doigts collés sur son amande, elle me regarde tirer vigoureusement sur cette verge impressionnante qui pourrait être la mienne, fièrement dressée en étendard.
Dans un dernier spasme électrique, je lâche la bête et laisse la pression faire son travail.
Un geyser blanc et chaud jaillit de la prune aveugle au bout de mon corps, et se répand en petites flaques épaisses sur la poitrine de ma compagne.
Mon pénis est un arroseur automatique, crachant son plaisir à intervalles réguliers alors que mon corps tout entier tremble sous les décharges.
La respiration haletante et la peau piquetée de frissons, je ferme les yeux pour reprendre mon souffle.

mardi 18 décembre 2012

Naissance de la mère [Nosfé]




Le paysage était d'un noir d'encre.
Elle dormait, ou peut-être était-elle morte, nue, allongée sur un grand rocher plat.
Le désert était noir, le ciel noir, comme peint avec du pétrole, et seul un soleil rouge éclairait la scène, découpant dans le néant les reliefs pourpres d'un paysage rocailleux.
Alors dans la lumière de sang se constitua un nuage, une brume qui tourbillonna, au dessus d'elle, autour d'elle. Et de la brume se matérialisa une silhouette, un fantôme. Une figure humaine, courbée, bossue, semblant danser et tourner. Un fantôme joyeux, qui jouait d'une flûte dont lui seul entendait la musique. Il dansa ainsi durant une éternité, dans un silence de tombe.
Sur son rocher plat, elle s'éveilla doucement, et regarda danser la brume.
Semblant soudain la remarquer, le fantôme s'interrompit et se pencha sur elle. Il se matérialisa alors en un crâne ricanant, aux yeux de jais, minuscules, en pointes d'aiguilles, et aux crocs rougis de sang. Des lambeaux de lèvres entouraient sa bouche.  Et ce masque horrible surmontait maintenant un corps squelettique, émacié, étiré à l'impossible, une caricature de cadavre, à la couleur de cendres et à l'odeur de charogne.
Elle cria.
Une lumière blanche les embrasa.

Obsessions du feu [Herr Mad Doktor]




La garrigue.
Une route sans fin.
Un feu tricolore, planté là.
Un Gendarme en haillons, planté à côté du feu.
Le Gendarme ne quitte pas le feu des yeux, jamais – sauf quand il dort, et encore ne dort-il que d’un œil.
Surveiller la couleur du feu et appliquer la loi en conséquence : sa mission sacrée ; sa vie.

***

Vert !
Le feu est vert, vert, vert.  
Vert. Le feu est toujours vert – enfin presque.
Vert signifie : en avant toute ! Passez donc, honnête conducteur ! Embrayez, courageux chauffeur, roulez vers l’horizon, foncez vers l’Ailleurs, la voie est libre ! Avancez, tacots, deux-roues, calèches, circulez sans crainte ! Vous ne savez ni d’où vous venez, ni où vous allez, mais pas de panique, car le feu est vert et vert signifie : en avant toute !
Au bord de la route, sifflet en bouche, le Gendarme répète les manœuvres réglementaires. En guise de bâton de circulation – l’original lui ayant été subtilisé par un satané Voleur –, il manie un roseau. Inlassablement, il travaille ses gestes, ses postures, son regard, jusqu’à atteindre le mouvement parfaitement parfait, le langage universel ultime, compréhensible en un clin d’œil par n’importe quel usager de la voie publique...
Des moulinets souples du poignet : circulez !
Un bras levé à la verticale : halte là !
Un mouvement délicat des paumes vers le sol : ralentissez, braves gens !
Le bâton pointé droit sur le conducteur, avec trois coups de sifflets secs : vous, là, arrêtez-vous sur le bas-côté et veuillez présenter les papiers du véhicule !
Telles sont les règles de circulation que nul n’est censé ignorer.
Toutefois, si des voyageurs autres que des rats ou des chiens galeux venaient réellement à passer sous son feu, le Gendarme en serait si heureux qu’il en oublierait momentanément la rigidité du règlement. Il ne manquerait pas de les saluer avec de grands gestes enthousiastes, agiterait gaiement son képi et sifflerait un air de fête ; les voyageurs riraient et le salueraient en retour, parfois même ils le siffleraient aussi, lui cracheraient dessus ou lui jetteraient des petits cailloux, et le Gendarme serait alors ivre de bonheur.
Mais sur cette route perdue, personne ne passe jamais. Enfin presque personne – fichue Tourterelle bavarde comme une pie ! Satané Voleur de bâton dans sa machine infernale ! Soudain envahi par l’angoisse, le Gendarme surveille l’horizon derrière le feu : pas de battement d’ailes en vue. Puis il plaque son oreille sur le sol, et ne perçoit ni vibration, ni cliquetis menaçant. Ouf, pas d’ennemi en approche ! Rasséréné il se relève, époussette son uniforme, et retourne faire la circulation à des véhicules imaginaires – l’heure de pointe approche.
Vert, vert, vert, le feu est vert...

lundi 17 décembre 2012

La panique des aveugles [Monty]




Dans la banlieue londonienne, un chauffeur de taxi traque les rues à la recherche de client. Son taxi indépendant est décoré de la culture pakistanaise du conducteur.
Un soir à l'angle d'une rue, entre un ancien disquaire et un barbier. Un homme entre 25-30 ans lui fait signe. Il s'arrête, le jeune homme s'installe sans dire un mot, il tend un bout de papier. Le chauffeur déplie le document et commence l'itinéraire vers l'adresse inscrite. Ce dernier tente d'échanger quelques mots de courtoisie, mais ce client ne laisse filer aucun son et semble pressé. L'adresse mène vers les beaux quartiers du comté de Kent au Sud-Est de Londres. On y voit plus de limousines avec chauffeur que de taxis. Arrivé à destination, le véhicule s'arrête avant l'entrée d'un grand portail, suivi d'une grande allée. Le chauffeur observe les fenêtres éclairées du manoir, le bâtiment est situé au milieu du domaine. Le jeune homme paye et promet un supplément pour l'attendre. Le conducteur propose de le déposer jusqu'au manoir, mais le client refuse, justifiant que l'accès est privé. Le chauffeur de taxi le regarde s'éloigner dans la pénombre en direction de l'édifice.  
Une demi-heure plus tard, des bruits de graviers s'entrechoquant se rapprochent à grand pas. Le jeune termine sa course en pénétrant dans le taxi. D'une voix essoufflée il dit « Ramenez-moi ». Durant le trajet, en l'observant par le rétroviseur, le chauffeur constate un changement dans son comportement.. L'homme semble soulagé. C'est avec curiosité que le conducteur lui demande  : « Ca va comme vous voulez Monsieur ?  » Ils se regardent à travers le rétroviseur. Le passager rétorque : « Ca vous est déjà arrivé de vous débarrasser d'une crainte ?
- Hé bien, j'ai quitté mon pays pauvre pour protéger ma famille et offrir à mes enfants la chance d'aller à l'école et avoir un travail. Le tout loin des guerres, donc oui ».
C'est avec un sourire mutuel qu'ils concluent la discussion. De retour au même angle de rue, l'homme déclare : « Écoutez Monsieur...
- Radhan, répond le chauffeur en donnant une de ses cartes de visites.
- Monsieur Radhan, voici ce que je vous dois plus un supplément et ça en plus pour ne m'avoir jamais vu, ok ?
- Ok Monsieur. »
Le jeune homme sort du taxi, il regarde le véhicule s'éloigner et jette le carte de visite.

dimanche 16 décembre 2012

Running in madness [Vieille Harpie]


         Au volant de sa 4-L Vincent mange son énième hot-dog de la matinée. Sa dalle est cosmique, il n'en n'a jamais connu de semblable. Faut dire que la cuite de la veille était foutrement hystérique. Il n'arrive pas à se sortir du crâne c'te putain d'vautrage de son pote. Il glousse devant son hot-dog. « Putain, la tête la première dans la bouse. Comment il schlinguait. Ils étaient tellement bourrés ces cons qu'ils ont fumé la bouse - Il se marre - Ils sont bien chtarbes tout de même. » Il ouvre une bouche immense pour engouffrer la moitié de la saucisse à la moutarde tout en pensant : « Ah ouais, clair, y'a qu'la saucisse et la bière qui valent la peine de vivre ». Mais bon, là, faut retourner chez les vieux, ils vont encore gueuler c'est sûr.
         Il redémarre, les New York Dolls à fond dans la 4-L :
         « All about that Personality Crisis you got it while it was hot
         But now frustration and heartache is what you got ».
         Le paysage morne de la Creuse le déprime. Il s'imagine alors sur la route 66 au volant d'une mustang jaune. Ouais, un jour il ira aux States avec ses potes. Les States, le pays de la drogue, du sexe et du rock'n'roll. Ça pue trop la décomposition en Europe. Tout y est petit, étriqué, asservi, c'est un peuple de vieux. Lui, il veut vivre vite, se consumer vite et crever dignement, l'aiguille au bras en plein concert, ou dans sa gerbe, comme les plus grands.  Il pense à sa chanson fétiche et la sélectionne dans le mp3 :
         « Je n'ai pas d'avenir,
         Je n'ai qu'un destin
         Celui de n'être qu'un souvenir
         C'est pour demain
         Je n'ai rien à croire
         Je n'ai pas d'espoir
         Je n'ai plus de passion
         Je suis en prison  » (Les frères misères)

mercredi 5 décembre 2012

La convenance de la bête [Leith]




        La fatigue semblait n’avoir plus de limites, elle s’étendait à l’infini. Avachi sur les toilettes, le couvercle abattu, il attendait que ça passe. Il se reposait parce qu’il n’en pouvait plus. Le bilan de cette année ? N’importe quel bilan ? Il s’en contre-fichait.  La préparation du budget de l’année prochaine ? « Débrouillez-vous ! ». Son bureau,  les dossiers bleus, son fond d’écran, drôle soi-disant, son fauteuil qui couinait, il avait envie de tout balancer d’un geste las et d’installer à la place un canapé confortable ; de ceux que l’on trouvait chez les psychanalystes. Il rêvait de s’y vautrer et de ne rien faire : juste regarder le jour s’enfuir dans les mouvements de lumière au plafond. Au lieu de ça, il était aux toilettes, où ça puait juste ce qu’il faut pour une société convenablement entretenue. Au-dessus de lui se tenait un néon ; à sa droite, le dévidoir blanc à papier et la petite poubelle blanche et devant lui, la porte bleue, de la couleur des dossiers sur son bureau. Il vérifia que le verrou était bien tiré. Il n’avait nulle envie qu’un de ses collègues ne le trouve dans cette position de méditation solitaire qui serait forcément prise pour une crise de fainéantise scatologique. Ses collègues... Ils étaient si normaux... Et lui-même, n’était-il pas tout ce qu’il y a de plus normal et convenu ? Poli, affable, hypocrite juste ce qu’il faut, gentil, respectueux etc. etc. : rien ne débordait, ni en lui, ni chez les autres, rien sur quoi l’on pouvait trébucher. Et Pierre, la quarantaine apparemment tranquille, n’était pas arrivé là par hasard ou par paresse : cette situation lui avait convenu pendant toutes ces années et semblait s’accorder parfaitement à sa nature.