dimanche 3 juin 2012

Pow-wow [Nosfé]


Le soleil était haut dans le ciel quand nous arrivâmes au poste frontière, et il rayonnait sur la vaste plaine d'une chaleur bienveillante. 
Au loin, devant nous, s'étendait la cité des hommes blancs. De la pierre partout, s'édifiant en de grandes maisons, enserrant des enchevêtrements de rues sales et profondes. Des usines, dont les cheminées immenses couvaient des feux qui ne semblaient jamais devoir s'éteindre. L'homme blanc calculait le temps, m'avait-on dit un jour ; aussi était-il important pour lui d'aller vite, de ne pas s'arrêter, de ne pas se reposer. De ne pas cesser de tailler la pierre ou d'obscurcir le ciel.
Pittsburgh, tel était le nom de cette cité, semblant grouiller de cette vie d'insectes pressée.  
Ce matin-là, nous avions été réveillés à l'aube par des machines agricoles. Depuis plusieurs jours déjà, nous apercevions depuis notre chemin nombre de ces fermes, de ces grandes maisons de bois aux couleurs criardes, construites à l'européenne. Solitaires et dominantes parmi les champs où se perdait l'horizon.
La veille, nous avions, par mégarde, installé nos tipis sur les terres d'une de ces fermes, et lorsqu'au matin les ouvriers, des Cheyennes habillés à l'européenne, vinrent pour faire les moissons, chacun fut un peu surpris.  
C'était la première fois que moi, comme nombre des guerriers qui nous accompagnaient, voyions de tels hommes ainsi accoutrés, et suivant de tels engins mécaniques. Une moissonneuse. Un dragon de métal et de bois, crachant et fumant comme un millier de bisons. Une automobile aussi ; un de ces chariots qui se déplaçait de lui-même, mû comme par un sortilège quelconque. Un sortilège qui puait. 
         "Du pétrole", me souffla alors un des guerriers. Voilà de quoi se nourrissait le sortilège. "Il paraît que certaines tribus du sud sont devenus très riches en le vendant aux hommes blancs."
"Et qu'est-ce que cela fait d'être riche quand pour cela on a souillé la terre de ses ancêtres ? Quand on a oublié ce que l'on est ? A quoi sert l'argent des blancs, sinon à acheter des choses aux blancs ? Riche, il n'y a qu'eux qui le deviennent."
C'était mon père qui avait ainsi parlé. Les seuls mots qu'il prononça de tout notre voyage.
Skiditsawi, "Loup réclamant de la viande".
Notre chef. Mon père.
Il était soucieux.
  
Il y avait bien des jours de cela, un émissaire Mohawk était venu à nous. Jusque dans notre village, parmi nos huttes de terre. Il avait traversé les plaines et les montagnes pour délivrer un message à mon père ; le même message qu'avait reçu tous les autres chefs Pawnees. Et tous les chefs de toutes les autres tribus.
Un grand rassemblement, un pow-wow.  
Tous ensemble, les chefs avaient une décision importante à prendre. Une décision primordiale, et qui ne devait donc, dans sa formulation, n'oublier aucune des nombreuses tribus américaines. Je n'en savais pas plus lorsque nous prîmes la route, Skiditsawi, moi-même en tant que fils du chef et héritier de ce rang, et une délégation de guerriers, rejoignant sur notre sentier d'autres chefs, et d'autres guerriers pawnees.
Les Mohawk, avec les cinq autres tribus qui formaient la nation iroquoise, avaient la charge des relations avec les Européens, avec les Français et les Anglais. Ils avaient été les premiers à commercer avec eux, à les affronter aussi ; ils étaient les mieux placés, les mieux organisés. C'est à eux que les Européens avaient demandé d'organiser ce pow-wow.
Avec toutes les nations américaines.
Avec la Nouvelle France de Québec et de Louisiane.
Avec les Colonies Anglaises Indépendantes d'Amérique.

Certains guerriers qui avaient déjà entrepris un tel voyage m'avaient prévenu. Les abords de la frontière, entre la vaste vallée de l'Ohio et les limites d'implantation des Européens, étaient des lieux dangereux. Le long de cette ligne imaginaire, aux abords de chacune des routes qui la traversait, s'agglutinait un amas de cabanes branlantes, d'habitation de fortune, quelques longues maisons iroquoises faites de bois et d'écorces, quelques tipis pourrissant sur place, et des gargotes infâmes, des bars, des étals de préteurs sur gages, des établissements de jeux, des hôtels qui ne cachaient en rien leur vocation de bordels, des boutiques capharnaüm vendant principalement de l'alcool et des armes.  
Et une population hétéroclite, faite de toutes les peuplades de la terre, de tous les parias, d'américains chassés de leurs tribus, d'esclaves noirs évadés, de brigands européens, de femmes sans vertu. Derrière ces cloisons de planches, de tôles ou de toile filtraient tantôt des cris, des rires gras ou les échos d'une rixe. Un coup de feu, parfois, ajoutait la poudre aux odeurs de boue, d'urine et de graillon.
De peur aussi.  
En rangs serrés, l'arme au poing et à l'affût de la moindre menace émanant de cette cour des miracles, notre délégation Pawnee atteignit le poste frontière. Sortant de leur casemate, un fortin en rondins à hauteur des barrières, un groupe de soldats des CAIA en uniformes bleus et pantalons bouffants, se présenta face à nous. Le plus couvert de galons dorés s'approcha, parlant en anglais. Skiditsawi lui répondit. Mon père m'avait appris la langue des Européens, l'anglais ainsi que quelques mots de français, qui me seraient toujours utile lorsque je serais chef à mon tour ; mais je demeurai surpris par son aisance avec la langue des blancs.
D'un geste du chef blanc, les barrières s'ouvrirent.

Sous l'escorte des soldats vêtus de bleu, nous parcourions les rues de Pittsburgh. Le contact froid et rude des pavés heurtait les sabots non ferrés de nos chevaux, blessait nos pieds nus ou seulement chaussés de mocassins de peau. Les européens, avec leurs costumes noirs, leurs hauts chapeaux, leurs redingotes semblant traîner par terre, se retournaient pour nous épier, telles des bêtes curieuses. Depuis plusieurs jours pourtant, ils avaient dû voir défiler nombre de tribus, nombre de nations américaines, chacune avec ses costumes traditionnels et ses drapeaux...
Nous arrivâmes au pied d'une grande bâtisse, semblable à un mausolée, avec ses façades cachées derrière un alignement de hautes colonnes d'un blanc éclatant. A son fronton, ces mêmes drapeaux des divers nations américaines : la Ceinture d'Hiawatha, étendard mauve et blanc des nations Iroquois, la tête de loup et les haches de la nation Pawnee, la main, l'étoile et le cours d'eau des Cherokees, le saumon des Chinooks. Et ceux, bleus rouge et blancs, des Colonies Anglaises Indépendantes d'Amérique, de la Nouvelle France, et de leurs nations marâtres de l'autre côté de l'océan.  
L'intérieur du bâtiment trahissait ce même amour des richesses grandiloquentes qu'avaient les Européens. Un mobilier lourd à la fonction décorative, des murs chargés de boiseries et de dorures. Même le plafond avait son lot de sculptures et de moulures inutiles. Rien ici ne rappelait les nations américaines, hormis les quelques fresques qui, ici et là, illustraient des événements de notre Histoire commune, ainsi que toutes les personnes présentes dans toutes ces vastes salles. Ils y avaient là des délégations de toutes les tribus, même de celles du grand nord.
Et puis il y avait, à un de ces murs, une mappemonde que je m'évertuais à déchiffrer.
Que ces grands empires européens, que cette France, cette Angleterre, cette Espagne paraissaient minuscules ainsi vues !
Que n'avaient-elles toutefois conquis toute les terres imaginables… J'observai notre Amérique. Le Portugal et l'Espagne se partageaient le grand continent du sud, remontant jusqu'à nos terres, sur l'ouest ; "California", avaient-ils appelé ces terres qu'ils avaient en partie spoliées à une tribu ou une autre. Sur la côte Est, c'était les 13 états des CAIA, pris en étau entre les deux états de Nouvelle France. Et, au milieu, toute la mosaïque de nos nations américaines, toute une multitude de territoires que cette carte présentait comme partagés et distincts mais dans lesquels les frontières n'étaient que tacites. Au-delà du peuple pawnee, c'était soudain d'un "américanisme" dont je me sentis fier. J'étais fier d'appartenir à une de ces nations américaines.

Après la cérémonie de Grande Entrée, les chants et les danses traditionnels, puis les prières aux ancêtres, la réunion des chefs pût commencer. Il fut décidé que seuls ceux-ci et les représentants européens pouvaient y participer, et que leurs délégations, les autres représentants des tribus, devaient restés étrangers aux débats.
Nous sortîmes donc, restant aux abords du bâtiment de pierre blanche ou déambulant dans les rues. Quelques-uns de nos guerriers restaient à mes côtés, interrogateurs. Nous ne savions toujours pas le pourquoi de ce pow-wow, et le huis-clos de la réunion attisait leur curiosité et leurs inquiétudes. Nous marchâmes quelques minutes et, débouchant sur une large rue bordée d'arbres où les allées et venues incessants des voitures à chevaux ou automobiles produisaient un vacarme insoutenable, un attroupement attira mon attention. Au milieu des hommes en habits noirs, un jeune garçon répétait inlassablement les mêmes mots, une brassée de journaux sous le coude. Alors, curieux, imitant les autres hommes, je déliai ma bourse et tendis un cent au garçon. Celui-ci se tourna vers moi, eut un temps d'arrêt, surpris de voir un "peau-rouge" lui demander le journal. Je rejoignis les autres guerriers pour leur faire la lecture.
Alors, tout d'abord hésitant et balbutiant, peu sûr dans l'exercice de cette langue qu'il me fallait traduire, je lus le titre, puis la date à l'entête du journal: "The New York Times, New York, vendredi 28 Août 1914. Un Cent." Puis je lus le gros titre, et tout l'article qui le suivait. Puis tous les articles connexes, toute la première page et celle qui suivait. Je dus souvent m'arrêter, chercher mes mots, expliquer certains termes, certaines idées qui, si elles étaient communes pour les hommes blancs, semblaient obscures, abstraites, barbares aux yeux d'américains tels que nous.
Le journal racontait ainsi ce qui s'était passé en Europe les semaines auparavant. Là-bas, un homme avait été tué par un autre homme. Cet homme était un archiduc, un grand chef de tribu. Et sa mort avait ravivé les flammes de haine et de convoitise qui brulait dans le cœur de nombre de chefs de tribus et de rois de cette Europe. Et la mort d'un seul homme avait ainsi lancé toutes ces nations sur le chemin de la guerre.  
Le journal expliquait que beaucoup de ces nations s'étaient déjà battus auparavant, que d'autres avaient pactisé entre elles pour anéantir un ennemi commun. Des pactes, des jeux d'alliances et de rivalités, des luttes de pouvoir, de territoire, de richesse. Une guerre qui couvait depuis longtemps et qui éclatait, comme un orage après la sécheresse.
Je compris alors pourquoi nous étions ici, à Pittsburgh. Pourquoi toutes les tribus d'Amérique étaient toutes réunies, et quelle devait être la décision importante qu'avaient à prendre nos chefs.
Nous avions, nous aussi, conclu un pacte avec les hommes blancs. Avec les Anglais, les Français, puis les Espagnols. Un pacte qui les obligeait à respecter nos territoires, suivant des frontières que nous avions tracées ensemble. Un pacte qui les obligeait à nous considérer comme des nations à part entière, à nous considérer comme des hommes à leur égal, afin qu'ils ne spolient plus de terres ou de biens, qu'ils ne massacrent plus de tribus entières ainsi que les Espagnols l'avaient fait pour quelques grandes nations du sud.
Afin qu'ils ne nous réduisent jamais à l'état d'animaux, d'esclaves, ainsi qu'ils le faisaient des hommes à la peau noire.
Un pacte qui assurait la paix entre nos peuples. Et qui risquait maintenant de nous amener à la guerre.
Parce que les Européens d'Amérique voulaient faire la guerre auprès des autres Européens. Parce qu'ils étaient leurs alliés. Parce que ça devait être la dernière de toutes les guerres.
Et nous devions faire la guerre avec eux, parce que nous étions leurs alliés. Leur refuser ce soutien, ainsi que l'expliquait le journal, revenait à briser ce pacte.
La décision en suspens de ce pow-wow était ainsi de savoir si nous acceptions de partir mener une guerre lointaine aux côtés des Européens, ou si nous refusions et prenions ainsi le risque de voir cette guerre venir jusqu'à nous...
Je ne fus plus harcelé de questions ; le silence s'était abattu parmi les guerriers qui m'entouraient. Sans m'en rendre compte, je lâchai les larges feuilles de papier imprimés qui voletèrent pour s'échouer dans un caniveau tout proche.
Pour la première fois de ma vie, j'eus peur de l'avenir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire