« LES
BARBARES ARRIVENT ! » Le titre du journal semble m’exploser au visage.
Comme tout le monde, je sais ce que cela signifie. Dans moins de trois mois,
ils seront sur nous, semant la mort et la destruction. Un
délai bien insuffisant pour évacuer les quatre cent mille colons de Manamée.
Fugitifs serait un terme mieux approprié, nous fuyons
devant l'envahisseur depuis plus de deux millénaires
#
C'était
l'aube de l'ère galactique, les premiers propulseurs hyper-spatiaux
commençaient à remplacer les moteurs photoniques, efficaces mais incroyablement
lents. De timides incursions aux confins du système solaire nous poussaient en
douceur aux portes de notre galaxie. Les étoiles étaient enfin à notre portée.
La paix régnait depuis plusieurs décennies, presque toutes les maladies avaient
été éradiquées et on ne mourait plus guère que de vieillesse. L'industrie était
florissante, on aurait pu croire que nous vivions un nouvel Age d'Or s'il n'y
avait eu le spectre de la
surpopulation. La croissance démographique était à ce point
élevée que l'on pouvait craindre une famine planétaire avant deux siècles.
Heureusement, il y avait les Nouvelles Terres. De petites cités minières et des
usines fleurissaient sur les planètes extérieures. La vie était rude sur ces
mondes étranges souvent dénués d'atmosphère, et quand il y en avait une, il
était rare qu'elle soit respirable. Les accidents étaient fréquents, le taux de
mortalité élevé. Les demandes d'engagement ne cessaient pourtant d'affluer, les
jeunes s'identifiaient facilement à ces nouveaux héros, explorateurs,
prospecteurs et adaptateurs de mondes qui formaient un corps d'élite, les
marins du vide. Plus d'une femme - même mariée - aurait tout quitté pour
franchir avec eux les profondeurs de l'espace. Bientôt, des colons
s'établiraient sous d'autres cieux, fonderaient de nouvelles patries et
s'émerveilleraient des splendeurs de l'Univers. Un Univers où foisonnait la
vie, sous des formes parfois à ce point incroyables, qu'il pouvait être
difficile voire impossible de la reconnaître comme telle.
Des
demi-dieux, telle cette race de végétaux
pensants, passant leur paisible éternité à philosopher, rêvant d'impossibles
jeux mathématiques d'une inconcevable complexité, à donner la migraine à un
ordinateur quantique. Ou encore cet immense gestalt de molécules intelligentes
vivant sur une planète glacée, en suspension dans une atmosphère de méthane et
fonctionnant selon un prodigieux processus synaptique, faisant de cette
créature unique et multiple le plus titanesque cerveau de la Création. Et
d'autres, encore et encore. Souvent les esprits se ressemblent, des liens se
nouèrent, des amitiés et des alliances naquirent, des traités furent signés selon
un principe de libre échange, tous y trouvaient leur compte. Généralement le
contact s'avérait facile. Sauf lors de l'incident, le seul jamais répertorié,
mais il coûta la vie à dix-sept membres d'une mission diplomatique.
L'interprète fit un lapsus sémantique dans une simple conversation avec le
représentant d'une race reptilienne dont le code d'honneur extrêmement
protocolaire était régi par plus de cent principes fondamentaux et
incontournables. La réaction fut immédiate et foudroyante, tout fut fini en une
minute. Selon les ordres, le reste de l'équipe se replia. Il n'y eut aucune
victime chez les étrangers, il n'y eut pas de riposte. Ils avaient commis une
erreur, cela ne se reproduirait plus.
Un
an plus tard un nouvel équipage obtenait l'octroi d'une petite île au sous-sol
riche en métaux lourds. Cette période d'observation et de quarantaine devint
par la suite obligatoire. Elle fut plus tard élargie aux mondes n'abritant pas
de vie intelligente, après la mort atroce de toute une colonie dévorée par des
myriades d'insectes microscopiques et particulièrement voraces. Il aurait fallu
bousculer l'écosystème de la planète pour la rendre inoffensive et habitable.
Or, rien ne prouvait que quelques centaines de millions d'années plus tard, une
forme de vie évoluée n'émergerait pas de ce milieu hostile. Le projet fut
abandonné. Les colons apprirent à craindre et respecter le moindre brin d'herbe
qu'ils foulaient, ils venaient de prendre une leçon d'humilité.
#
Arriva
le jour funeste où ils trouvèrent les ruines. Les nombreux cratères éventrant
le sol et la terre vitrifiée par endroits, ne laissaient malheureusement planer
aucun doute sur la nature de la catastrophe. La guerre ! Une guerre totale et
apocalyptique. Cette terre brûlée, torturée, balayée par des rafales de vent
glacé et charriant des tonnes de scories noirâtres et mortelles, ce ciel
perpétuellement en deuil ne laissant filtrer qu'une faible clarté crépusculaire…
C'est à cela que devaient ressembler les Enfers. Bien sûr, notre race a connu
la guerre dans sa jeunesse, la Troisième Guerre Mondiale avait duré six heures
et fait neuf cent millions de victimes. Horrifiés par l'ampleur du désastre,
les différents partis belligérants décidèrent la cessation des hostilités.
Vingt ans plus tard naissait un gouvernement mondial, des termes tels que pays
et frontières devinrent obsolètes et furent abolis. Le monde avait une nouvelle
chance ! Il avait été gravement blessé, mais sa guérison était en bonne voie.
Rien de semblable ici, les analyses les plus poussées ne décelaient aucune
trace de vie. Cette planète avait été stérilisée au point d’en annihiler la
plus infime des bactéries. Quelques artefacts miraculeusement épargnés furent
retrouvés ensevelis sous d’épaisses couches de cendres.
Ce
peuple devait être fortement industrialisé et commençait sans doute à
développer l’énergie nucléaire, il semblait cependant peu probable qu’il ait
disposé d’un tel potentiel de destruction. L’environnement était terriblement
hostile et le resterait des centaines de milliers d’années encore. Les scanners
rendus inefficaces par d’incessants orages magnétiques ne renvoyaient que des
informations fragmentaires ou fantaisistes, les communications avec le central
orbital s’avéraient hasardeuses voire impossibles, rendues inintelligibles par
d’irritants crissements ressemblant aux phénomènes engendrés par une tempête
solaire. De retour dans l’espace, le commandant du vaisseau-mère fit savoir à
l’équipe d’exploration qu’une violente perturbation avait été repérée sur
l’autre hémisphère. L’origine du phénomène les plongea dans un abîme de
perplexité. La perturbation prenait sa source d’un énorme édifice qui ne
pouvait pas exister… À moins d’avoir été construit après le cataclysme.
C’était
une monstrueuse tour de huit cents mètres de diamètre, elle montait à l’assaut
des cieux sombres sur un peu plus de deux kilomètres. Alentour, les vents
s’emballaient, atteignant des vitesses effroyables, rabattant vers elle un flot
incroyablement dense de particules radioactives qui s’ionisaient en un
formidable flamboiement irisé. Le spectacle eut été somptueux, s’ils n’avaient
su ce qui le provoquait.
La
tour devait être une sorte de station d’épuration, à intervalles réguliers apparaissaient
de petites ouvertures dans lesquelles s’engouffrait le maelström éblouissant.
De son sommet s’échappait un intense et compact flux plasmique et un violent
torrent d’énergie allait se perdre dans l’espace. Peut-être même cette énergie
était-elle récupérée, quelque part…
Quelqu’un
était venu.
Quelqu’un
avait dévasté ce monde.
Quelqu’un
l’avait assassiné, s’acharnant dessus avec une férocité inouïe, de manière à en
éradiquer toutes formes de vie. Quelqu’un avait vaporisé ses mers, ses océans,
balayé son atmosphère et déchiré ses entrailles avec une puissance défiant
l’imagination.
Et
en ce moment, quelqu’un le nettoyait.
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Un
méchant frisson parcourt ma colonne, je coupe la transmission du journal et
regarde Virna. Pas besoin de mots, elle a ressenti mon angoisse devant cette
terrible nouvelle. Il y a toujours eu entre nous cette empathie, comme un
étrange lien surnaturel. Ses yeux s’agrandissent de terreur tandis que sa bouche
semble se tordre en un long gémissement étouffé. Elle s’assied très vite, au
bord de l’évanouissement.
- Ne réveille pas le petit tout de suite,
contacte la famille et préparez vous à partir. Demain à l’aube vous vous
présenterez au centre d’évacuation.
-
Et toi ?
-
Je n’aurais trente ans que dans un mois, je m’attends à recevoir mon ordre
d’incorporation dans les heures qui viennent.
-
Il y a eu sept millions de morts sur Pharis…
-
C’était il y a un siècle, ils avaient utilisé des bombes à neutrons, le champ
de force était trop faible et les radiations ont grillé la population. Depuis ,
ils ont été modifiés, leurs armes les plus puissantes exploseront au-dessus de
nos têtes sans nous faire le moindre mal.
S’ils
veulent Manamée, ils devront venir nous la prendre et poser leurs charges
nucléaires au sol. Nous disposons de nouveaux modèles de batteries
anti-aériennes, mais s’il le faut nous en viendrons au corps à corps. Et puis
nous sommes une colonie mineure sur un monde on ne peut plus banal. II n’y a
rien ici qui puisse intéresser qui que ce soit, ils passeront peut-être au
large.
En
fait, je ne crois nullement à cette dernière affirmation mais il est impératif
que je conserve mon calme, les heures qui viennent seront pénibles. Il serait
inutile et cruel de lui faire partager la panique qui me gagne. Comme je m’en
doutais, les nouvelles locales sont inexistantes, occultées par l’arrivée des
barbares.
#
Robida
et Barrow sont tombées ainsi que la citadelle de Gord aux dix lunes et Shaba.
Les pertes sont colossales, toute vie a été détruite dans un rayon de vingt
années-lumière. Isher reste notre dernier rempart. Des millions de mines
subspatiales ont été larguées par les cybers, des machines-outils reconverties
en soldats pour la
circonstance. Cela devrait obliger l’ennemi à émerger en
espace normal bien avant leur entrée dans notre système solaire et peut-être les ralentir suffisamment pour que
les colons soient hors de portée. Ensuite, tout ira très vite. Ils descendront
dans leurs vaisseaux de mort et tels des charognards et ils tomberont sur une
garnison de soldats désespérés, une poignée de pauvres gars paumés, abandonnés,
sacrifiés. Comme tous les miens, je suis préparé, je devrais même dire
conditionné depuis ma plus tendre enfance à une telle éventualité. Bien sûr les
cybers et les canons sont là pour nous épauler, mais leur intelligence reste
limitée, ils ne remplaceront jamais l’esprit qui reste la plus efficace des armes
quand il s’agit de faire preuve de logique, de prendre une décision tactique
afin de détruire l’ennemi. Qui a jamais vu une machine se suicider afin
d’entraîner son agresseur avec lui ? Et puis il faut bien que quelqu’un garde
la maison…
Je
souris intérieurement car c’est exactement la réponse que j’aie donnée à Virna
quand elle m’a supplié de déserter. Je sais qu’il y en aura qui s’enfuiront
lâchement. Aucune sanction ne sera prise contre eux, ils devront vivre le
restant de leur vie avec ça sur la conscience. Il est fréquent de dire à un enfant
que le barbare va venir le chercher s’il n’est pas sage. L’effroi qu’inspirent
ces brutes calme très vite les plus turbulents. Mais je suis adulte et c’est
moi que le monstre vient prendre. La bête est à ma porte et j’ai peur.
-
La sève de nandou est prête, fait ma femme, je vais réveiller Noon.
J’ai
envie de pleurer, alors je la prends dans mes bras et enfouis mon visage dans
son cou.
-
C’est un bon petit, et toi une épouse merveilleuse, trouve quelqu’un de bien
qui prendra soin de vous. Promets, que
je n’aie l’esprit ailleurs au moment du combat.
- Tu me rejoindras.
-
Il y a peu de chance tu sais bien. Dans vingt ans, peut-être cinquante, nous
serons capables de les repousser et
pourquoi pas de les vaincre.
-
J’ai peur, lâche-t-elle dans un souffle.
-
Sois forte, pour lui, pour moi. Et dépêche-toi de lui porter sa sève, elle va
se figer et tu sais qu’il a horreur de ça.
-
Il n’est pas le seul !
-
File, je t’aime.
#
Virna
et Noon sont partis il y a un mois. La résistance s’organise, bien piètre
résistance en vérité, dix mille personnes coincées à mille mètres de la
surface, en comptant le personnel médical et une partie des volontaires… Dix
milles personnes sous-entraînées et crevant de trouille. L’évacuation continue,
mais nous savons désormais qu’un cinquième au moins de la population est
condamné. Les derniers astronefs n’emportent avec eux que des femmes et des
enfants. Isheria a été anéantie après une bataille qui n’a duré que deux jours.
Les carcasses de cybers dérivent désormais dans l’espace pour l’éternité. Nous
ne pouvons accueillir ceux de la surface, il y a si peu de place ici. Des armes
et des rations de survie leur ont été distribuées. Personne n’est dupe, tous
ceux qui restent vont mourir. Certains se suicident, d’autres se réfugient au
cœur des montagnes, dans des grottes ou d’anciennes mines. Il y a les
courageux, armés jusqu’aux dents, tenant compagnie aux cybers qui scrutent le
ciel, guettant l’arrivée des premiers vaisseaux de guerre ennemis. Enfin il y a
les résignés, ils restent là, apathiques, attendant la fin ou un miracle…
Aux
dernières nouvelles, le système de Tramor ne répondait plus. Trois milliards de
braves gens, des fermiers pour la plupart. Un choix stratégique, ils
approvisionnaient une demi-douzaine de colonies basées sur des mondes peu
hospitaliers. Quelques messages ont été interceptés, ils se sont battus comme
des diables et ont infligé de lourdes pertes à l’ennemi. En désespoir de cause,
les barbares ont fait exploser le soleil. Que peut-on attendre de telles
créatures ? Un jour, nos enfants ou les enfants de nos enfants en auront assez
de fuir, ils relèveront la tête et chasseront l’envahisseur. Un jour peut-être,
ils retrouveront l’art de la guerre et les suivront jusqu’à leur nid de vermine
pour les exterminer. En attendant nous devons vivre.
Et
mourir…
L’horloge
à désintégration atomique décompte inexorablement les secondes, bientôt le désastre,
la fin. Dans
une heure ce sera l’aube, en dépit des interdictions du gouvernement provisoire
je vais remonter à la
surface. Ce monde n’a jamais été plus beau, plus serein,
difficile de penser que l’enfer va se déchaîner et que plus rien n’existera
dans quelques heures. Le soleil est sur le point de se lever, je suis heureux
d’être avec lui pour célébrer cette ultime journée. J’écoute le vent faire
teinter les feuilles d’un arbre-cristal, le crissement d’un insecte, au loin un
dragon rugit, c’est probablement sa dernière chasse…
Manamée
s’éveille.
J’attends
l’explosion silencieuse et flamboyante, le dernier baroud du roi soleil, j’ai
toujours aimé cet instant privilégié. Je me levais deux heures, parfois trois,
avant tout le monde rien que pour assister à ce spectacle.
J’irai
ensuite m’abreuver de rosée à même le sol, j’arracherai mes vêtements et ferai
un plongeon dans la
rivière Kaa , puis m’ébrouant tel un animal, j’invoquerai les
dieux antiques et hurlerai mon défi, ma haine, ma longue queue préhensile
fouettant rageusement l’air tiède du matin, je planterai profondément mes
griffes dans le sol boueux, enfin je cracherai l’acide de mes trois estomacs et
déroulerai tous mes bras vers le ciel. Je terminerai cet antique rituel de
guerre en vidant mes glandes à poison et me dresserai du haut de mes trois
mètres, droit comme un streel, mes armes prêtes à tirer, espérant avant de
mourir regarder droit dans les yeux l’un de ces implacables et mystérieux
terriens.
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