Le paysage était d'un noir d'encre.
Elle dormait, ou peut-être était-elle
morte, nue, allongée sur un grand rocher plat.
Le désert était noir, le ciel noir,
comme peint avec du pétrole, et seul un soleil rouge éclairait la scène, découpant
dans le néant les reliefs pourpres d'un paysage rocailleux.
Alors dans la lumière de sang se
constitua un nuage, une brume qui tourbillonna, au dessus d'elle, autour
d'elle. Et de la brume se matérialisa une silhouette, un fantôme. Une figure
humaine, courbée, bossue, semblant danser et tourner. Un fantôme joyeux, qui
jouait d'une flûte dont lui seul entendait la musique. Il dansa ainsi durant
une éternité, dans un silence de tombe.
Sur son rocher plat, elle s'éveilla
doucement, et regarda danser la brume.
Semblant
soudain la remarquer, le fantôme s'interrompit et se pencha sur elle. Il se matérialisa
alors en un crâne ricanant, aux yeux de jais, minuscules, en pointes
d'aiguilles, et aux crocs rougis de sang. Des lambeaux de lèvres entouraient sa
bouche. Et ce masque horrible surmontait
maintenant un corps squelettique, émacié, étiré à l'impossible, une caricature
de cadavre, à la couleur de cendres et à l'odeur de charogne.
Elle cria.
Une lumière blanche les embrasa.
Doli se réveilla en sursaut. Un rayon
de soleil blafard filtrait au travers des carreaux, et du tissu ocre rongé aux
mites qui faisait office de rideaux, se découpant dans la poussière en
suspension. Assise sur son matelas défoncé, elle avait repoussé la fine
couverture à ses pieds, et, haletante, hébétée, posa un regard encore endormi
sur la pièce. Celle-ci résonnait des ronflements de son père, de l'autre côté
de la chambre, allongé contre sa femme dans le vieux lit en fer. Par terre, au
milieu, ses deux petits frères, recroquevillés en chien-de-fusil, dormant dos à
dos, symétriques. Un Janus infantile et assoupi...
Elle se leva, enjamba la paillasse des
deux petits, et poussa la porte de bois peint, dans un grincement.
Niichaad, son grand frère, était déjà
levé. Il enfournait quelques nouvelles bûchettes dans le poêle à bois débordant
de suie quand elle pénétra dans l'unique autre pièce de leur maison. Il avait
ramené des galettes de maïs la veille au soir, et les avait laissées là, sur la
petite table, simplement emballées d'une page de journal. Du café fumait dans
la casserole noircie au dessus du foyer, elle s'en versa une tasse et prit une
galette qu'elle commença à manger, par bouchées timides, sans un mot.
« Graham ne sera pas à la boutique,
aujourd'hui » dit Niichaad au travers de la fumée. « Il y a des travaux à
faire, et je serais tout seul pour tenir la caisse. Ce serait bien que tu
viennes m'aider. »
Doli lui répondit d'un petit hochement
de tête. Niichaad s'assit face à elle, buvant son café, en silence.
Puis, ensemble, ils parcoururent les
quelques kilomètres de chemin rocailleux et de route qui séparaient le village
du magasin, toujours sans un mot.
Le magasin était une maison d'adobe et
de bois, rectangulaire, chapeautée d'un toit de tôle ondulées qui, exposées au
soleil du matin, surchauffait déjà l'intérieur. Le perron de planches usées,
auquel on accédait par deux petites marches, était encadré de deux figures de
petits chefs amérindiens aux couleurs criardes, taillées grossièrement dans le
bois.
En face, la cour de terre ocre n'était
occupée que par une étroite dalle de béton, surmontée d'une unique pompe à
essence estampillée Texaco, rouge et graisseuse. Au-delà, il n'y avait que le
désert, et le ruban de bitume rectiligne qui s'y perdait.
Doli et Niichaad avaient ouvert en
grand portes et volets. Le ventilateur de bakélite au dessus du comptoir
brassait un air à peine tiédi en direction de la jeune fille. Tandis que son
frère s'affairait dans l'arrière salle, elle détaillait les quelques étagères
qui composait ce que Graham appelait avec prétention un «magasin». Un rayon de
bouteilles d'alcool, des sachets de cacahuètes, une machine à pop-corn qui
prenait la poussière, un rayon de bidons d'huiles et quelques autres pièces et
accessoires automobiles. Et sur un présentoir, des attrape-rêves en pendentifs,
de minuscules totems ou figurines de chefs, modèles réduits de ceux à l'entrée.
Graham entendait, avec ces derniers articles, profiter de la proximité de la
réserve Navajo.
Encore aurait-il fallu que les rares
touristes qui passaient par le Nouveau Mexique ne daignassent sortir
d'Albuquerque ou de Santa Fe ! Et qu'ils eurent pour ces natifs, parqués à
l'écart de tout dans ce qui ressemblait toujours plus, d'année en année, à un
bidonville, un quelconque intérêt...
Niichaad lui avait raconté un jour, à
demi-mot, comment un homme, un militaire de la base
voisine d'Holloman qui s'était arrêté au magasin, avait ignoré jusque sa
simple présence, et réclamait à avoir affaire à Graham seul, à un blanc. Ne fut-ce
que pour le servir en essence.
La matinée passa, brûlante et
monotone. Niichaad avait sorti une radio de la réserve, ogive de bois percée
d'un haut-parleur, et l'avait branchée. Celle-ci grésillait d'une voix
nasillarde, racontant cette guerre qui ne finissait pas et dans laquelle « nos Boys » se montraient héroïques. Des noms
exotiques, des nouvelles de l'autre bout du monde, mais qui semblaient
tellement familiers... Ni Doli ni son frère n'écoutaient vraiment...
« Niichaad, tu es là ? » fit une voix
terme dont l'accent à la nonchalance molle ne laissait aucun doute quant à
l'origine texane. Coiffé de ce sempiternel chapeau de cow-boy qui paraissait
trop grand pour une personne aussi trapue, la silhouette de Graham se découpa
dans l'entrée. Il se balança, de pas en pas, jusqu'au comptoir.
« Oh, Hello Doli ! », ricana-t-il face à la jeune fille. Celle-ci ne se
souvenait qu'à moitié de la répugnance qu'il pouvait lui inspirer. Rougeaud,
bouffi, mastiquant continuellement la même chique de tabac, dégoulinant d'une
transpiration qui l'embaumait d'une odeur âcre et détrempait sa chemise, Graham
évoquait en elle l'image d'un crapaud qu'on aurait déguisé en garçon vacher.
Aussi gentil et cordial fut-il,
surtout pour un homme blanc, elle ne parvenait à passer outre ce rejet physique.
D'autant qu'elle avait surpris quelque chose dans la manière dont il la
regardait. Quelque chose de malsain, qu'elle n'aimait pas du tout.
«
Les médecins vont garder Martha en observation, mais ils n'ont pas besoin de
moi. Je suis donc libre de m'occuper du magasin » cria-t-il de la même voix
traînante en direction de la réserve. Puis de se tourner vers Doli. « C'est
très gentil d'être venue aider ton frère, ma petite. Mais tu peux rentrer chez
toi, maintenant. »
Il dévoila ses dents brunes de tabac
dans un sourire disgracieux, et elle ressentit de nouveau cet esprit
malveillant poindre dans le regard qu'il posait sur elle. Elle frissonna et,
murmurant à peine quelques mots en retour, quitta le comptoir et sortit.
Le soleil, à l'apogée de sa course,
écrasait le désert d'une telle chaleur que même la poussière n'osait se
soulever. Doli marchait, stoïque, les délicats motifs floraux de sa robe usée
se collant à son corps, ses cheveux noirs en de longs fils gras sur ses tempes.
La réserve était encore à quelques miles, elle avait soif mais ne s'en plaignit
pas, pas même à elle-même.
L'asphalte près d'elle gronda d'une
vibration, s'amplifiant, et, arrivant de derrière, ralentit une voiture, un
coupé Chevy à la carrosserie mordorée. Dans un sifflement de frein, le véhicule
s'arrêta à sa hauteur.
« Je peux vous déposer quelque part ? »
interrogea une voix rocailleuse depuis l'habitacle. Doli l'ignora, et continua
sa marche.
D'une accélération, la Chevrolet
revint à sa hauteur, la portière s'ouvrant juste devant elle, en invitation.
Elle s'arrêta.
« Vous allez vous tuer, à marcher sous
un cagnard pareil ! Montez, je vous dis. » Le ton de la voix se voulait amical,
affable, ce qui surprit Doli. Le conducteur était un homme blanc, un militaire
en uniforme kaki, aux courts cheveux poivre et sel. Il lui lança un sourire
sec. Doli lui rendit son sourire avec timidité, sans oser le regarder.
« Allez, grimpez. J'aime bien avoir de
la compagnie pour rouler, et aucune station radio ne passe ici » ajouta
l'homme.
Alors, lentement, comme soudain
maladroite, Doli s'installa timidement sur la banquette de velours gris clair
de la voiture et tira à elle la portière.
L'homme avait un visage de craie,
comme taillé dans une falaise. Blanc, sec, anguleux, strié de ridules et
d'anfractuosités. Sa bouche étroite n'était qu'une fissure parmi les autres. Au
fond des cavités sous ses sourcils, deux perles bleues.
Doli ne disait rien, se contentait de
contempler ce visage de statue. Lui jetait, de temps à autre, une regard en
direction de la jeune navajo, et la roche se déformait alors en un nouveau
sourire, vide d'émotion. Malgré la chaleur, elle se surprit à frissonner.
Sans
même qu'elle s'en rende compte, ni qu'elle n'ose dire quoi que se soit, il
dépassèrent le chemin qui menait au village.
« Quel age tu as ? » demanda l'homme.
Doli ne répondit pas. Tel un serpent, la main crayeuse rampa jusqu'à elle,
jusqu'à sa cuisse. « Quatorze ? Quinze ? Bah... »
Et il continuait à rouler.
La suite apparaissait confuse dans sa
mémoire. L'homme finit par arrêter la voiture, quelque part sur le bas-côté de
la route, et il se jeta sur elle. Il la dominait de toute sa taille, l'écrasait
de tout son poids. Il prononçait des mots qu'elle ne comprenait pas mais dont
le sens lui apparaissait limpide. Des insanités. Il changeait, bougeait, se
transformait. Il était maintenant cette créature osseuse qu'elle avait vue en
rêve, sa bouche n'était plus une fente sur une paroi de calcaire mais une plaie
béante, dégoulinant de sang et de pourriture. De nouveaux bras, de nouvelles
mains griffues apparaissaient le long de son corps, afin de mieux maîtriser sa
proie qui se débattait. Elle gesticulait, gémissait, mais n'osait, ne parvenait
pas à crier. Sa voix restait collée dans sa gorge comme à de la mélasse.
Sur ses joues que la bouche purulente
dévorait de baisers glacés, des larmes se mêlaient à sa transpiration.
La voiture n'était maintenant plus
qu'un point jaune agité de soubresauts dans un désert fait d'encre, dominé par
le même soleil écarlate.
Soudain, l'homme-créature poussa un
râle. Elle sentit une douleur sourde dans son bas-ventre, et elle sut qu'il
était en elle.
Formant un cœur, une tâche pourpre
souilla le velours gris de la banquette.
Une lumière blanche les embrasa.
Tout juste se vit-elle tomber, rouler
dans la poussière, revenir à cette réalité tangible et brûlante. Sa robe
déchirée, sale de cette transpiration qui n'était pas la sienne. Ses forces,
son courage, sa vie même qui s'étaient évanouis.
Il l'avait poussée hors de la voiture,
l'avait jetée comme on faisait d'un déchet, une fois obtenu ce qu'il voulait,
une fois pris ce qu'il voulait prendre.
Elle n'entendit que le bruit de moteur
qui s'éloignait, ne sentit que cette viscosité entre ses cuisses et en elle.
Elle resta là, couchée et perdue, seule. Seule, plus que jamais elle ne l'avait
été.
Alors, seulement, elle s'autorisa à
crier, et à laisser éclater ses sanglots.
Elle avait marché, à demi-consciente,
tel un automate. Le ciel s'assombrissait doucement, s'épinglant d'étoiles,
alors qu'elle ralliait la réserve. Malgré elle, seulement guidée par ses pas.
Mais elle ne rentra pas dans la petite
maison où sa famille s'était rassemblée, soupant à la lumière vacillante de la
lampe à pétrole. Que ne pouvait-elle affronter leurs regards, leurs questions.
Ils savaient, ils devineraient, ils la jugeraient. Fatalement.
A côté de la baraque de béton, de
tôles et de planches, la silhouette hémisphérique du hoghan familial se
découpait dans la pénombre. La maison d'hiver, traditionnelle, celle des
ancêtres et des cérémonies. Elle en fit le tour, frôlant du bout des doigts la
rugosité sèche de sa surface de terre, et, repoussant la peau de mouton qui
voilait l'entrée, en pénétra le rectangle noir.
De la cheminée du sommet descendait
une colonne de lumière froide, ceinturée de ténèbres. Doli s'assit en tailleur,
sur le sol de terre battue, perdant son regard et ses pensées dans les traits
bleus de ce clair de lune. Elle voulait passer la nuit ici, à l'écart de sa famille,
à l'écart du monde ; pénitente de ce qu'elle avait subi.
Des volutes de fumée s'enroulèrent,
traversant cette clarté pour venir vers elle. Les volutes avançaient encore,
puis dansèrent, l'entourèrent, dans des arômes de tabac. Et, de nouveau, elle
formèrent un danseur courbé, bossu, un joueur de flûte marchant au rythme de sa
musique silencieuse.
« Kokopelli » prononça une voix
chevrotante.
Le nuage dansait toujours autour
d'elle, grandissait, alimenté par de nouvelles bouffées de tabac qui traversaient
le hoghan. Doli distingua une silhouette humaine dans la pénombre. Celle d'un
vieillard, tordu par les années, auréolé de cheveux gris hirsutes. Hataali, le
chaman. Sa main parcheminé apparu dans la colonne de lumière.
« Kokopelli danse pour toi. Présage de
bonheur » dit-il doucement.
Et, comme réagissant à ces derniers
mots, la brume interrompit sa sarabande, stagna, l'enveloppant un instant. Puis
se regroupa face à elle en un bloc flottant, opaque, presque solide. Et
soudain, avec l'acuité et la violence d'une flèche, lui transperça le
ventre.
« Tu es avec enfant » lui avait dit
Hataali à son réveil.
Il avait allumé le foyer au centre du
hoghan, sa lumière orange faisant vaciller les ombres contre le mur d'adobe.
Elle s'était endormie, ou évanouie, à même le sol, et Hataali l'avait veillée.
« Tu es avec enfant ». Elle prit la
nouvelle en silence, ne laissant rien paraître de son trouble, de sa douleur,
dépassée par celle-ci. Déjà se demandait-elle, avec vertige, comment elle
allait pouvoir assumer, surmonter cette épreuve, et tout ce qu'elle
entraînait...
« Kokopelli s'est transformé en
Wendigo, avait ajouté Hataali, la voix teinté d'une tristesse qu'elle décela
sans peine. Ton bonheur cache un malheur. Un malheur puissant, qui détruit, qui
dévore. Ton rêve a parlé. »
Puis le chaman s'était tû, et ils
étaient restés ainsi tous deux, face à face, perdant leurs regards dans le feu
comme si celui-ci consumait leurs pensées.
Mais les mauvais augures prononcés par
Hataali occupait toujours son esprit quand, à l'aube, Doli rejoignit la petite
maison et sa famille.
Il n'y eut pas de question, pas de
déclaration; pas de larme ni de colère. Ses parents firent mine d'ignorer la
chose ou de l'accepter avec résignation. Toujours le silence, et les visages
fermés. On acceptait cette vie à venir comme on acceptait un deuil.
Les semaines passèrent.
Elle fut fiévreuse, nauséeuse. Elle
sentit cette vie en elle la faire souffrir, la dévorer de l'intérieur.
Les semaines passèrent, et son ventre
s'arrondit.
Elle accepta cette chose qui vivait en
elle, et commença à l'aimer, malgré tout.
Les semaines passèrent...
Régulièrement, Niichaad lui demandait
de l'accompagner à la boutique. Graham devait de plus en plus souvent
s'absenter, ses visites à l'hôpital devinrent de plus en plus fréquentes. La
santé de son épouse déclinait...
Un matin, Hataali vint à elle alors
qu'elle partait pour le magasin, suivant Niichaad. Il sortait du Hoghan, les
yeux rougis, empestant le tabac.
« Kokopelli est dans la pierre, lui
dit-il. Et il regarde l'homme blanc, à genou devant lui. L'oiseau bleu dans les
main de l'homme, le sang... »
Sa main lui enserrait le bras à le
broyer, il suffoquait, en transe, le regard perdu dans l'horizon, dans ces
visions qu'il avait.
« ... Ce n'est pas le sang de
l'oiseau. L'oiseau bleu dévore les entrailles de l'homme blanc. Il grandit, il
devient Tse'na'hale, l'oiseau-tonnerre, et il brûle le corps de l'homme. »
Il lui lâcha le bras. Doli n'osa pas
le regarder. Les yeux embués, emplis de compassion et de peur Hataali lui murmura
« Tu dois protéger ton enfant », avant de retourner vers la cabane qui lui
servait de foyer.
Doli était avec son frère, vidant
quelques caisses ou cartons de leurs contenus, et alimentant les rayonnages
vides du magasin.
Elle était sortie quelques minutes
plus tôt. Elle avait besoin de s'étirer, de s'aérer, de se reposer. Son dos lui
était douloureux, remontant en migraine dans son crâne. Le fardeau en son
ventre toujours plus pesant.
Là, elle avait observé le ciel bas, le
gris des nuages opaques qui couraient, s'étiraient, s’amoncelaient, contrastant
avec les accords de rouille d'un désert immuable, immobile, mort. Là-haut
couvait un orage...
Puis elle avait rejoint Niichaad
derrière son étagère.
Ils n'avaient pas entendu la voiture
qui s'était arrêtée dans la cour. Il n'avait pas entendu l'homme qui avait
gravi le perron et entrait maintenant dans le magasin.
« Il y a quelqu'un ici ? »
Niichaad s'était dressé, regardant
par-dessus le rayon. Doli, accroupie devant un carton a demi-vidé, s'était
figée. Elle avait reconnu cette voix froide comme la pierre, l'aurait reconnue
entre mille.
Des relents de bile lui montèrent à la
gorge. A peine osa-elle, à peine parvint-elle à chuchoter pour appeler son
frère. Celui-ci remarqua son trouble, se pencha vers elle. L'homme, l'homme à
face de craie, là-bas près de l'entrée, si loin et si dangereusement proche,
poussa un juron à se voir ainsi ignoré.
Par des mots désordonnés, pendant un
temps qui lui sembla interminable, Doli balbutia des explications à son frère.
Presque implicitement, il comprit.
Alors, tout en rage contenue, les
poings serrés, raide et droit, Niichaad marcha en direction de l'homme, puis se
jeta sur lui. Il le saisit à la gorge. Tous deux roulèrent, tournèrent, les
deux corps heurtèrent le sol, des coups et des grognements retentirent. Doli
les observait avec vertige, les bras ballants, des larmes roulant déjà sur ses
joues, dépassée par les événements. Tout devenait flou en elle, à peine
comprenait-elle encore ce qui advenait.
Et puis une détonation.
Sourde, résonnant en écho contre les
murs de terre, emplissant l'air.
De la fumée, une odeur de poudre, un
sifflement suraiguë monopolisant les oreilles, voilant tout autre son.
L'homme à face de craie se relevait,
époussetant les manches de son uniforme. Niichaad restait à terre, le torse blanc
sale de son t-shirt envahi, dévoré par une ellipse d'un rouge boueux.
« Ah, c'est toi... » fit la voix de
pierre, tandis qu'un pistolet se matérialisait dans sa main. « Viens là »,
ordonna-t-il à Doli. Et de le répéter, en brandissant son arme. « Viens là ! »
Elle obéit, malgré elle, malgré
l'enfant dans son ventre, dans son cœur qui se débattait, protestait.
Il posa le canon contre le front de
Doli, le cercle d'acier, encore tiède de cette mort qu'il avait déjà crachée,
se collant à sa peau. Elle ferma les yeux, pleura, pria, tant cet homme à
nouveau bourreau que toutes les divinités du ciel et de la terre. Elle
repensait aux paroles de Hataali, à l'oiseau bleu. « Tu dois protéger ton
enfant » répétait le chaman dans sa tête.
Quand elle rouvrit les yeux, l'homme
regardait le ventre arrondi sous la robe, grimaçant un sourire cynique. Puis il
l'attrapa par les cheveux, la tira à lui.
Alors, la tirant toujours, il sortit,
ouvrit la portière de sa voiture, lui ordonna de monter. La même Chevy à la
peinture mordorée, la même banquette de velours gris, la tache en forme de cœur
toujours là, seulement brunie par le temps... Il fit le tour de la voiture,
monta du côté conducteur, et, la menaçant toujours de son arme, démarra.
« C'était ton frangin, c'est ça, hein?
Saloperie de peaux-rouges ! Putain ! »
Le vent s'engouffrait dans
l'habitacle, résonnant en un vacarme qui le disputait au moteur. La voiture
roulait sur une route, et bientôt un simple chemin de terre dont Doli ignorait
jusqu'à l'existence. Au loin, le bas couvercle bleu-gris des nuages s'éclairait
par intermittence de quelque éclair.
L'homme était nerveux, roulait
nerveusement. La pierre de son visage se tordait, comme un papier froisé qui,
une fois lâché, tendait à retrouver un semblant de sa forme initiale.
Sonnée, apathique, Doli le regardait
sans vraiment le voir. Son regard le scrutait, s'accrochant par instant aux
petites tâches grenats qui parsemait le vert sombre de la chemisette, sur la
sueur qui perlait à son front de statue, à la poussière ocre qui, passant par
la vitre latérale, souillait sa manche. Sans qu'elle ne le sente, sans qu'elle
n'ait vraiment conscience des choses qui lui arrivaient, de ce regard qu'elle
avait. Elle ressentait les choses plus qu'elle ne les voyait. Les percevait,
physiquement, mentalement, au travers d'un prisme, d'un tout dont son regard
n'était que le parent pauvre.
Pointes de pourpre sur kaki. Le sang
de son frère, accusant son meurtrier...
Il
l'avait tué, il allait la tuer, il allait tuer l'enfant qui était dans son
ventre. Cet enfant qui était le sien.
La voiture toussa, cahota, et
s'immobilisa lentement, moteur arrêté. L'homme poussa un juron, et, reprenant
son arme, sortit, en intimant Doli de faire de même. Une bête panne
d'essence...
« Avance », ordonna-t-il, sans pour
autant indiquer à la jeune fille une direction précise. Alors elle avança,
marchant droit devant elle, sans demander son reste, évoluant hors du chemin,
pieds nus dans le sable et la rocaille, parmi les touffes d'herbes sèches. Elle
n'avait pas peur, ne sentait pas ce sable, ces pierres qui lui agressaient la
plante des pieds, ces herbes qui fouettaient ses mollets nus. Elle marchait
comme dans un rêve, se laissait guider. Elle savait, là-bas ; un large rocher
plat, un combat qui l'attendait, et le monde des ancêtres.
L'homme la suivait, son arme toujours
braquée sur elle, mais moins menaçant que jamais. Il parlait pour lui, élevant
parfois la voix à son attention, mais ses mots semblaient inintelligibles.
L'atmosphère était lourde, électrique,
moite. L'orage au-dessus grondait, tel la respiration de quelque animal immense
et chimérique.
En elle, comme en écho à ce ciel
troublé, l'enfant s'agitait.
L'horizon devant elle se brouilla. Une
pluie lourde trempait le désert, la vallée en face. Une rivière longtemps
asséchée reprenait vie en contrebas.
Elle arrêta de marcher. Elle était
maintenant debout sur ce grand rocher, cet ovale allongé en pente douce qu'elle
connaissait inconsciemment, ce songe qui prenait corps. Au-delà du rocher, le
vide ; elle surplombait une falaise, un dévers dont la paroi disparaissait sous
ses pieds.
L'homme était derrière elle, contre
elle. Elle l'avait comme oublié, n'avait plus eu conscience, un instant, de sa
présence ici. Le contact de sa main moite sur son bras, du froid métallique de
son arme. Elle se retourna, lui fit face, dardant son regard dans le sien. Doli
sentit des mots jaillir de sa bouche. Des syllabes accentuées, sèches, abruptes.
Du vieux navajo, la langue des origines, celle de l'instinct, de la rage. Des
insultes dont l'homme comprit la teneur.
Il la frappa, elle roula à terre,
heurtant la surface de grès érodé. Il était sur elle, lui maintenant les bras,
écrasant son ventre. A son tour, il cracha une volée d'injures. Doli prit
soudain conscience de ses intentions. De cette raideur qui, au travers du
tissu, agressait sa cuisse.
Il allait recommencer.
Il allait la tuer, oui, mais il allait
recommencer, avant. Parce qu'il n'en avait plus rien à faire, qu'il n'avait
plus rien à perdre. Parce qu'elle était déjà morte pour lui, qu'il l'avait déjà
tuée. Abuser d'elle une nouvelle fois, une dernière fois. Malgré tout, malgré
l'enfant.
L'enfant. Cette vie qu'il lui avait
imposé, cette vie qu'il allait reprendre maintenant qu'elle l'avait faite
sienne.
« Tu dois protéger ton enfant » répéta
le spectre d'Hataali.
Elle poussa alors de toutes ses
maigres forces, de toute sa volonté. Elle repoussa l'homme et bascula avec lui.
En haut, Tse'na'hale fit battre ses ailes, faisant vibrer l'air et s'embraser
les nues. Sous eux, le vide s'ouvrit.
La musique montait, peu à peu. Comme
si ils s'approchaient, venaient à elle, les accords lancinants devenaient
intelligibles, et bientôt Doli vit le danseur se matérialiser dans la pierre
ocre. Sa silhouette grossièrement grenelée titubait, vacillait, comme au gré
d'une houle de tempête. Il était toujours courbé, bossu, dansant et jouant de
sa flûte. Il lui tournait autour, paradait dans un cercle creusé dans la
pierre, un puit rond, cerné par des vestiges de murs, dont elle était le
centre.
Kokopelli dansait sur sa musique,
flottant parmi les notes, puis soudain se figea en une miniature, et s'inscrivit
dans la roche, en une simple gravure naïve, sur la pierre nue. Un pétroglyphe,
vestige d'une croyance qui n'avait pris corps qu'un instant.
La musique s'éteignit, et Doli
s'éveilla, ouvrant les yeux sur cette image de l'ancien dieu. Son regard
parcourut le lieu, la maison-puit dans laquelle elle reposait.
« Anasazis ». Doli prononça le nom à
voix basse, pour elle-même, pour ne pas réveiller les esprits. Les ancêtres,
leur village. Leurs maisons de pierre, à l'abri de l'aplomb rocheux. Niichaad
lui avait parlé de ce lieu, de ces ruines. De ces racines, ces origines
lointaines que les blancs n'avait pas encore balayées, n'avaient pas encore
effacées de leurs mémoires.
Au-dessus de sa tête, la vague de
pierre orange qui abritait le hameau perdu dégoulinait encore de l'orage qui,
s'étant déplacé, n'était plus maintenant qu'un vrombissement lointain et
continu.
Doli se redressa, lentement. Sa robe
était poisseuse, collait au sol. Elle était maculée de sang. Paniquée, la jeune
fille palpa son ventre arrondi, craignant pour la vie qu'elle portait en son
sein. D'instinct, elle sut aussitôt que l'enfant allait bien, que ce sang dont
le goût métallique lui emplissait la bouche n'était pas le sien.
Encore chancelante, elle sortit de la
ruine, et parcourut le hameau abandonné. Des images la harcelaient, des
lambeaux de conscience lui revenaient, lui révélaient ce que sa torpeur avait
occulté. Des flash de violence.
L'homme, sur elle, la frappant. Elle,
enragée, lui rendant coup pour coup. Et prenant le dessus, le dominant à son
tour, et frappant encore et toujours. Prenant un caillou qui trainait là,
l'écrasant contre lui. Le visage de craie déchiré, les chairs à vif. Le corps
déformé, inerte, un épouvantail, aux membres montés en dépit du bon sens,
échoué sur le sol. Et elle qui frappait encore, pleurant, hurlant sa rage.
Les jointures de ses doigts étaient
douloureuses. Ses bras étaient encore endoloris par l'effort. Dans le ciel, les
grondements de l'orage se modulaient étrangement, et Doli aperçut une croix
sombre, volant haut. Non un oiseau planant en rond, mais un avion, un très
grand avion, dont elle devinait la robe bleue sombre.
Un oiseau tonnerre.
Un oiseau bleu. « Doli » en langue
Navajo.
Elle arriva au dessus du hameau, des
ruines de pierres sèche, revenue sur le grand rocher plat. L'horizon s'était
dégagé, l'avion disparaissait au loin. L'enfant donna un coup de pied, là,
derrière le nombril. Au travers de la robe souillée, elle le caressa, lui parla
doucement, lentement. Apaisée.
Hataali lui avait raconté un jour que
le désert débordait de vie, et qu'un orage suffisait à la révéler. Bientôt, des
graines, des semences cachées dans le sable, endormies depuis des lustres,
allaient se réveiller au contact des eaux de pluie. Bientôt la plaine de
rouille allait fleurir...
Alors, dans la lumière blafarde d'un
soleil voilé de nuages clairs, elle crut percevoir quelque reflet se confondant
avec la silhouette de l'avion bleu. Quelque fil, tombant à la verticale de
celui-ci.
Une lumière blanche l'embrasa.
Dans les jours qui suivirent, l'orage
revint sur le désert, et couvrit les fleurs éphémères d'une pluie noircie de
cendres.
On ne s'inquiéta pas, ce matin-là, de
l'absence du major Svenson et de sa Chevrolet jaune. La base militaire
d'Holloman se troublait d'un autre événement, d'une autre nouvelle.
Une semaine après l'explosion au sol
de Trinity, première bombe atomique
de l'Histoire, on avait lâché, ce matin-là, d'un bombardier B29, une deuxième
bombe. Jumelle de Little Boy et de Fat Man, les bombes qui tomberaient,
d'ici deux semaines, sur le Japon.
Une bombe qu'on avait surnommée Big Mama.
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