mercredi 19 décembre 2012

Découverte des trépassés [Udéka]





         Jeanne regardait la télévision avec assiduité. Son père n'appréciait pas cette activité, mais lui laissait ce loisir. L'un des rares qu'il lui était permis. Il savait qu'elle se focalisait sur cette machine irritante dès qu'il avait le dos tourné. La jeunesse... Donatien entra dans le salon pour vérifier si tout allait bien. Elle était comme hypnotisée par un feuilleton. Il mordit sa lèvre inférieure quand il remarqua que monsieur Accadis somnolait sur son fauteuil, seulement revêtu d'un caleçon, non loin d'elle. 
Donatien embrassa le front de son enfant, une ravissante blonde svelte de seize ans, habillée d'une robe d'été hors saison. Elle fit mine de l'ignorer.
Le « Pater Familias » observa Accadis avec désappointement.
— Notre ami se laisse aller.
— Il est chez lui, Père. Il me dérange seulement quand il ronfle... ou lorsqu'il change de chaine pendant que je regarde mon émission.
Surprise par un rebondissement, Jeanne prononça un mot péjoratif à l'encontre d'une avocate véreuse qui mentait. Elle fixait l'écran avec dévotion.
— Les jurons sont à proscrire, objecta-t-il. Une forte tête dans les parages me suffit.
— C'est vieux comme terme. On dit « gros mot », répondit-elle, évitant un ton par trop dédaigneux.
Il se sentait gêné.
— Je me suis toujours habillé de façon convenable, même devant ta mère, dans l'intimité. Passons. Où est Octave ?
— Le sinistre végète dans la cuisine.
— Va-t-il être utile un jour ? On se le demande, s'emporta Donatien Dumesnil.
Octave parcourait une revue masculine où une femme musclée portait des haltères sur la couverture.
— Il faudrait que l'ancêtre achète de nouveaux numéros. Ça se lit trop vite, déclama-t-il sans se départir de son air suffisant.
Donatien prit sur lui pour ne pas le critiquer le plus vertement possible. Il se contenta d'une remarque cinglante.
— Il y a des ouvrages de qualité dans la bibliothèque, mais je suppose qu'ils doivent manquer d'illustrations pour vous.
Octave souriait à pleines dents. Il arborait sa morgue habituelle, les deux pieds sur la table de la cuisine. Bien calé sur la chaise, il se balançait d'avant en arrière avec nonchalance.
Dumesnil voulut apaiser les tensions en tentant d'être compréhensif.
— Nous trouverons une solution. 
Octave jeta le magazine sur le meuble le plus proche.
— Le pire n’est pas la peine à subir. Ne pas en connaître la durée, voilà l'ennui.
— Vous feriez mieux de vous ressaisir, en vous occupant d'une manière plus constructive.
— En étant à votre service, par hasard ? Nous nous sommes entendus sur ce sujet. L'esclavage n'est plus de rigueur, mon bon monsieur ! L'égalité est la norme. Les temps ont changé, comme vous avez pu le constater.
Les valeurs anciennes avaient été englouties, mais Donatien refusait l'évidence dans cette situation conflictuelle. Quand Dumesnil était quelqu'un d'important, aucun domestique n'aurait osé même imaginer parler ainsi à son employeur. Les temps modernes, décidément, permettaient toutes les outrecuidances. Il quitta la pièce après avoir lancé une dernière pique méprisante.
Le chef de famille tempêtait intérieurement, mais ne laissa pas exploser sa colère. Quelle insultante promiscuité ! De plus, cet odieux personnage tournait autour de sa progéniture avec un regard licencieux manifeste, comme s'il ne se conduisait pas déjà d'une manière de plus en plus cavalière.
Quel dommage, ils auraient pu s'entendre et partager amicalement ce fardeau ! Tout le monde était sur les nerfs malgré le calme superficiel.
Monsieur Accadis et Jeanne criaient. Sans doute étaient-ils encore une fois en désaccord sur le choix de la chaine.
Dumesnil alla hors de ces murs et marcha aux alentours, se sentant étouffer.
Des enfants jouaient à une bataille de boules de neige à l'orée de la colline en direction du village. La maison était retirée. Ce paysage l'apaisait et lui perçait le coeur dans un même élan. Le voile blanc disparaitrait, puis reviendrait, dans un cycle éternel. Sa fille ne pourrait jamais se promener dans les montagnes. Il pensa au son du clocher. Un des premiers sons qu'il avait perçu le jour de l'acquisition de sa demeure provinciale.
Jeanne était horripilante à répéter sans cesse qu'elle désirait sortir. Pour rencontrer un garçon de son âge ? Absurdités. Peu importait, le droit d'échapper aux pires contraintes était chevillé à l'âme humaine. Aucun d'entre eux ne parvenait plus à supporter son prochain, l'atmosphère était délétère.
Donatien s'approcha de la clôture. La barrière était invisible pour le regard des vivants. Juste à quelques mètres du portail d'entrée, elle se tenait jusqu'à dix mètres de haut. Une vitre agitée par un mouvement perpétuel. Infranchissable. Il tendit le bras et l'avança vers ce prodige.
Le prisonnier s'exerçait régulièrement. Comme des milliers de fois auparavant, le flux de matière transparente coulait autour de sa main. La douleur montait à travers l'avant-bras. Les souffrances physiques l'épargnaient, sauf celle-ci. Au moins, cela lui faisait ressentir son existence, lui prouver qu'il ne rêvait pas. Heureusement, il n'y avait jamais pris goût.
Ses doigts se couvraient de cloques. C'était au-delà de ses forces. Donatien la retira. Il serra le poing contre sa poitrine.
La barrière était toujours aussi nocive malgré son entrainement.
Il scruta l'horizon à travers elle, ses sens plus aiguisés que celui d'un vivant percevaient le bruit des moteurs ronflant sur une route. Ce son caractéristique des camions et des voitures. Ha, s'il pouvait prendre une de ces automobiles si rapides et quitter ces lieux maudits.

À quoi rêvaient les fantômes ?
À la liberté.

En attendant, l'activité la plus courante, lorsque les siècles défilaient devant soi, était de réfléchir sur soi-même. Avant d'en devenir un, il ne croyait pas aux spectres. Il avait connu la science dans son expansion, le téléphone, le télégraphe, tant d'inventions. Le matérialisme allait sauver l'espèce humaine, s'était-il glorifié.
À vrai dire, se considérer comme un fantôme était une image parlante pour désigner ce qu'ils étaient, mais approximative. Même si leur constitution était éthérée, ils ne pouvaient pas se glisser à travers un mur, à part en produisant un effort de concentration. Ils pouvaient sentir la poussée d'un vent violent. Ils étaient donc sous la loi des forces naturelles qu'ils pouvaient dépasser par leur volonté, avec quelques entorses à la physique des mortels. Peut-être était-ce lié à la prison et son emprise. Voilà pourquoi les âmes errantes pleuraient dans les histoires gothiques qu'il avait lues quand il était enfant. Aucun esprit rationnel ne pouvait supporter une éternité de réclusion dans un monde sans tenants et aboutissants.
En plus d'un siècle, Donatien n'avait toujours pas cerné ce qu'ils étaient à part des anomalies en suspens. Certainement pas des créations diaboliques. Il en avait eu la preuve, il y avait bien soixante ans de cela, quand Jeanne était dans sa crise d'adolescence. Prise de rage devant sa condition, elle cassait tout ce qui était à sa portée, et rien ne pouvait la tempérer, même les punitions. Les propriétaires d'alors avaient pris peur et avaient demandé à un prêtre de sanctifier les lieux. Sa femme croyante et sa fille s'étaient réfugiées dans la cave, en proie à une grande terreur. Octave et lui regardèrent le spectacle de cet homme d'église éructant des citations bibliques et propageant de l'eau bénite aux alentours. Il avait serré les dents, puisqu'il n'avait pas exclu un châtiment divin. Se désintégreraient-ils ? Fondraient-ils ? Seraient-ils emportés par des flammes ? Rien ne se produisit. Quoi qu’ils pussent bien être, ils n'étaient pas une création maléfique, ils résidaient ici, voilà tout.
Jeanne en resta prostrée, ainsi que sa femme. Armandine Dumesnil s'était réfugiée dans le mutisme depuis, choquée au plus profond de son être. Le « mal des fantômes » était sur elle. Un vide existentiel absolu devant sa condition, dont le symptôme principal était la langueur. 
Jeanne, quant à elle, alla mieux, et oublia ses crises de nerfs intempestives. Octave était devenu d'un extrême cynisme et remit en question le bien-fondé de l'autorité de son ancien employeur. Jeanne, malgré tout, jouait avec un malin plaisir à être intrusive pour troubler les vivants. Si elle était une revenante, soit, alors elle se devait d'agir comme tel. Elle rétorqua que, tout bien considéré, si cette maison était une prison, si quelqu'un la rasait jusqu'aux fondations, cela les délivrerait de leur sort. Son père en doutait, mais la laissa agir avec mesure. 
Durant plusieurs années, les gens occupaient les murs puis s'enfuyaient. La rumeur locale effrayait les propriétaires qui évitaient même d'évoquer la demeure. Bien après la bénédiction infructueuse des lieux, un couple de retraités y élut domicile. S'ennuyant ferme, Jeanne ne les importuna pas. L'avantage de la collocation était que les nouveaux venus apportaient les informations sur ce qui se déroulait hors de l'enceinte. Donatien observait cet univers étranger évoluer, devenir inintelligible, tandis que sa fille raffolait de tous ces changements et adorait les modes féminines et les musiques entrainantes. Armandine ne se détachait de son mutisme que pour prier pour leur salut. Pauvre femme qui était si chaleureuse de son vivant, le coeur de leur famille. Donatien considérait que leur état n'avait sans doute aucun but particulier. Leur situation dépassait la science, même actuelle. Personne ne les aiderait et il n'y avait aucune porte ni aucune clé. Plus de passé, plus d'avenir.
L'éternité du présent les avait embrassés.
Malgré son athéisme, il décida qu'en toute logique, ils subissaient d'un lourd châtiment. Avant que sa famille et son domestique trépassent à cause d'une maladie foudroyante, ils avaient commis un crime moral. Dominique était leur fidèle servante. Pour bénéficier de certaines faveurs et d'une progression sociale, Octave avait dénoncé au grand jour l'adultère homosexuel dans lequel la Dominique se compromettait. Hélas, elle se suicida la semaine même de son renvoi, quittée à la fois par son mari et par son amante. Privée de ressources, elle se retrouva à la rue et souffrit de froid et de faim. Refusant de se prostituer, elle se jeta en haut d'une tour d'église, un chapelet entre ses mains. À cette époque, personne ne plaisantait avec les convenances sociales. Une réputation détestable l'aurait suivi, car on parlait beaucoup dans les petites villes. 
Dumesnil regrettait. Les êtres les plus chers à son coeur avaient suffisamment payé. La culpabilité avait brisé l'esprit de sa femme ; sa pensée était une prison dans une autre.
Donatien se sentait tellement vieux.

La famille spectrale se fit discrète durant la seconde moitié du 20e siècle. Les locataires vivaient et s'en allaient. Quand le retraité, propriétaire des lieux, poussa son dernier souffle entre les murs à la fin des années quatre-vingt-dix. Son « esprit » ne prit pas place parmi eux. Sa femme partit sans délai, tant elle exécrait l'endroit et ses présences. Quelques années passèrent et la demeure qui avait été laissée à l'abandon fut enfin rénovée. Monsieur Accadis partageait leur non-vie depuis lors.
Donatien ne savait pas quoi penser de cet excentrique qui habitait « chez eux » depuis maintenant dix ans. La nouveauté étant qu'il fut le premier qui leur parla et qui ne sembla pas être dérangé outre mesure par les bruits nocturnes divers. En effet, il réagissait, de façon bienveillante, aux évènements surnaturels de sa maison. Accadis accepta l'irrationnel sans peine à force de voir sa radio ou son téléviseur agir sans son intervention. Souvent, ils les interpelaient à haute voix. Pour le moins, Damien Accadis n'avait pas l'air d'avoir toute sa raison.
L'homme qui appartenait à la catégorie des « fous littéraires » avait écrit deux ouvrages, le premier consacré à la théorie, toute personnelle, que Nicolas Tesla possédait le secret de la vie éternelle et le deuxième était une étude énigmatique sur des ondes produites par les néons. Après ce genre de dérivatifs, des locataires de l'au-delà n'étaient pas si intimidants...
Au moins, une intelligence étrange de ce style était plus en phase avec l'irrationnel que quiconque.

Par le plus grand des hasards vint l'idée qui allait briser le cercle vicieux, au cours de cette monotonie insupportable.
Donatien détestait la « boîte à image » qui dérangeait la quiétude morale qu'il chérissait par-dessous tout. Elle le heurtait par des couleurs criardes et des sons désagréables, mais il aimait découvrir, tard, des films en noir et blanc qui y étaient diffusés.
Vers minuit passa celui qui parlait d'un golem, cette légende juive, qui avait inspiré le mythe de Frankenstein. Une réflexion se fit jour en cet être fixé pour l'éternité. Quand il était étudiant, le spiritisme était en vogue, et il avait considéré cette mode comme proprement idiote. Étant donné que désormais, il était de l'autre côté, avec le recul, il se devait de savoir si quelque chose de vraisemblable se cachait dans toutes ces sornettes. Dans l'opération, le défunt pouvait parler par la voix du spirite. Donatien essaya de superposer son corps à celui de monsieur Accadis, mais ce fut peine perdue. Il était juste juxtaposé. La question n'avait peut-être de sens que si la possession était désirée. Le spirite acceptait le revenant, après tout. 
Cela amenait des questions qui posaient d'autres questions. Si l'hôte acceptait l'irruption surnaturelle, le temps était-il bref ? Cela semblait être difficile pour un mortel d'ouvrir la porte de sa conscience, mais aussi pour l'esprit de rester en elle. Moralement, il ne pouvait approuver l'idée que s'il insistait, il pouvait tuer monsieur Accadis qui n'était plus dans la force de l'âge même si sa santé était bonne.
Monsieur Accadis s'était mis en tête de consacrer son temps sur l'un de ces sujets préférés, pris par une nouvelle lubie. Il avait extirpé de ses vieux cartons une vieille machine à écrire. Il la dépoussiéra, appuya sur les touches, et rumina contre le fait qu'il ne retrouvait plus un seul ruban encreur. Quand il alla chercher ces rubans dans le grenier — qu'il dénicha non loin des froufrous de madame Dumesnil, toujours imperturbable —, Donatien était plongé dans une profonde réflexion devant le bureau. Au bout de cent ans, il avait réussi à canaliser sa force ; question d'entraînement. Ses doigts posés sur les touches les enfonçaient sans peine. Un jeune fantôme était incapable d'interagir correctement avec la matière solide. Ils étaient constitués d'une énergie « non vitale ». Elle s'épuisait comme chez les vivants. Avec l'apprentissage, le minimum d'énergie pouvait être appliqué avec le maximum de précision, avec des limites. Donatien n'aurait pas pu soulever une brique dans les airs, mais il pouvait faire tomber un vase avec facilité.
Quand monsieur Accadis mit un ruban encreur et glissa une page blanche, Donatien décida que le moment était venu de communiquer avec les humains normaux. Nul ne savait à quoi cela conduirait, mais le besoin de parler était fort.
Quand la machine tapa toute seule, le vieil homme sursauta et vit une phrase apparaître.
« N'ayez pas peur. »
Accadis en fut bouche bée.
— Qu'est-ce qui se passe ici ?
La machine se remit en branle.
Ce fut ainsi qu'ils communiquèrent durant des heures.
Puis durant des semaines.
L'âme errante commença à s'épancher pour la première fois, heureuse de rencontrer un confident compréhensif.
Donatien était né en 1875 et son enveloppe charnelle avait disparu en 1912. Son apparence spectrale était restée figée comme celle d'un homme de trente-sept ans. Il avait été un commerçant couronné de succès, qui avait quitté Paris pour s'établir en province. Une fois son corps retourné à la terre, la Première Guerre mondiale l'avait profondément dégouté et avait balayé toute sa foi dans le progrès. La France avait vécu tant de bouleversements. Il avait grandi dans un univers rural. Actuellement, il n'en revenait pas de voir les avions de ligne si hauts dans le ciel.
Les modes de vie qu'il croyait définitivement inscrits dans l'Histoire s'étaient volatilisés. Jeanne approuvait le féminisme et réclamait le droit à la parole sur tous les sujets. Il se considérait comme un esprit ouvert — il savourait ce jeu de mots —, mais était dépassé. Par la force de « l'énergie », la famille Dumesnil pouvait changer de vêtement et il eut toutes les peines du monde à convaincre sa fille d'abandonner la jupe — au moins, elle n'était pas trop courte. Au fond de lui-même, il savait qu'elle avait saisi l'air du temps alors que lui n'était qu'une relique, un dinosaure figé dans le marbre. Cela ne l'empêchait pas d'avoir une passion, celle des sciences. Il était fasciné par les progrès de l'étude psychologique, après tout il avait été un contemporain de Freud. Il avait essayé de percer l'esprit emmuré de sa femme, en vain. Ha, s'il pouvait avoir l'un de ces scrutateurs des profondeurs de la psyché pour lui prêter main-forte ! 
Pour toujours, c'était un enfant de la IIIe république. Le monde extérieur, peuplé de sons si brutaux, grouillant comme une fourmilière, le rebutait. Pour sa fille, il s'était mis à évoluer même s'il s'adaptait mal. Malgré tout, il se débrouillait bien grâce à la radio et aux discussions des « colocataires » ; quand il en fut privé, il en tomba malade. Enfin, autant qu'un spectre puisse l'être.
La confiance mutuelle se tissait entre les deux anciens, Accadis lui-même se fendit de quelques explications sur son vécu. Triste de manière permanente, perclus de remords, poursuivi par un deuil inconsolable. Il avait été foudroyé par la mort accidentelle de sa femme et ne s'en était jamais remis, et les séquelles sur son mental l'avaient éloigné de toute sociabilité. Comme son nouvel ami, le décalage entre le monde et ses convictions s'était progressivement agrandi. À soixante-huit ans, il ne lui restait que sa paisible retraite et ses souvenirs. Ses excentricités, à la limité de la folie légère, arrivaient à le faire tenir.
Donatien ne savait pas comment lui présenter son problème. Même si l'homme avait une certaine ouverture d'esprit, ce qu'il avait à lui proposer était pour le moins incongru et personne ne se doutait des difficultés que cela engendrerait. Il lui avoua son idée au moment où il sentit qu'il avait suffisamment gagné sa confiance. Accadis demanda quelques jours de réflexion que Donatien lui accorda bien volontiers. Le temps, après tout, il n'en manquait aucunement.
Accadis accepta en déclarant qu'après tout, l'expérience était à tenter, mais exigea une faveur en retour. S'il l'aidait à s'échapper alors il faudrait que Dumesnil retrouvât sa femme. Elle devait être là-haut au ciel et vu les péchés de son mari, lui resterait en bas. Donatien lui avoua qu'il ignorait si le paradis était atteignable, qu'il n'avait jamais aperçu quelqu'un d'autre comme eux, mais il promit quand même de la rechercher si elle était sur terre, Accadis lui répondit que si un seul fantôme exista — ce que la présence des Dumesnil prouvait — cela signifiait qu'il subsistait un espoir que l'âme de la défunte résidait quelque part.
Ni l'un ni l'autre n'avait le moindre protocole sur la façon de procéder. Ils expérimentèrent.
Donatien se concentra sur les mains et les dirigea indépendamment des pensées du vieil homme. Il se surprit de vouloir se retenir devant un tel succès, car Accadis pouvait légitimement éprouver de la peur. Il semblait au contraire amusé.
— J'espère que vous ne me ferez pas ça contre ma volonté, ajouta-t-il dans un grand rire.
La machine tapa de plus belle.
« Le processus ne semble pas fonctionner si vous ne le désirez pas, faites-moi confiance. »
Après de nombreux errements et essai infructueux, aussi naturellement que possible, les deux âmes pouvaient coexister. Donatien pouvait résider dans son corps physique lors qu'Accadis se déplaçait dans la maison.
L'avancée était extraordinaire.
Il parla dans la tête de son hôte et lui demanda un service.
Celui-ci accepta.

Accadis marcha dehors, puis il passa le portail. Un vivant ne voyait aucunement la clôture. Donatien plongé dans les brumes intangibles d'Accadis lutta contre sa frayeur, sentant déjà la douleur impitoyable l'envelopper.
Accadis s'éloigna de plus de deux-cents mètres de la maison, puis attendit, les mains dans les poches.
La voix intérieure se fit entendre.
« Je ne ressens aucune souffrance, c'est au-delà de mes espérances. »

Ils étaient si emportés par leurs expérimentations qu'ils ne voyaient pas Octave les espionner, assis sur le toit, une lueur de méchanceté s'agitant au fond de ses pupilles.
Le jour de la transgression de Donatien, Octave lut ce qui avait été tapé sur la machine. 
Fort préoccupé, il se glissa dehors traversant le mur de derrière la maison. Devant lui, un arbre centenaire cachait son plus grand secret. Il inspecta les environs, se baissa et passa la main dans la neige. Celle-ci remuait sans déplacer un gramme de matière. Le phénomène de « non-collision », comme l'appelait Donatien, était si ancien pour lui qu'il en était devenu naturel. Ses doigts tremblèrent alors qu'il effleurait le paquet. Cela ne bougea pas d'un pouce. Il dut se concentrer et forcer sa prise. Le sol glacé craquela puis projeta des morceaux de neige et de terre entremêlés quand il rapporta l'objet de sa quête près de son visage. Il ne connaissait ni la sueur, ni l'essoufflement, mais sa tête tournait à cause de l'effort énergétique déployé. 
Le jeu en valait la chandelle, puisque le paquet était dans sa paume. Habilement caché de ceux qui auraient été capables de percevoir son aura autrement dit, ses compagnons de geôle. Le papier et la ficelle étaient de l'autre côté. Rares étaient ceux qui pouvaient voir ce qui n'était pas issu du monde des vivants. Il enserra cette si petite chose. Si puissante.

Alors qu'Accadis était parti chercher du bois pour la cheminée, Donatien avoua sa découverte à sa fille. Plutôt que d'être surprise, elle sembla on ne peut plus ravie.
— Il n'y a plus qu'à rentrer dans... des gens et sortir, piaffa-t-elle.
— Pas de précipitation.
— Comment cela ?
— Ce n'est pas aussi facile et puis... ce n'est pas moral.
Quelque chose l'intrigua. Un bruit léger de frottements de pas non loin d'ici.
Il s'approcha la porte et l'ouvrit d'un coup sec. Derrière, Octave ne se sentait plus de joie. Quelque chose d'anormal se tramait et Donatien en avait conscience. L'ancien employé affichait un regard à la limite de la folie.
— Auriez-vous gardé vos déplaisantes manies de fouine ?
Octave se plaça entre le père et la fille, avec une démarche presque dansante.
— Je m'instruis. Je me demandais ce que vous maniganciez avec le vieux. J'ai ma réponse.
— Ce ne sont pas vos affaires.
Donatien remarqua que l'homme laissait sa main droite dans sa poche, comme s'il y avait caché une arme.
— Bien sûr que si. 
Il toisa Jeanne avec un regard concupiscent.
— Écoutez-la, il faut partir. Peu importe les moyens.
— Je ne sais pas. Nous sommes damnés.
— Quel vocabulaire catholique dans la bouche d'un athée convaincu !
Octave se posta derrière Jeanne. Elle se tendit, habitée par un froid inhabituel qui la traversait. Pour la première fois depuis l'exorcisme, elle ressentait la peur. Le père de famille sentait qu'il devait mettre les choses au point avec vigueur. Octave soutenait son regard.
— Votre fille n'a pas mérité cette punition.
— Vous préoccupez-vous de Jeanne pour de bons motifs ? Je refuse que vous l'utilisiez pour faire pression sur moi. Et ne l'approchez pas de si près.
Octave s'emporta à ces mots.
— C'est vous qui avez renvoyé la servante ! C'est vous le coupable ! Est-ce que je savais, moi, que ça allait aussi mal se passer ? On a bien payé, on est en cage depuis si longtemps. Il n'y a pas de moralisme à avoir, il faut s'évader ! Notre peine durera peut-être une éternité. Nous deviendrons tous fous à ce régime. Laissez-moi sortir d'ici !
— Le processus est délicat. De plus, nous sommes redevables à monsieur Accadis de son aide.
— Terminé, vos airs de la haute ! J'ai compris votre jeu de dupes et j'ai un atout dans ma manche.
Il s'empara brusquement de Jeanne et la serra contre lui. Son regard épouvanté plongea dans celui de son père.
Octave extirpa un diapason de sa poche gauche, puis le brandissait devant Jeanne dont le visage exprima une peur croissante.
Donatien s'approcha doucement, s'efforçant de parler avec calme.
— Vous savez quelque chose que j'ignore, n'est-ce pas ?
— À votre avis ? Qui était le gardien du cabanon ? Je suis là pour vous surveiller depuis le début. Vous êtes un pion sur un échiquier.
— C'est absurde.
— Bien au contraire. Ma peine sera bien écourtée grâce à votre tentative d'évasion. Je peux enfin sortir d'ici, vous avez perdu la partie. Puisque vous ne voulez pas m'aider, j'ai une option plus radicale.
Il frappa le diapason sur la table. Celui-ci vibra en ne produisant aucun son. Puis, Octave recommença son geste.
— Que faites-vous ?
— Je donne l'alarme.
Ils sursautèrent tous quand Accadis entra et posa les buches au milieu d'eux. Se relevant, il les examina l'un après l'autre. Puis, souris à Dumesnil, comme s'il l'avait toujours connu.
— C'est amusant, je croyais que vous portiez des linceuls, affirma le vieil homme avec naturel.
— Il voit, s'étouffa Jeanne.
Bouche bée, Octave relâcha sa prise. En profitant, Jeanne se débattit et glissa hors des bras de son gardien. Donatien expédia un coup de poing qui fit basculer Octave. Le diapason lui échappa des mains.
Une vibration légère les troubla tous, comme des remous à l'intérieur d'eux-mêmes. 
Jeanne écarquilla les yeux et pointa du doigt la fenêtre en face d'elle. 
Donatien s'en approcha. Au loin, un nuage noir et épais dévala en trombe de la colline. Une masse compacte de gaz en mouvement. Une avalanche noire sur la blanche du paysage.
— L'heure du châtiment a sonné, s'exclama Octave.
Le nuage se fracassait sur la barrière puis s'étalait sur les bords. En moins d'une minute, elle avait encerclé la zone, retenue par la clôture spectrale. Donatien traversa la porte d'entrée sans même s'en rendre compte, Accadis la poussa après lui. 
Donatien examina de plus près le phénomène, avec effarement, il entendait un bruit comme celui d'une multitude de dentiers qui claquaient. Il se rapprocha encore et observa des mâchoires volantes grignoter la barrière, et des yeux rouges minuscules virevoltants. La puissance de la clôture cassait des dents. Si une se brisait, dix la remplaçait.
Donatien se retourna et revint vers l'entrée, où tous se tiennent. Il agrippa Octave au col avec brusquerie.
— Qu'avez-vous fait, espèce de fou ?
— Voilà la punition pour ceux qui s'échappent de prison. Vous vouliez savoir comment on pouvait mourir pour de bon. La destruction par la grande Nuée ! Vous serez déchiquetés comme des vivants. Le fléau des spectres !
Il le repoussa en arrière sans ménagement.
Donatien vit La Nuée, des milliers de paires d'ovales rouges minuscules surmontant des bouches insatiables invisibles, une tempête de rats fantomatiques privés de corps flottants se déplaçant dans l'impénétrable brume. Des yeux sournois et des crocs frénétiques.
— Dieu du ciel, bredouilla Accadis.
Jeanne se mit à hurler sans pouvoir se retenir, se blottissant derrière la porte.
— La barrière va céder, réalisa Donatien.
Une lame de Nuée dévastatrice s'échappa à travers. Même détachée de sa matrice, elle se dressait comme un cobra, pourvu de dents acérées sur l'ensemble de sa forme mouvante. Octave dépassa le groupe et présenta à la forme étrange des signes de bienvenue. 
La nuisance entoura Octave et s'empara de son bras. Les mâchoires claquèrent tout autour sans lâcher leur prise. Donatien tira l'homme en arrière. La brume s'effilocha et se désagrégea en petits morceaux vaporeux qui venaient mourir sur le sol en se tortillant.
Ils reculèrent jusqu'à la maison, fermant la porte.
— Ce n'était pas prévu... Ils ne devaient pas s'en prendre à moi, affirma Octave d'une voix frémissante.
— Misérable ! rugit Dumesnil.
Dumesnil ressentit le besoin de le molester, mais se ravisa quand il constata combien le bras de l'infortuné était dévasté par la sauvagerie de l'attaque. Ses chairs spectrales pantelantes, déchirées, grignotées laissaient échapper des morceaux sur Octave. Le visage du félon exprimait le martyre et l'incompréhension. Même Jeanne, détestant Octave presque autant que son père, était gagnée par la pitié devant cette vision d'horreur. L'appréhension de la souffrance domina l'esprit des Dumesnil pour la première fois depuis une éternité.
La barrière se fissura légèrement, chaque portion étant avalée par La Nuée vorace. Des morceaux s'écroulèrent de toute part sous les assauts répétés.
Jeanne, au comble de l'angoisse, s'accrocha à Donatien, cachée derrière lui.
— Père. Ho mon Dieu ! 
Bien que terrifié, Donatien la secoua vivement.
— Calme-toi, je t'en prie.
— Mère est toujours là-haut !
La barrière s'abattit avec fracas à certains endroits comme du verre brisé.

Octave se précipitait vers le village, tenant son bras souffrant contre son torse. Il avait la faculté d’échapper au manque de souffle des vivants, mais son énergie était limitée, il le savait. Il avait sauté à travers la barrière fragilisée, mais s'était brûlé atrocement à son contact. Une partie de La Nuée le talonnait avec un instinct de prédation sans pareil.

Donatien fonça dans l'escalier et lança à Accadis :
— Occupez-vous d'elle, s'il vous plait.
Armandine restait là, prostrée dans le grenier toujours vêtu de la robe qu'elle aimait tant. Le souvenir de son achat dans une boutique de Paris en 1907 s'empara de son esprit. Non, se reprit-il, ne pas perdre de temps.
Donatien souleva sa femme avec délicatesse. Sentant sa peur, elle cogna doucement la poitrine de son mari avec ses poings serrés, en arborant une moue boudeuse, mais ne prononça pas le moindre mot.
Il descendit l'escalier, sa femme dans les bras, au moment même où La Nuée noire s'inséra à l'intérieur par le pas de l'ouverture principale. Accadis tenta de repousser la brume avec son pied, puis se débâtit, puis parvint à retirer sa chaussure. Il dévisagea Dumesnil avec stupéfaction.
— Suivez-moi. Vite, fit Donatien.
Ils descendirent au plus vite à la cave, Accadis refermant derrière eux.
— Ça va nous retrouver.
— Déplacez le meuble du fond.
Ils l'enlevèrent. Derrière lui se cachait un étalage de planches cloutées à l'horizontale.
Donatien posa sa femme avec douceur, mais ce fut avec rapidité qu'il frappa les planches qui éclatèrent, projetées en arrière. L'ouverture béante montrait un passage dans la terre à peine assez large pour un adulte. L'entraînement n'avait pas été inutile.
— Prenez une lampe.
Il alla chercher une lampe-torche dans un tiroir puis l'alluma et promena la lumière dans l'excavation. Le trou était vertical, bien creusé et une échelle de bois était posée en face d'eux. Pas très robuste, mais capable de tenir sous le poids d'un seul homme.
— Je n’en reviens pas, formula Accadis à cet instant.
Donatien lui tapota l'épaule et le força à le regarder dans les yeux.
— Au dessus, ça mène derrière la maison. Je crois que le barrage a sauté.
— Mais comment est-ce possible ?
— Les fantômes ont leurs petits secrets. Ne traînons pas.
Ils entrèrent dans le passage. Donatien fut content de ne pas expliquer que c'était lui-même qui avait influencé mentalement Accadis durant de nombreuses nuits pour qu'il creuse une galerie pouvant dépasser la barrière. Tel un somnambule, le propriétaire travaillait régulièrement en l'oubliant au réveil. Dumesnil le poussait à creuser toujours plus loin. Accadis avait été persuadé que c'était « ses » fantômes qui introduisaient de la terre un peu partout dans sa maison, comme un étrange rituel, et s'y était accoutumé.
La porte d'entrée de la demeure sauta sur ses gonds. Une vague de Nuée pénétra en trombe dans le couloir principal. Elle renifla la non-vie, déplaçant les meubles. La tempête négative, invisible pour les vivants, déployait toute sa férocité, capable de porter atteinte à la matière. Elle brisa le verre, rogna le bois, violenta les tables et chaises, dans un tumulte, comme un souffle animé de volonté néfaste. Créée par des forgerons de l'abîme, elle mastiqua avec la soif de meurtre qui muait les piranhas surexcités. Affamée, elle léchait la moindre parcelle d'énergie des fantômes dans chaque pièce et ses recoins.
En furie, elle tambourina la porte de la cave.
Derrière la masure, Jeanne passa la première, aspirant instinctivement l'air. Elle aida Accadis.
Accadis releva la tête vers elle.
— Ça nous suit.
Pour corroborer ses dires, un grand fracas résonna derrière eux, Donatien les obligea à se précipiter à quelques mètres de là, à travers champs, jusqu’à un cabanon de taille modeste, puis il les cache derrière des stères de bois attenants. Accadis sentit le contact d'une main ferme sur son épaule.
— Occupez-vous d'elles. Je sais ce qu'il faut faire, le rassura Donatien, puis il s'éclipsa.
Quelques minutes, plus tard, Donatien s'échappait de manière éperdue.
Malgré la terreur, il exultait dans sa fuite. 
Libre ! 
La Nuée se projeta avec virulence hors de la béance dans la neige. Elle resta stable puis se dirigea tout droit, survolant le sol, suivant les traces psychiques de pas laissé par Donatien. Elle ne vit pas les trois âmes qui se tenaient cachées. Jeanne comprit que son père se sacrifiait pour eux.
Donatien entendit les milliers de caquètements de La Nuée qui se rapprochait. Sa résolution n'en était que plus forte. Il arriva au sommet de la colline. S'il s'était trompé dans ses prévisions, il était perdu. La providence lui souriait enfin : le brouhaha caractéristique de la route s'ajoutait à celui de La Nuée.
Son plan qu'il avait échafaudé dans sa course éperdue était solide. Encore un effort, se persuada-t-il.
Une dizaine de mètres sous lui se tenait la route. En contrebas, le trafic régulier lui permettait une échappatoire. Donatien examina la situation, en sachant qu'il n'avait que quelques minutes pour se décider. Il aperçut un bus qui roulait à près de cent kilomètres par heure et se dirigeait vers lui. Avec une grande audace, Donatien sauta sur la branche d'un arbre, il l'agrippa puis pris son élan pour atteindre le bus qui arrivait, quelques mètres plus bas. 
Dumesnil bascula sur le toit de l'autocar au-dessus du conducteur, glissa, mais se rattrapa de justesse. Le souffle de l'air le bouscula, mais il s'accrocha fermement au véhicule. Redressé, il se retourna et serra dans son poing le diapason qu'il avait pris soin de garder. Il le frappa contre le toit de toutes ses forces.
La Nuée coula sur la route et se faufila entre les voitures, avide, rattrapant le bus. Comme sa proie, elle luttait contre le souffle du vent. Inexorable, elle glissait et louvoyait comme un serpent, s'agrippant aux voitures les plus proches avec des serres vaporeuses. À l'intérieur des véhicules, les passagers ne pouvaient discerner l'abomination derrière les vitres, mais une vague de malaise et de haut le coeur s'emparait des humains sur son avancée. 
La Nuée atteignit le bus et s'y accrocha. Une dame à l'arrière hurla quand par accident, un brin du poursuivant infernal frôla sa main et la mordit. Éberluée, elle examina la blessure superficielle à sa paume. Donatien identifia le cri de la femme et se concentra aux limites de ses forces. 
La Nuée infernale parvint jusqu'à quelques mètres de distance de lui. Le fantôme s'acharna sur l'instrument, les vibrations imperceptibles enrageant l'horreur ténébreuse. Tandis qu'elle était sur le point de le frôler, il jeta le diapason encore vibrant dans les bois proches à sa droite et sauta sur le bas-côté gauche. Il chuta sur la neige. À bout de force, il dut lutter alors pour relever la tête et s'enfuir. La Nuée cherchait sans relâche entre les arbres puis s'entortillait entre ceux entourant le diapason, arrachant l'écorce en grondant. Donatien se cacha derrière un rocher. La Nuée lâcha un rugissement. Saisie par une faim inextinguible, elle brisa des troncs puis s'éleva dans le ciel, tourbillonnant sur elle-même, comme la colonne d'une tornade. Elle s'écoula dans les nuages blancs avant de disparaitre définitivement. 
Du moins, l'espérait-il en auscultant le ciel plein de quiétude. 
Convaincu de la disparition de La Nuée, il reprit son chemin en sens inverse. Le décor enneigé était en phase avec son harmonie intérieure. En se rapprochant du cabanon, une grande réjouissance devant sa propre hardiesse le submergeait. 
— Je suis encore vert pour mon âge. 

Jeanne secoua le corps d'Accadis.
— Monsieur, réveillez-vous. Ne nous laissez pas toutes seules. J'ai peur.
Sa mère restait imperturbable, les yeux dans le vague.
La tension et le froid l'avaient assommé, il se sentait sombrer comme une pierre dans un lac.
Damien vit sa femme, morte il y avait de cela trente ans. Il releva son buste, cherchant à l'embrasser. Pour toute réponse, elle mit les mains sur sa hanche et lui rétorqua que ce n'était pas le moment de la rejoindre. Elle le poussa brusquement avec sa paume ouverte contre son torse. Il se réveilla en hoquetant.
Jeanne eut un léger rire nerveux en le regardant. Elle essuya ses yeux embués de larmes au plus vite.
— Pourquoi pleures-tu ? Je serais devenu comme toi. D'ailleurs, je suis peut-être comme toi, se surprit-il à dire le plus naturellement du monde.
Une voix familière s'éleva.
— Je sais reconnaitre quelqu'un en chair et en os quand j'en croise un.
Donatien arbora un visage plein de douceur, loin de son habituelle distance taciturne.
Jeanne sauta dans les bras de son père. Il l'étreignit avec force. Leur corps ne produisait pas de chaleur et ils n'entendirent aucun battement de coeur. 
Rien de tout cela n'avait d'importance ; ils se sentaient vivants.

Donatien se baissa et serra la main de son allié.
Accadis expira l'air de ses poumons, le voyant partir en fumée blanche contrairement à ses amis. Il épousseta ses joues enneigées et se remit d'aplomb.
— La chose est-elle partie ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, mais le coin n'est pas sûr. Nous devrions partir. Comment dit-on de nos jours ? Nous devrions prendre la tangente quelque temps.
Il toisa Accadis avec un drôle d'air.
— Pourquoi vouliez-vous m'embrasser, au fait ? 
Accadis repensa aux minutes avant son réveil. 
— Marie était là. L'auriez-vous vu ?
Il avait rêvé sans aucun doute. Pourtant, elle avait été bien réelle l'espace d'un instant. Sa vision ressemblait, trait pour trait, à son épouse défunte. Cela n'avait été ni flou, ni ouateux, sans un halo lumineux, ni tunnel « d'après la mort », ni musique liturgique. Une présence banale qu'il avait connue plus de quinze ans dans sa vie. Les meilleures années de celle-ci.
— Marie ? Votre...
Donatien se mit à sourire de bon coeur pour la première fois depuis qu'il avait été un mortel.
Peut-être existait-il des fantômes pour les fantômes. 
— Nous n'avons pas fini de découvrir des choses surprenantes, mon ami, commenta-t-il avec un certain espoir.
Regardant les alentours, il s'attrista de ne pas pouvoir respirer l'air et tenta de se remémorer cette sensation. Il regrettait presque qu'Octave soit mort — non, détruit —, puisque le traître était le seul relais avec ceux qui les avaient enchaînés. Le monde des vivants était effrayant. Celui de l'« Antévie » l'était encore plus. Cependant, sa famille était libérée. Ce serait long, mais il aurait enfin des réponses. Pour l'heure, ils devaient s'éloigner du danger le plus proche.

La rue du petit village était déserte en ces dix heures du soir, Accadis trouvait fort amusant que ses comparses ne laissent pas de la moindre trace dans la neige contrairement à lui. Passé la frayeur de La Nuée, il riait d'un rien, comme un enfant excité. Donatien se demandait, avec circonspection, si son compagnon ne serait pas, après tous ces évènements surnaturels, devenu fou à lier.
Des néons s'allumèrent inopinément puis grésillèrent à la devanture d'un magasin. Armandine sursauta puis arrêta son regard sur les étincelles produites. Un regard embué qui semblait être celui de quelqu'un émergeant d'un long sommeil.
Donatien examinait l'allée principale du village et les fenêtres débordant de lumière où les vivants résidaient, ignorant la présence du surnaturel.
— C'est la croisée des chemins. Je ne sais pas quelle décision prendre, avoua-t-il en affaissant ses épaules.
— Il nous faut une nouvelle maison, souffla une Jeanne accablée.
Elle ne se languissait pas de la perte de l'ancienne demeure, pourtant, elle ressentait déjà le besoin d'un foyer.
— Je n'ai plus rien, répliqua Accadis.
— Vous avez une famille, maintenant, affirma Armandine, avec une voix douce, s'exprimant pour la première fois depuis plusieurs décennies. Tous les regards posés sur elle ne semblaient pas la perturber. Pendue au cou de son mari, elle examinait la devanture des lieux, comme une petite enfant, subjuguée par les néons.

La victime de La Nuée était proche de l'extinction, mais la haine qui avait couvé en lui depuis toujours avait pris le dessus. Échoué dans un ravin, il avait dévoré un grand nombre de ses dévoreurs. Six ou sept rats de brume rongeaient son corps d'ectoplasme, mais il les retenait par sa volonté. Elle était de fer.
L'âme croisa alors le chien et s'empara de sa gorge. La pauvre bête avait senti la malfaisance en marche sans avoir eu la capacité de se défendre. L'être abominable aspira la proie, ne laissant qu'un cadavre desséché et fumant.
Bien, fort bien, conclut-il, voilà un médicament efficace. La douleur devenait moins insupportable et La Nuée à l'intérieur de lui s'était apaisée. La méthode pour les repaitre semblait adéquate. Dommage qu'il n'y eut pas son maître à proximité, sans doute fort nourrissant ! 
Il contempla ses mains pulvérisées et devina que l'ensemble de son corps était méconnaissable. Il titubait, semant des lambeaux de sa chair éthérée derrière lui. Malgré son état lamentable, il se sentait galvanisé, ivre de pouvoir. Sans qu'il le remarquât, ses dents étaient devenues pointues et aiguisées, ses yeux avaient pris une teinte pourpre. 
Personne ne le commanderait plus, personne ne se servirait plus de lui. Il allait régler beaucoup de comptes dès que possible.

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