vendredi 17 août 2012

L'avidité des insectes [Maniak]


L'avidité des insectes


L'une des caractéristiques du fou criminel, remarque le Dr Nathan,
tient au manque de rigidité et d'unité du masque facial.
J.G. Ballard, La foire aux Atrocités



         À l'aube, Parker se retrouva assis au volant d'une Lincoln Continental noire de 1998 garée sous un échangeur autoroutier. Devant lui, le pare-brise était constellé d'impacts, et le tableau de bord défoncé vomissait un torrent de fils et de câbles multicolores. Du sang coagulé maculait les deux sièges avant, ainsi que la chemise et le pantalon de Parker, et l'intérieur uniquement de son manteau.
L’écho des premières voitures qui circulaient sur le réseau lui parvenait de manière étouffée dans l'air froid et le tira de son engourdissement.
Il ferma les yeux. Le bruit de la circulation devint plus lointain, comme si son ouïe se concentrait sur autre chose jusqu'à estomper complètement les sons du monde extérieur. Il n'entendait à présent plus que le trafic du sang dans les veines. Et il sut, au plus profond de lui même, que tout ce sang sur ses habits n'était pas le sien. Il poursuivit son examen interne. Il ne détecta rien hormis une fissure, microscopique, au niveau des synapses quelque-part dans un repli de son esprit. La fissure était manifestement due à un petit bout de verre devenu fou et issu du pare-brise. Parker tenta de plonger plus profondément en lui même. Tout au fond de la brèche, dont les bords n'étaient pas lisses. Le débris de verre avait creusé un sillon farouche et abrasif, au sein duquel on pouvait distinguer les arabesques d'un réseau de circulation, semblable à un palimpseste de veines. De minuscules globules circulaient à une vitesse folle au travers des nœuds compliqués du réseau. Et sous l'un de ces nœuds, un globule gisait, le pare-brise fendu. Dans le globule, du sang, et un homme.
Un bruit semblable à un crissement de dents résonna alors dans le crâne de Parker et le tira de son engourdissement. Il n'avait aucune idée de ce qu'il faisait là.
Alors que les hélicoptères et les voitures de police commençaient à converger vers la Lincoln, Parker laissa la voiture derrière lui et commença à marcher à travers le labyrinthe autoroutier. Il remarqua enfin toutes les tâches brillantes qui volaient tout autour de lui.
- Ce sont des insectes, pensa-t-il.


***

         Les doigts du Dr Harper tremblèrent un instant sur la fermeture éclair d'Ava Svobody. Elle était alanguie sur le cuir de la banquette arrière face à lui. Il savait que sous la robe se déployaient les cicatrices. Punaisée au mur de sa chambre d’hôtel, il avait une collection de photos polaroid de toutes les marques sur le dos de la femme. Les minces entrecroisements de peau le fascinaient depuis qu'il les avait vus pour la première fois sur les images du rapport de police. Sa fascination avait encore grandi lorsqu'il avait remarqué que son jeu de polaroids se superposait presque parfaitement avec la carte du pays. En réalité le tissu cicatriciel formait un plan très précis de toutes les autoroutes nationales. Seule une marque, au milieu semblait ne correspondre à rien.
Ava et le Dr Harper se trouvaient à présent exactement à l'endroit où, sur le dos de la femme, cette dernière marque croisait un échangeur autoroutier complexe.
Le Dr Harper fit glisser la fermeture vers le bas, dévoilant peu à peu la carte de peau et provoquant un bref frisson sur le corps d'Ava. Il fit courir ses doigts sur la chair nue, le long des étroits sillons, pensant aux blessures qui les avait causés. Ava avait été la dernière victime d'un tueur fou, qui avait eu le temps de la poignarder à plusieurs reprises avant d'être abattu par la police.
Elle se retourna, soustrayant son dos à la vue du Dr Harper, et acheva d'ôter sa robe. Elle ne portait aucun autre vêtement. Le Dr Harper l'enlaça alors, collant ses lèvres aux siennes pendant que ses mains exploraient inlassablement tous les affleurements de l'échine de la femme.
Dehors, ignorant la valse des véhicules autour de lui, un homme avait plaqué son œil à la vitre de la voiture du Dr Harper. Sa tête était entourée de bandages, ne laissant dépasser du visage que son seul œil valide et l'orifice déplaisant qu'il avait à la place de la bouche.

***

         La présence floue et sombre d'un inconnu dans le laboratoire réveilla Badger. Instant de pure panique. L'inconnu avait le visage masqué par des bandes de gaze et un couteau dans la main. Fait étrange : il tenait le couteau par la lame, comme s'il ne craignait pas d'être blessé. Ou plutôt, comme si cela lui était égal. Il tendait le couteau vers Badger. C'était un couteau à viande à la lame triangulaire, simple et fonctionnel. Badger se saisit de l'arme et pendant l'instant où les deux hommes tenaient chacun une des extrémités du couteau, il crut reconnaître l'individu derrière les bandages. Sa silhouette lui semblait familière. Impossible pourtant de mettre un nom ou un visage sur le personnage. En fait, il lui semblait qu'ils se connaissaient depuis toujours et se rencontraient enfin. L'impression dura un instant. Et dès que l'homme aux bandages lâcha la lame du couteau il redevint un inconnu terrifiant. Badger garda le couteau dans sa main tendue sans savoir comment réagir. L'homme en face de lui recula lentement dans l'obscurité jusqu'à ce que son corps se confonde complètement avec l'ombre. Badger lâcha le couteau, mais l'image des bandages flottant dans le noir resta longtemps devant lui, bien après que l'homme fût parti.

***

...organes internes en un chaos de chair rougie par la douleur. Déchirée et sanglante, la jeune femme tenta de se soustraire aux cruels assauts de l'acier en rampant au sol. Vaine tentative qui n'eut comme effet que d'offrir son dos nu à l'avidité du couperet. Le tranchant de la lame lui cisailla la peau à de multiples reprises, maculant de traînées rouges son corps. En un coup brutal, le poignard se creusa un chemin atroce entre deux vertèbres. La souffrance était intolérable à présent...

***

         Le soleil était haut dans le ciel. Debout entre les contreforts de béton, Parker observait les images d'actualités qui défilaient sur les écrans géants, de l'autre coté du parking. Il se figea quand le sourire grand de 3 mètres sur 5 de Ava Svobody envahit les panneaux publicitaires. Ses genoux touchèrent la poussière sur le sol et il fut pris de violentes nausées. Le visage agité de convulsions il cracha un peu de bile. Des restes de nourriture ainsi qu'un long couteau triangulaire remontèrent le long de sa gorge. Le bout d'acier avait fait partie de lui pendant un moment. Intégré à son corps et relié aux autres organes par un réseau inextricable de veines et de canaux lymphatiques. Mais à présent il le régurgitait. Cela ne le blessait pas, mais il ressentait distinctement le passage de l'acier glissant qui remontait tout son corps. La lame luisante d'humeurs tomba au sol avec un bruit mat. La silhouette frêle de Parker s'éloigna en s'appuyant aux immenses piliers.
Derrière lui, un inconnu vêtu de noir ramassa le couteau avant de s'éloigner à son tour.

***

         Assis face au patient n°8944 dans la zone de test, le Dr Harper examina distraitement les différents graphiques qui retraçaient les quantités des différents fluides avalés chaque jour par le patient. Les conclusions étaient terrifiantes. Mais le Dr. Harper n'en prenait pas la juste mesure. En cet instant, son esprit voyageait à toute vitesse le long des autoroutes cicatricielles d'Ava Svobody.
- Les insectes brillent à présent.
Le patient avait interrompu le fil des pensées du praticien.
- Je vous demande pardon ?
- Les insectes... ils brillent dans l'air maintenant, répéta-t-il, sûr de lui.
Le Dr Harper ne répondit pas. Comment avait-il pu savoir ? Il l'ignorait, mais l'acuité du raisonnement de ses patients le surprenait toujours. Il griffonna quelque chose en dessous du dernier graphique et conduisit l'homme au centre de la zone de test. Il assit le malade sur le fauteuil et lui plaqua l’œil droit contre l'embout de la visionneuse. Puis il mit le mécanisme de projection en route. Le patient fut exposé à un montage vidéo de différents accidents de la route mortels.
A la fin de la séance de test, le Dr. Harper enroula la tête du n°8944 de bandages, ne laissant à l'air que l’œil droit et la bouche. Il prit le visage en photo au moyen de son polaroid bon marché. Après numérotation, la photo alla rejoindre les autres dans un gros dossier gris.

***

         Réveil. Badger était sous le pont, assis sur le remblai de béton. Travaux autoroutiers. Des bruits d'engins au dessus résonnaient autour de lui. Il avait emporté le couteau triangulaire. Face à lui, à quelques mètres, une femme se tenait debout. Elle portait une robe rouge et pointait son doigt vers lui. Ses lèvres ne bougeaient pas, mais sa gorge vibrait étrangement, comme si elle psalmodiait quelque chose. Les grondements gutturaux des machines couvraient totalement les chants de la femme. Elle semblait s'adresser à la voiture noire. Badger sortit le couteau de sa poche. La femme interrompit ses incantations. Au même instant, les véhicules de chantier cessèrent leur remue-ménage. Curieuse synchronicité, pensa Badger. La femme ouvrit le coffre de la voiture et en sortit un gros rouleau de gaze. Badger se laissa faire tandis qu'elle lui enroulait le bandage autour de la tête.
Loin au dessus d'eux, dans le ciel, deux hélicoptères tournoyaient paresseusement dans le ciel.

***

...s'enfonça dans le poumon gauche. Morsure cruelle. La douleur irradiait à présent dans tout son corps. Le choc brutal de l'acier contre l'os avait retenti jusque dans ses dents qu'elle serrait de toutes ses forces. De grosses bulles de sang se formaient à l'entrée de cette nouvelle blessure. Le couteau sortit, arracha au passages des lambeaux de viande, puis plongea à nouveau dans la chair tendue de son bas-ventre. Encore et encore. Réduisant ses...

***

         L'horrible craquement résonna dans tous le corps de Parker. Il cracha un peu de sang et des bouts d'émail. Ava Svobody et lui étaient sur la banquette arrière de la Lincoln noire. Elle était assise à califourchon sur lui. Ses cuisses le maintenait fermement, empêchant toute fuite. Parker pouvait sentir la chaleur du corps de la jeune femme qui irradiait à travers le mince tissu rouge. Cela lui rappela sa première expérience sexuelle. Il avait fait ça sur un parking désert, avec la voiture des parents. Il y avait 15 ans de cela maintenant. Pourtant il s'en souvenait comme si c'était hier. La buée sur les vitres, les gouttes de sueur sur la peau de la fille, le cuir moite de la banquette arrière, les cuisses brûlantes, les ressorts qui grinçaient et les cheveux en bataille. Il n'avait jamais plus ressenti le même frisson qu'alors. Jusqu'à maintenant.
Ava referma la pince et cassa une autre dent. Craquement sinistre. Douleur intense. Nerf malmené. Palpitations dans la gencive à vif. Elle retirait chacun des petits bouts d'émail pointus. La bouche mutilée de Parker n'était plus qu'une plaie rouge comme un accident de voiture. Les éclats tranchants qui restaient plantés dans les gencives ça et là donnaient à ses lèvres l'apparence d'un gouffre inquiétant.

***

         Le Dr Harper était seul dans la salle d'exposition. Les fragments de mille visages bandés semblaient le regarder sur les agrandissements photographiques. Soudain, il eut peur. Comme si sa gigantesque entreprise l'avait dépassé d'un coup, le laissant seul face au ressentiment d'un millier d'âmes. Il pensa à Ava. À ses cicatrices. Pourquoi n'était-elle pas restée avec lui ? Dieu seul savait où elle était à présent. Il n'aurait jamais dû la laisser partir avec Parker dans le labyrinthe autoroutier. Enfin, il avait un instant caressé l'espoir que cela pourrait aider à éclaircir le mystère des cicatrices. Mais il en doutait à présent. Il doutait toujours quand il était seul.
En contrebas dans le grand hall il pouvait entendre les voix étouffées des autres membres de la faculté. Il pouvait les voir depuis la mezzanine. Blouses blanches, cocktails et discussion scientifiques. Ils étaient tous rassemblés autour de l'immense carcasse d'hélicoptère au milieu du hall. Soudain dégoûté de tout cela, il se dirigea vers la passerelle de métal et traversa le campus pour rejoindre son laboratoire sous-terrain. Ce n'est que là, au milieu des immenses cuves remplies de liquide amniotiques qu'il se sentait apaisé. Il avait vu trop de cataclysmes, de violences et de peur depuis le début de cette exposition. Et il en ressentait à présent le trop-plein.
C'est en partie pour tout cela que le Dr Harper attrapa l'un des patient au fond de sa cuve. Il ramena sa tête à la surface et entreprit de défaire les bandages qui lui recouvraient le visage. Puis il posa soigneusement les bandes de gaze à l'intérieur du séchoir avant de mettre en marche l'appareil.
Quand il marcha à nouveau sur la surface du campus, le Dr Harper était identique à ses patients.

***

Assis sur le siège passager, Badger observait les mains d'Ava posées sur le volant. L'imminence du cataclysme la rendait fébrile. Elle conduisait nerveusement. Devant eux, l'autoroute se déployait comme une gigantesque artère qui charriait toute la circulation du pays. Le point d'impact n'était plus trop loin à présent.

***

...la jeune femme eut un hoquet de douleur quand elle ressenti l'acier froid pénétrer dans sa chair et y creuser un profond sillon sanglant. L'entaille était profonde et elle eut l'impression glaçante que c'était son âme qui venait d'être profanée. La plaie cracha un filet de sang quand la lame se retira brutalement. A nouveau, un aiguillon de douleur lui coupa le souffle. Le couteau pénétra encore une fois, racla une côte et...

***

         Parker avança au milieu des carcasses de voitures encore fumantes. Les fuselages et les cylindres cabossés pointés vers le ciel exprimaient le déclin de son empire, mais également une tension sexuelle latente. La jeune femme en rouge l'attendait devant une Lincoln défoncée. Incarnation parfaite d'un fantasme de Badger, elle l'invitait à faire l'amour au milieu des débris de civilisation.
L'hélicoptère tournoyait au dessus du tarmac, faisant s'envoler la poussière. Le Dr Harper se boucha les oreilles et plissa les yeux en suivant la lente descente de l'engin. Puis, quand la forme casquée du pilote lui fit signe, il s'élança et monta à bord. C'était déjà trop tard.
Debout sur le remblai de béton, Badger se cambra en arrière. Le corps d'Ava Svobody s'accrochait à ses cuisses et à son ventre. Sa robe rouge était remontée jusqu'en haut du ventre. La fermeture éclair grande ouverte laissait voir les plaies encore fraîches briller sous le soleil. Elle ondulait le long du corps de Parker.
Le couteau rentra dans la chair avec un bruit mouillé.
Tout autour, de gros insectes noirs brillaient et vrombissaient dans le ciel.

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