L'avidité des insectes
L'une des caractéristiques du fou
criminel, remarque le Dr Nathan,
tient au manque de rigidité et d'unité
du masque facial.
J.G. Ballard, La foire aux
Atrocités
À l'aube, Parker se retrouva assis au
volant d'une Lincoln Continental noire de 1998 garée sous un échangeur
autoroutier. Devant lui, le pare-brise était constellé d'impacts, et le tableau
de bord défoncé vomissait un torrent de fils et de câbles multicolores. Du sang
coagulé maculait les deux sièges avant, ainsi que la chemise et le pantalon de
Parker, et l'intérieur uniquement de son manteau.
L’écho des premières voitures qui circulaient sur le
réseau lui parvenait de manière étouffée dans l'air froid et le tira de son
engourdissement.
Il ferma les yeux. Le bruit de la circulation devint
plus lointain, comme si son ouïe se concentrait sur autre chose jusqu'à
estomper complètement les sons du monde extérieur. Il n'entendait à présent
plus que le trafic du sang dans les veines. Et il sut, au plus profond de lui
même, que tout ce sang sur ses habits n'était pas le sien. Il poursuivit son
examen interne. Il ne détecta rien hormis une fissure, microscopique, au niveau
des synapses quelque-part dans un repli de son esprit. La fissure était
manifestement due à un petit bout de verre devenu fou et issu du pare-brise.
Parker tenta de plonger plus profondément en lui même. Tout au fond de la
brèche, dont les bords n'étaient pas lisses. Le débris de verre avait creusé un
sillon farouche et abrasif, au sein duquel on pouvait distinguer les arabesques
d'un réseau de circulation, semblable à un palimpseste de veines. De minuscules
globules circulaient à une vitesse folle au travers des nœuds compliqués du
réseau. Et sous l'un de ces nœuds, un globule gisait, le pare-brise fendu. Dans
le globule, du sang, et un homme.
Un bruit semblable à un crissement de dents résonna
alors dans le crâne de Parker et le tira de son engourdissement. Il n'avait
aucune idée de ce qu'il faisait là.
Alors que les hélicoptères et les voitures de police commençaient
à converger vers la Lincoln, Parker laissa la voiture derrière lui et commença à
marcher à travers le labyrinthe autoroutier. Il remarqua enfin toutes les
tâches brillantes qui volaient tout autour de lui.
-
Ce sont des insectes, pensa-t-il.
***
Les doigts du Dr Harper tremblèrent un
instant sur la fermeture éclair d'Ava Svobody. Elle était alanguie sur le cuir
de la banquette arrière face à lui. Il savait que sous la robe se déployaient
les cicatrices. Punaisée au mur de sa chambre d’hôtel, il avait une collection
de photos polaroid de toutes les marques sur le dos de la femme. Les minces
entrecroisements de peau le fascinaient depuis qu'il les avait vus pour la
première fois sur les images du rapport de police. Sa fascination avait encore
grandi lorsqu'il avait remarqué que son jeu de polaroids se superposait
presque parfaitement avec la carte du pays. En réalité le tissu cicatriciel
formait un plan très précis de toutes les autoroutes nationales. Seule une
marque, au milieu semblait ne correspondre à rien.
Ava et le Dr Harper se trouvaient à présent exactement
à l'endroit où, sur le dos de la femme, cette dernière marque croisait un
échangeur autoroutier complexe.
Le Dr Harper fit glisser la fermeture vers le bas,
dévoilant peu à peu la carte de peau et provoquant un bref frisson sur le corps
d'Ava. Il fit courir ses doigts sur la chair nue, le long des étroits sillons,
pensant aux blessures qui les avait causés. Ava avait été la dernière victime
d'un tueur fou, qui avait eu le temps de la poignarder à plusieurs reprises
avant d'être abattu par la police.
Elle se retourna, soustrayant son dos à la vue du Dr
Harper, et acheva d'ôter sa robe. Elle ne portait aucun autre vêtement. Le Dr
Harper l'enlaça alors, collant ses lèvres aux siennes pendant que ses mains
exploraient inlassablement tous les affleurements de l'échine de la femme.
Dehors, ignorant la valse des véhicules autour de lui,
un homme avait plaqué son œil à la vitre de la voiture du Dr Harper. Sa tête
était entourée de bandages, ne laissant dépasser du visage que son seul œil valide
et l'orifice déplaisant qu'il avait à la place de la bouche.
***
La présence floue et sombre d'un
inconnu dans le laboratoire réveilla Badger. Instant de pure panique. L'inconnu
avait le visage masqué par des bandes de gaze et un couteau dans la main. Fait
étrange : il tenait le couteau par la lame, comme s'il ne craignait pas
d'être blessé. Ou plutôt, comme si cela lui était égal. Il tendait le couteau
vers Badger. C'était un couteau à viande à la lame triangulaire, simple et
fonctionnel. Badger se saisit de l'arme et pendant l'instant où les deux hommes
tenaient chacun une des extrémités du couteau, il crut reconnaître l'individu
derrière les bandages. Sa silhouette lui semblait familière. Impossible
pourtant de mettre un nom ou un visage sur le personnage. En fait, il lui
semblait qu'ils se connaissaient depuis toujours et se rencontraient enfin.
L'impression dura un instant. Et dès que l'homme aux bandages lâcha la lame du
couteau il redevint un inconnu terrifiant. Badger garda le couteau dans sa main
tendue sans savoir comment réagir. L'homme en face de lui recula lentement dans
l'obscurité jusqu'à ce que son corps se confonde complètement avec l'ombre.
Badger lâcha le couteau, mais l'image des bandages flottant dans le noir resta
longtemps devant lui, bien après que l'homme fût parti.
***
...organes internes en un chaos de chair
rougie par la douleur. Déchirée et sanglante, la jeune femme tenta de se
soustraire aux cruels assauts de l'acier en rampant au sol. Vaine tentative qui
n'eut comme effet que d'offrir son dos nu à l'avidité du couperet. Le tranchant
de la lame lui cisailla la peau à de multiples reprises, maculant de traînées
rouges son corps. En un coup brutal, le poignard se creusa un chemin atroce
entre deux vertèbres. La souffrance était intolérable à présent...
***
Le soleil était haut dans le ciel.
Debout entre les contreforts de béton, Parker observait les images d'actualités
qui défilaient sur les écrans géants, de l'autre coté du parking. Il se figea
quand le sourire grand de 3 mètres sur 5 de Ava Svobody envahit les panneaux
publicitaires. Ses genoux touchèrent la poussière sur le sol et il fut pris de
violentes nausées. Le visage agité de convulsions il cracha un peu de bile. Des
restes de nourriture ainsi qu'un long couteau triangulaire remontèrent le long
de sa gorge. Le bout d'acier avait fait partie de lui pendant un moment.
Intégré à son corps et relié aux autres organes par un réseau inextricable de
veines et de canaux lymphatiques. Mais à présent il le régurgitait. Cela ne le
blessait pas, mais il ressentait distinctement le passage de l'acier glissant
qui remontait tout son corps. La lame luisante d'humeurs tomba au sol avec un
bruit mat. La silhouette frêle de Parker s'éloigna en s'appuyant aux immenses
piliers.
Derrière lui, un inconnu vêtu de noir ramassa le
couteau avant de s'éloigner à son tour.
***
Assis face au patient n°8944 dans la
zone de test, le Dr Harper examina distraitement les différents graphiques qui
retraçaient les quantités des différents fluides avalés chaque jour par le
patient. Les conclusions étaient terrifiantes. Mais le Dr. Harper n'en prenait
pas la juste mesure. En cet instant, son esprit voyageait à toute vitesse le long
des autoroutes cicatricielles d'Ava Svobody.
-
Les insectes brillent à présent.
Le patient avait interrompu le fil des pensées du
praticien.
-
Je vous demande pardon ?
-
Les insectes... ils brillent dans l'air maintenant, répéta-t-il, sûr de lui.
Le Dr Harper ne répondit pas. Comment avait-il pu
savoir ? Il l'ignorait, mais l'acuité du raisonnement de ses patients le
surprenait toujours. Il griffonna quelque chose en dessous du dernier graphique
et conduisit l'homme au centre de la zone de test. Il assit le malade sur le
fauteuil et lui plaqua l’œil droit contre l'embout de la visionneuse. Puis il
mit le mécanisme de projection en route. Le patient fut exposé à un montage
vidéo de différents accidents de la route mortels.
A la fin de la séance de test, le Dr. Harper enroula
la tête du n°8944 de bandages, ne laissant à l'air que l’œil droit et la
bouche. Il prit le visage en photo au moyen de son polaroid bon marché. Après
numérotation, la photo alla rejoindre les autres dans un gros dossier gris.
***
Réveil. Badger était sous le pont,
assis sur le remblai de béton. Travaux autoroutiers. Des bruits d'engins au
dessus résonnaient autour de lui. Il avait emporté le couteau triangulaire.
Face à lui, à quelques mètres, une femme se tenait debout. Elle portait une
robe rouge et pointait son doigt vers lui. Ses lèvres ne bougeaient pas, mais
sa gorge vibrait étrangement, comme si elle psalmodiait quelque chose. Les
grondements gutturaux des machines couvraient totalement les chants de la
femme. Elle semblait s'adresser à la voiture noire. Badger sortit le couteau de
sa poche. La femme interrompit ses incantations. Au même instant, les véhicules
de chantier cessèrent leur remue-ménage. Curieuse synchronicité, pensa Badger.
La femme ouvrit le coffre de la voiture et en sortit un gros rouleau de gaze.
Badger se laissa faire tandis qu'elle lui enroulait le bandage autour de la
tête.
Loin au dessus d'eux, dans le ciel, deux hélicoptères
tournoyaient paresseusement dans le ciel.
***
...s'enfonça dans le poumon gauche.
Morsure cruelle. La douleur irradiait à présent dans tout son corps. Le choc
brutal de l'acier contre l'os avait retenti jusque dans ses dents qu'elle
serrait de toutes ses forces. De grosses bulles de sang se formaient à l'entrée
de cette nouvelle blessure. Le couteau sortit, arracha au passages des lambeaux
de viande, puis plongea à nouveau dans la chair tendue de son bas-ventre.
Encore et encore. Réduisant ses...
***
L'horrible craquement résonna dans tous
le corps de Parker. Il cracha un peu de sang et des bouts d'émail. Ava Svobody
et lui étaient sur la banquette arrière de la Lincoln noire. Elle était assise
à califourchon sur lui. Ses cuisses le maintenait fermement, empêchant toute
fuite. Parker pouvait sentir la chaleur du corps de la jeune femme qui
irradiait à travers le mince tissu rouge. Cela lui rappela sa première
expérience sexuelle. Il avait fait ça sur un parking désert, avec la voiture
des parents. Il y avait 15 ans de cela maintenant. Pourtant il s'en souvenait
comme si c'était hier. La buée sur les vitres, les gouttes de sueur sur la peau
de la fille, le cuir moite de la banquette arrière, les cuisses brûlantes, les ressorts
qui grinçaient et les cheveux en bataille. Il n'avait jamais plus ressenti le
même frisson qu'alors. Jusqu'à maintenant.
Ava referma la pince et cassa une autre dent.
Craquement sinistre. Douleur intense. Nerf malmené. Palpitations dans la
gencive à vif. Elle retirait chacun des petits bouts d'émail pointus. La bouche
mutilée de Parker n'était plus qu'une plaie rouge comme un accident de voiture.
Les éclats tranchants qui restaient plantés dans les gencives ça et là
donnaient à ses lèvres l'apparence d'un gouffre inquiétant.
***
Le Dr Harper était seul dans la salle
d'exposition. Les fragments de mille visages bandés semblaient le regarder sur
les agrandissements photographiques. Soudain, il eut peur. Comme si sa
gigantesque entreprise l'avait dépassé d'un coup, le laissant seul face au
ressentiment d'un millier d'âmes. Il pensa à Ava. À ses cicatrices. Pourquoi
n'était-elle pas restée avec lui ? Dieu seul savait où elle était à
présent. Il n'aurait jamais dû la laisser partir avec Parker dans le labyrinthe
autoroutier. Enfin, il avait un instant caressé l'espoir que cela pourrait
aider à éclaircir le mystère des cicatrices. Mais il en doutait à présent. Il
doutait toujours quand il était seul.
En contrebas dans le grand hall il pouvait entendre
les voix étouffées des autres membres de la faculté. Il pouvait les voir depuis
la mezzanine. Blouses blanches, cocktails et discussion scientifiques. Ils
étaient tous rassemblés autour de l'immense carcasse d'hélicoptère au milieu du
hall. Soudain dégoûté de tout cela, il se dirigea vers la passerelle de métal
et traversa le campus pour rejoindre son laboratoire sous-terrain. Ce n'est que
là, au milieu des immenses cuves remplies de liquide amniotiques qu'il se
sentait apaisé. Il avait vu trop de cataclysmes, de violences et de peur depuis
le début de cette exposition. Et il en ressentait à présent le trop-plein.
C'est en partie pour tout cela que le Dr Harper
attrapa l'un des patient au fond de sa cuve. Il ramena sa tête à la surface et
entreprit de défaire les bandages qui lui recouvraient le visage. Puis il posa
soigneusement les bandes de gaze à l'intérieur du séchoir avant de mettre en
marche l'appareil.
Quand il marcha à nouveau sur la surface du campus, le
Dr Harper était identique à ses patients.
***
Assis sur le siège passager, Badger observait les
mains d'Ava posées sur le volant. L'imminence du cataclysme la rendait fébrile.
Elle conduisait nerveusement. Devant eux, l'autoroute se déployait comme une
gigantesque artère qui charriait toute la circulation du pays. Le point
d'impact n'était plus trop loin à présent.
***
...la jeune femme eut un hoquet de
douleur quand elle ressenti l'acier froid pénétrer dans sa chair et y creuser
un profond sillon sanglant. L'entaille était profonde et elle eut l'impression
glaçante que c'était son âme qui venait d'être profanée. La plaie cracha un
filet de sang quand la lame se retira brutalement. A nouveau, un aiguillon de
douleur lui coupa le souffle. Le couteau pénétra encore une fois, racla une
côte et...
***
Parker avança au milieu des carcasses
de voitures encore fumantes. Les fuselages et les cylindres cabossés pointés
vers le ciel exprimaient le déclin de son empire, mais également une tension
sexuelle latente. La jeune femme en rouge l'attendait devant une Lincoln
défoncée. Incarnation parfaite d'un fantasme de Badger, elle l'invitait à faire
l'amour au milieu des débris de civilisation.
L'hélicoptère tournoyait au dessus du tarmac, faisant
s'envoler la poussière. Le Dr Harper se boucha les oreilles et plissa les yeux
en suivant la lente descente de l'engin. Puis, quand la forme casquée du pilote
lui fit signe, il s'élança et monta à bord. C'était déjà trop tard.
Debout sur le remblai de béton, Badger se cambra en
arrière. Le corps d'Ava Svobody s'accrochait à ses cuisses et à son ventre. Sa
robe rouge était remontée jusqu'en haut du ventre. La fermeture éclair grande
ouverte laissait voir les plaies encore fraîches briller sous le soleil. Elle
ondulait le long du corps de Parker.
Le couteau rentra dans la chair avec un bruit mouillé.
Tout autour, de gros insectes noirs brillaient et
vrombissaient dans le ciel.
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