samedi 21 juillet 2012

Le paradoxe de Manu [Evoripclaw]


          - Vous vous souvenez de Manu ?
La question puait la crainte et le dépit.
     - Manu ?
     - Ouais, Manuele, mon colocataire.
     - Ah, ouais...
Ils sont cinq, assis autour d'une table. Trois sur un divan et deux sur des fauteuils. Celui qui a répondu tient une bière, une Corona précisément.
     - Ouais, tu nous avais parlé de lui, dit soudain la seule fille présente. T'avais pas des problèmes avec lui ?
     - Ouais, genre petit gars de type hispanique, ajoute le buveur de bière. Beaucoup trop stressé aussi.
     - J't'avais conseillé d'l'envoyer chez Time Inc., non ? demande l'un des garçons, celui-ci porte un pull rouge.
     - Ouais, ouais, je l'ai fait, mais ça l'a rendu encore plus dingue.
     - Ca me semble difficile à faire, pourtant, ajoute le buveur de bière.
     - Non, je suis très sérieux. Après ça, il est devenu carrément barge.
     - Pour un mec plutôt flippant, ça m'paraît normal, dit le pull rouge.
     - Vous comprenez pas. Il s'est barré un jour. Il a dit qu'il avait une réservation chez Time Inc., que j'avais raison, que ça lui ferait sûrement du bien et le soir-même. BAM ! Le gars débarque à l'appart en pleine nuit carrément furax. Il claque la porte, gueule dans tous les sens, mais vous m'connaissez, j'me dis : laisse couler, Jules, ça sert à rien.
     - On dirait mon oncle, coupe le jeune homme à la Corona. Il avait, genre, fait ce voyage dans le passé. Pour revoir sa femme, quand elle était plus jeune, tout ça, retrouver celle qu'il avait aimée, quoi. Et là, il se rend compte que la madone se faisait déglinguer par quasiment tous les célibataires du coin quand il était au taf. Tu parles de vacances...
     - Le voyage temporel, ç'a aussi ses mauvais côtés, ajoute le pull rouge.
     - Ouais, bah, justement, reprend Jules. Je sais pas ce qu'il s'est passé pendant son foutu voyage mais le fait est que le mec est encore plus à cran.
     - Je te dis, pense à la madone.
     - Mais, merde, Ron, tu vas le laisser finir ? demande finalement la fille.
     - Oh, c'est bon, c'est bon, si on peut même plus déconner, répond le buveur de bière en levant les mains.
     - Mais, c'est pas ça, mais je trouve pas que Jules ait une tête à déconner.
         Ils se tournent tous vers la personne concernée.
     - Ouais, 'fin, bon. Le truc, c'est qu'après ce foutu voyage, notre bonhomme disparaît mais littéralement. Un matin, il me dit que je suis le meilleur coloc du monde, qu'il est fier de m'avoir rencontré et PAF ! Le soir-même, le gars disparaît. Bon, alors je me dis, c'est pas grave, Jules, laisse couler. Il est dans sa chambre, après tout. Je continue ma vie, tout ça. Et puis un jour je tilte : merde, ça doit bien faire une semaine qu'il est pas sorti de sa piaule, ce con.
     - J'en connais d'autre qui y arrivent, perso, enchaîne Ron.
     - Sauf que c'est pas son genre à notre loustic. Alors je toque à sa porte. Une fois, deux, et pas de réponse.
     - Et là, c'est le moment où moi j'me dit qu'il s'est suicidé, lance la fille.
Les quatre hommes se tournent vers elle.
     - Ben quoi ?
     - Honnêtement, honnêtement j'aurais préféré.
Ca doit être à cet instant que le malaise s'installe.
     - Ouais, vous comprenez le problème, maintenant ?
     - Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il avait fait ? demande le pull rouge.
Jules, il extirpe un bout de papier tout froissé de sa poche arrière gauche.
     - Vous voyez cette merde ?
     - Ouais, fin... C'est une lettre, quoi.
     - Il y en avait partout dans sa piaule. Et quand je dis partout, c'est partout. Littéralement, on voyait même plus le sol.
     - Et... c'est quoi ?
     - Bah, justement, je commence à gueuler et puis je me dis, vu l'état instable du mec, j'espère qu'il a pas fait une connerie. Alors j'en attrape une et...
     - Et quoi ? Vas-y raconte ?
     - C'est super utile de couper quelqu'un juste pour lui dire : raconte.
     - Ta gueule, Delphine.
     - Je t'emmerde.
     - Bon, la note, elle dit quoi ? demande finalement le pull rouge.
     - Bah, justement lisez-là.

Salut, Manu
C'est moi, ton toi du futur ou plutôt ton moi. Enfin, je sais pas comment on dit dans ce genre de cas. On sait tous les deux qu'on n’a jamais été très fort pour tout ce qui concerne les lettres et si je peux te promettre une chose, c'est que ce truc-là changera jamais.

Bon, maintenant que les présentations sont faites, je peux sans doute en venir au vif du sujet. Ce soir, à 20h44, tu vas te tuer. Nan, si, je sais, je l'ai vu et... Comment dire, Manu ? Je sais qu'elle comptait beaucoup pour toi, Evelyne mais... Mais, ça vaut pas le coup, quoi. Et puis, tu m'mets dans la merde, aussi. Comment tu veux que j'explique aux gens que je me suis suicidé le 23 Décembre 94 ? Hein, j'veux dire, je t'écris de 2016, moi, alors ça fout un peu le bordel.
Alors, j'aimerais que tu saches
La lettre s'arrêtait là, elle n'était même pas signée. Le dernier garçon, celui qui n'avait pas une seule fois ouvert la bouche depuis le début de la conversation, parla enfin :
          - Euh... Vous savez ? Je crois que son plan a foiré mais grave, quoi.

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