dimanche 22 avril 2012

Permission de minuit [Nosfé]


Ce texte à été écrit dans le cadre de l'Atelier des Madnautes, lors d'une session ayant pour thème: Vampiros Lesbos (oui, comme le film de Jess Franco).

Depuis combien de temps suis-je ici?
J'ai l'impression que cela fait une éternité.
Mes yeux me brûlent. Les larmes qu'ils produisent coulent sur mes joues sans apaiser la douleur. Bordel, c'est quoi leur drogue? Impossible de battre des paupières, de bouger le moindre doigt. Paralysé que je suis, coincé comme ça, assis sur ce canapé depuis je ne sais combien de temps.
Je savais que ça sentait mauvais. Que j'aurai pas dû sortir. Ce soir comme un autre, d'ailleurs. Mais l'enterrement de vie de garçon de son meilleur pote, ça ne se refuse pas, non? Et puis il a tellement insisté… Et je n'avais plus d'excuse, ou de cas de force majeure à lui opposer.
Moi qui craignait de faire une crise, c'est même pas ça qui va me perdre...

La soirée avait parfaitement commencé: tout le groupe était pour une sortie en boîte "entre couilles", et on s'éclatait bien, à danser, délirer au milieu de la piste, mater les filles.
Jusqu'à ce que je la voie, elle.
Et elle qui me matait.
Et elle qui m'a abordé en premier.
Bon Dieu, ce qu'elle était belle. Grande, brune, un visage parfait, un corps parfait. Et des yeux verts émeraude, magnifiques, hypnotiques.
Les potes me regardaient, rieurs ; envieux aussi. "Tu vois ce que tu rates à ne jamais sortir?". Les cons, de vrais collégiens... Pendant un instant, je me suis demandé si elle n’était pas simplement une pute, et s'ils ne m'avaient pas tendu un petit piège. Mais ce n’était pas MON enterrement de vie de garçon.
Et surtout, elle avait quelque chose, elle dégageait quelque chose, un charme, un magnétisme, une aura qu'aucune prostituée n'aurait. Un truc qui ne s'achète pas, qui ne s'invente ou ne se simule pas. Et qui laissait à croire qu'elle avait vraiment envie de moi.
Elle s'appelait Soledad, et elle me demanda de lui payer un verre.

Oh, je sens que ça revient. En me concentrant, en y mettant toutes mes forces, j'arrive à battre des paupières. Ah! Putain, j'aurais jamais cru que cligner des yeux puisse être aussi douloureux! Encore quelques battements de cils, et la brûlure sur mes pupilles s'estompe un peu. Encore un effort, et je parviens à orienter mon regard. Automatiquement, je regarde vers ma gauche, vers leurs chambres. Au travers de la porte filtrent gloussements, gémissements, cris. Démonstratives dans l'acte, les filles...

Au bar, elle commanda une vodka-pomme. Le Barman n'eut pas le temps de me demander ce que je voulais qu'une petite blonde nous aborda, sautant au cou de Soledad. La belle brune l'accueillit de cette manière exaspérante qu'ont entre elles les bonnes copines, à paraître au bord de l'hystérie dès qu'elles se voient.
Elles échangèrent un baiser coquin, sur la bouche. Sûrement une autre habitude de copine. Puis on nous présenta: la blonde s'appelait Violaine. Un baiser plus appuyé que de coutume, un sourire enjôleur. "Elle est comme une sœur pour moi", ajouta Soledad.
Je me souviens qu'au lycée, j'avais connu une fille qui s'appelait comme ça. J'avais trouvé ce prénom bizarre, malsain ; comment des parents pouvaient-ils avoir l'idée d'appeler leur fille "Viol-Haine"? Mais cette Violaine-là n'inspirait rien de ça. Elle avait un visage poupin, enfantin ; et elle en jouait, bon sang, habillée façon lolita, petite jupe, chaussettes et couettes, allumeuse juste ce qu'il faut. J'en venais même à me demander quel âge elle pouvait bien avoir... En fait, au premier abord, elle semblait ne rien avoir de commun avec Soledad. Si ce n'est de magnifiques yeux verts, elle aussi, et un physique à se damner. Elle aussi.
Je payai nos consommations. L'apparition de Violaine à ce moment précis sentait un peu le traquenard, mais je ne m'en inquiétais pas : bordel, j'étais accompagné de deux filles sublimes, et on était retourné sur la piste de danse, elles et moi, sous les regards envieux de tous les autres mecs... Peu à peu, elles s'étaient mises à danser elles seules, me laissant un peu à l'écart. Elles se parlaient. Parlaient de moi, surtout, si j'en crois les regards électrisants qu'elles me jetaient régulièrement.
Puis, comme d'un commun accord, nous quittâmes la boite, laissant là mes potes à qui je n'avais même pas dit au revoir...
Machinalement, je regardai le ciel nocturne. Cette lune, ces étoiles. La nuit était claire. J'avais oublié à quel point ce pouvait être beau.

Un cri dans la pièce d'à côté. Un cri de douleur. La porte claque, et Soledad sort, traversant le living-room d'un pas vif, en jurant. Elle est nue, tenant son poignet droit de sa main gauche, un filet de sang coulant jusqu'à son coude. Dans la cuisine, elle prend un chiffon, épongeant son bras. Violaine sort à son tour. Nue elle aussi. Elle s'arrête devant moi, dans toute sa splendeur.
"Je suis désolée" gémit-elle à l'attention de sa copine. Je lève les yeux vers son visage, et sa bouche est barbouillée d'hémoglobine.
"Ça ne te sert à rien d'être désolée" hurle Soledad, revenant face à elle, et me laissant l'admirer dans toute son arrogante beauté. "Ça fait deux mois que tu es sevrée, on en a fini avec ces conneries!". Je regarde son visage, obscurci par la rage et perdu dans ses cheveux en bataille. Le vert de ses yeux est plus lumineux encore, comme pour Violaine.
"Mais j'ai faim" lui réplique celle-ci. Et leurs regards de se poser sur moi. Je remarque alors qu'outre leur regard, c'est leurs bouches qui ont changé. Voyant mon trouble, elles sourient. D'un sourire carnassier.

Mes premiers vrais doutes concernant ces filles sont venus plus tard, lorsque nous étions dans leur voiture, en direction de leur appartement. Elles étaient assises à l'avant, Violaine conduisant, et moi relégué à l'arrière. Elles semblaient m'ignorer, échangeaient quelques mots à voix basses, s'embrassaient.
S'embrassaient à pleine bouche même, laissant leurs mains se promener... et ce n'était sûrement pas pour m'émoustiller; elles faisaient ça en vraies amantes, sans se soucier de la route qui défilait devant elles ou de l'inconnu assis là, sur la banquette arrière.
Nous arrivâmes en bas de leur appartement. Elles partageaient un grand F2 dans un bel immeuble, près de la vieille ville. Je descendis de la voiture avec Soledad, laissant à Violaine le soin de garer la voiture. De nouveau, elle échangèrent un long baiser, puis nous montâmes.
L'appartement était simple, peu de décoration, un peu de désordre. Bien qu'elles se prétendissent étudiantes, je ne trouvai guère de livres, de cahiers, pas même un ordinateur.
Brisant le silence qui régnait depuis quelques minutes, Soledad me proposa à boire. " Moi, je me fais un Bloody Mary" annonça-t-elle. "J'en veux bien un aussi", dis-je sans plus de conviction. Et comme si elle avait lu dans mes pensées: " C'est pas que je sois très fan du jus de tomate, moi non plus, mais le nom m'amuse" ajouta Soledad. "Ça fait film d'horreur". Je trouvai la remarque idiote, mais j'avais bien compris que son but n'était déjà plus de me plaire... Je m'assis sur le sofa.
Violaine arriva, et avec elle c'est toute l'ambiance qui se réchauffa. Elle prit aussi un Bloody Mary, enlaçant sans cesse Soledad, la harcelant de ses baisers. Nous trinquâmes, puis elles mirent de la musique. Du rock bien lourd, une guitare grasse, un rythme lancinant. Elles dansaient, se déhanchaient l'une contre l'autre, se caressant au travers de leurs vêtements, leurs langues déchaînées. Tout d'abord gêné, me sentant définitivement de trop, j'hésitais à me lever pour les rejoindre. Ou pour partir. Puis, vidant d'un trait ce qui restait dans mon verre, je voulus me lever. Sans succès.
Mes jambes ne répondaient plus aux ordres de mon cerveau, je sentis comme un vertige, puis ce fut au tour de mes bras d‘être comme immobilisés. Puis mon cou. Puis tout mon corps. J'eus beau activer mon bulbe rachidien autant que je le pusse, mes muscles étaient aux abonnés absents, incapable de bouger un cil. Je restai là, assis, raide, les yeux grands ouverts et la bouche bée. Paralysé. Je pouvais encore respirer, et c'est bien la seule chose qui me différenciait du premier cadavre venu.
Les filles n'avaient que faire de mon état. Leur danse, plus sensuelle que jamais, n'avait plus à voir avec la musique. Elles n'étaient plus dirigées l'une et l'autre que par leurs désirs. Ainsi, sans se séparer du moindre centimètre, sans décoller leurs lèvres, elle se dirigèrent vers leur chambre, ignorant la masse inerte que j'étais devenu, assis sur leur sofa.

"Attends encore quelques minutes. La drogue fait toujours effet ; si tu le mords trop tôt, tu seras complètement stone".
Violaine est déjà penchée au-dessus de mon cou, les crocs bien en avant, quand Soledad la rappelle à l'ordre. La blondinette se redresse d'un sursaut, faisant rebondir ses seins. Oui, je dois bien avouer que malgré ma situation, et les effets de la drogue se dissipant lentement, je ne peux pas m'empêcher d'apprécier encore et toujours la vision de ces deux corps magnifiques me faisant face.
Y mettant toutes mes forces, je parviens à produire un son du fond de ma gorge, et à articuler un simple petit mot. Un mot qui les interpelle. Soledad prête l'oreille.
"Vampire? C'est ça que t'essayes de dire? " Elle regarde Violaine, souriante. "Ma chérie, je crois qu'on est tombé sur un garçon moins bête que la moyenne". Elles pouffent, toutes les deux.
"S’il parle, c'est qu'il est réveillé, non? Je peux y aller maintenant." Cette pauvre Violaine s'en lèche les babines. "Non, attends encore un peu" lui répond une Soledad cinglante, avant de poser un regard amusé sur moi.
"Oui, des vampires. Tu nous excuseras de t'avoir pris pour cible ; évidemment, comme tu as pu le remarquer, on préfère les filles, mais en tant que... "proies", les garçons sont tellement naïfs, tellement faciles à attirer! "
"Et on doit en attirer souvent si on veut que j'arrive au dernier stade !" ajoute Violaine.
"Et oui! reprend Soledad, l'enlaçant d'un bras protecteur. Parce que, quand je t'ai dit que Violaine et moi étions comme des sœurs, il fallait comprendre sœurs de sang, ou quelque chose dans le genre. Violaine n'est pas encore tout à fait un vampire; c'est moi qui l'ai convertie, mais elle doit finir son sevrage." et de me montrer son poignet où deux trous nets se résorbent lentement "Elle a encore quelques mauvaises habitudes."
Tandis qu'elles me parlent, je sens peu à peu les effets de la drogue se dissiper. Je sais que je peux désormais bouger mes bras, mes jambes aussi, peut-être même me mettre debout, mais je n'en fait rien, conscient que tout mouvement de ma part donnerait le feu vert à Violaine pour me mordre.
Soledad s'éloigne de nous deux, va vers la cuisine, et revient, une lampe de poche à la main. Se penchant vers moi, elle tire ma paupière de ses doigts fins et observe ma pupille.
"Voyons sa réactivité… Bizarre... notre ami a comme... quelque chose dans les yeux... Peut-être qu'il nous couve une cataracte!"
Sa remarque me donne comme un coup de fouet. Car je sais ce que signifie cette "cataracte"...
"Mais l'œil en lui-même est encore vitreux, endormi." Elle confie la lampe à Violaine et s'éloigne, passant derrière moi. "Attends encore 2 à 3 minutes avant de le mordre, pas avant. Je vais prendre une douche... Et laisse-moi un peu de sang!"
La porte claque. Je reste seule face à une Violaine fébrile. Elle va me mordre, d'un instant à l'autre.
Mais mes yeux n'ont pas menti. Je sens que ça monte en moi, comme un frisson. Un frisson qui s'amplifie le long de mes vertèbres, me parcourant jusqu'au bout des doigts, comme de l'électricité.
Une crise. La première depuis 3 mois.
Je suis comme pris de spasmes. Bon sang, j'essaie de la retenir, de ne rien laisser paraître face à cette vampirette qui à la moindre alerte se jettera sur ma jugulaire, mais c'est plus fort que moi. Le frisson électrique devient douloureux, Je rue sur le canapé comme un épileptique. Violaine est surprise, et plutôt que de me sauter dessus, fait un pas en arrière. C'est bon pour moi. Je roule, me redresse, retombe. Allongé en travers de la table basse, face à une Violaine paniquée qui appelle après sa copine. Dans dix secondes ce sera fini. Tous mes muscles se tendent à l'extrême, se déforment, se tordent, puis se détendent. Un à un.
Je me redresse, Soledad sort de la salle de bain, un peignoir vite enfilé sur les épaules. Elle laisse échapper un juron.

Voilà ce que je perdais à ne jamais sortir.
Voilà ce que je perdais à m'entraver chaque nuit pour ne pas pouvoir sortir.
Pour ne blesser personne.
Voilà ce que je perdais à craindre sans cesse cette bestialité en moi qui sortait sans prévenir. Oh, je sais ce qui se dit, mais comme pour les vampires ne supportant soi-disant pas la lumière du jour, ces histoires de pleine lune, c'est du vent. Mes crises, c'est comme les grandes marées : la Lune a sûrement une influence dessus, mais ça n'a rien d'exact, rien de prévisible ou de certain.
Le loup est dans la bergerie, et mes deux bergères vont passer un sale quart d'heure...

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