samedi 22 septembre 2012

La joie des Durantons [evoripclaw]


         Le soleil se couchait tendrement, ce soir-là.
         Sa lumière rose-orange embrumait les champs qui faisaient office de remparts à la ferme Duranton. Partout alentour, les plantations attendaient leur récolte avec ce dédain passif que ne peuvent atteindre que les végétaux. De temps à autre, une vulgaire bise embrassait le blé sec, presque cassant, propageant une douce rumeur qui, à n'importe quel randonneur étourdi, aurait pu faire penser à une mer toute proche et pourtant si loin.
         Car rien en ce lieu n'aurait remplacé le bruit des récoltes oscillant face au vent. Pas même la cour de la ferme, pleine d'un vide si serein que seul son parterre de gravier aurait pu l'expliquer.
         Et la télé, brisée, fendue, comme seul vestige d'un lointain passé.


         A table, deux enfants, un garçon et sa cadette, paissaient paisiblement ce qui semblait être une salade Césare. Le Père de famille, François Duranton, mâchait lentement, relevant de temps à autre la tête vers le crucifix de la porte d'entrée en quête d'une approbation qu'il ne trouverait jamais. Mireille Duranton, quant à elle, avait déjà fini. Si ses yeux n'avaient été ainsi noyés dans son assiette, l'on aurait pu y lire toute l'envie qu'elle avait de se resservir.
         C'était une femme grasse, à la mine naturellement rougeaude et sympathique, qui de par son physique fleurait bon la simplicité. Ce devait être ces qualités qui l'avait poussée dans les bras de son escogriffe de mari.

         Lorsque le carillon sonna, quelque part vers 21 heures, François, qui, la mine soucieuse, contemplait le vide de son yaourt, balaya une miette de pain de sa main droite et ordonna d'une voix égale :
- Les enfants, allez vous brosser les dents, et pendant cinq minutes, au minimum (D'un geste lent, il réajusta ses lunettes. ). Si vous êtes prêts avant 21h10, je vous ferai l'aumône d'une histoire.
          Les deux enfants, Martin et Sylvie, se levèrent dans un silence religieux, puis, une fois leur couvert déposé dans l'évier, disparurent sans un bruit.
- Tu sais, Mireille, il y a vraiment des fois où je me dis que l'on peut être fiers de nos petits monstres.
         Et la mère Duranton acquiesça.

         A 21h10 pile, lorsque le Père Duranton pénétra dans la chambre de ses enfants, Sylvie et Martin étaient déjà au lit, tout emmitouflés de couverture.
- Vous vous êtes bien brossé les dents ? demanda-t-il de ce même ton égal.
         Les deux marmots acquiescèrent.
- C'est bien, c'est très bien, même. Vous savez, je suis fier de pouvoir vous faire confiance, mes petits soldats, sourit-il.
- Papa, j'ai un peu mal au ventre.
- Martin, qu'est-ce que je t'ai déjà dit sur la douleur ?
- Que plus vite on s'y habituait, plus vite elle partait, répéta le fils.
- C'est bien, c'est très bien, mon fils.
         Et l'enfant en aurait presque souffert de vanité.
         En silence, bien entendu.

         La chambre, si l'on exceptait les lits superposés, était pleine d'un vide sidéral ou sidérant. Seule la chaise, apposée à l'un des murs bleu-nuit terne semblait en mesure de nous faire mentir. Le Père Duranton s'en saisit, la déplaça jusque devant ses enfants avant de soupirer, et de s'asseoir :
- Bien, quelle histoire désireriez-vous entendre ?
         L'effet fut immédiat :
- Les Trois Pécheurs ! Les Trois Pécheurs !
         Sylvie devait avoir sept ans, son grand frère trois de plus. Le père sourit de l'aplomb qui émanait de leur voix. Un peu par fierté, sans doute.
- D'accord... D'accord... Il était une fois

         Il était une fois, donc, trois pécheurs qui bien malgré eux s'en allaient accomplir l'œuvre du Tout-Puissant. L'histoire, le rejet même des trois protagonistes de notre Seigneur, fait qu'il m'est impossible de me rappeler de leur noms. Mais qu'importe. Ils brûlent désormais. Amen.
         Ainsi, il y a plusieurs années de cela, bien avant que votre propre Père ne soit né ; trois pécheurs décidèrent d'importer le mal rampant des villes et leur corruption dans nos belles contrées.
         Un jour l'un d'entre eux demanda :
- Mes frères, pourquoi ne créerions-nous pas quelque chose ?
         Sûrement, c'était là, une riche, une grande idée mais leurs entrailles étaient plein de tourbes et d'avarice ; et, par ce simple fait, les trois hommes même salirent ce qui était l'apanage du divin. La création. Les trois pêcheurs décidèrent donc d'élever une discothèque.
         Avant de continuer plus en avant, je me dois d'expliquer pour les innocents, ce que sont ces temples de la débauche qu'on appelle vulgairement discothèque ou boite de nuit. Une boite de nuit, les enfants, est un endroit où les mécréants se réunissent et tentent pendant un court instant d'oublier la salissure de leur existence dans le stupre, la luxure et la boisson. Dans ces églises de la débauche, les hérétiques jouent, boient, forniquent, même, parfois ; en se détournant du Saint-Père, sous les acclamations des uns et des autres.
         Mais, au sein même de leur vil plan, déjà germait l'étincelle précieuse qui sépare l'homme du singe et les pieux des impies. Car leurs cœurs étaient noirs, goudronnés de cette asphalte sombre qu'on appelle envie.
         Ils firent donc ériger le bâtiment. Un endroit ténébreux et clôs où tous pourraient s'adonner à leurs rites contre-natures. Et comme un point d'honneur à leur velléité, (et comme le décida le Divin, car, je vous l'assure les enfants, c'est bien sous son œil serein que se déroula cette danse macabre) et sans doute par avarice, aussi, nos trois pécheurs, une fois la toiture terminée, décidèrent de faire les finitions par eux-mêmes.
         Pour qu'on ne les entendent pas jurer, ils colmatèrent le plafond de polystyrène, oui, ces grosses plaques blanches que l'on retrouve dans les cartons. Ils mirent aussi, sans doute rongés par une honte bien compréhensible, d'horribles tentures devant chaque ouvrant, chaque fenêtre, chaque issue ; et, dans leur immonde bêtise, les trois pêcheurs décidèrent de modeler eux-mêmes le circuit électrique de leur temple.
         Ce fut là, leur plus pleine et parfaite erreur.
         L'endroit s'appelait le 5/7 et qui y serait entré, y aurait vu des filles presque dévêtues et des mineurs s'adonnant à la boisson, et des hommes autrefois fiers s'abandonnant à leurs plus bas instincts.
         Mais nous le savons, vous comme moi, le feu purifie tout même la crasse la plus noire.
         Il advint donc qu'un soir, un court circuit se déclara dans l'une des armoires électriques et, tout de suite après, sans doute en même temps, naquit l'incendie.
         Etaient-ils tous trop égarés pour se rendre compte du danger ? Ou bien leur acceptation du malin était-elle trop grande pour qu'ils ne prennent peur ? Personne ne le sait, mais une chose reste certaine. Lorsque tous découvrirent la catastrophe, il était déjà trop tard.
         Les hommes, les enfants, les femmes, tous les mécréants qui étaient présents, se précipitèrent en hurlant, comme une multitude de rongeurs, vers les issues, leur salut.
         Or, l'envie des trois pêcheurs avait été sans borne. Face à la peur qu'une telle population peut inspirer dans le cœur de tout un chacun, ces trois malotrus avaient en plus condamné chaque porte par des tourniquets. Il faut dire que la resquille et le vol sont des maux très répandus dans la fange de la France.
         Les mécréants, les forbans et toutes les filles de joie s'écrasèrent donc sur le froid métal en tentant de sauver leur piteuse existence. Les os cassèrent, les bouches hurlèrent et c'est à cet instant que les rideaux prirent feu.
         Comme une mer de flammes, l'incendie recouvrit les rares portes et, immédiatement après, le noir de leurs âmes damnées abima la pièce, les aveuglant même. Beaucoup tombèrent en toussant, et je peux vous assurer que ceux-ci étaient les meilleurs.
         Car le pire, le pire dans cet enfer, était encore de survivre.
         Déjà, les flammes dévoraient le plafond qui s'abattit en une mélasse blanche et brûlante sur leur corps et leurs fronts.
         Comme si Dieu, dans son infinie sagesse, y avait vu un baptême.
         Et les os brûlèrent.
         Et les corps se tordirent.
         Bien avant que les secours n'arrivent, il n'en restait plus rien qu'une bouillie aussi infâmante et noire que l'avait été leur existence.
         Ainsi périrent les Trois Pécheurs et leur immonde cohorte.
         Amen.

- Amen, répondit une voix dans les ténèbres.
         Au travers de la fine raie de lumière, filtrant de par la porte, François Duranton reconnut son fils.
- Amen, mon enfant. Il faut dormir maintenant, continua le Père en désignant Sylvie sur le lit le plus élevé.
         Puis, dans un même élan, Mr Duranton se dirigea vers la porte. A peine avait-il posé sa main sur la clenche...
- Dis, papa, qu'est-ce que ça sent un pêcheur qui brûle ?
         Duranton fronça un instant les sourcils.
- Je ne sais pas, le soufre, je suppose.
         Et la porte se referma, pour la dernière fois.

         En arrivant devant son lit, où Mireille patientait dans sa graisse, le Père Duranton enleva sa chemise, puis son pantalon, et enfin ses sous-vêtements. Toujours avec cette lenteur, cette rigidité qui le caractérisait, il enfila un pyjama rayé bleu et blanc avant d'asséner  :
- Tu sais, Mireille, je crois vraiment qu'on peut être fiers de nos petits monstres.
         Sa femme acquiesça, François l'embrassa et ils s'endormirent.

         A à peine cinq mètres d'eux, dans une chambre nimbée de ténèbres, Martin Duranton découvrait son corps et, en tirant sur son pénis, l'aîné de la famille pensait à l'odeur du souffre.

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