lundi 2 avril 2012

Nique ta Terre [Vinze]


2022, prenez ça les mayas. Dommage, à dix ans près c'était bien vu, là vous êtes passés pour des cons. Et maintenant je suis l'un des seuls à pouvoir dire que vous aviez « presque » bon.
De l'espace on ne voit pas les détails. On pourrait voir la muraille de Chine depuis la Lune ? On ne la voit même pas depuis l'ISS qui est mille fois moins loin. Mais on distingue bien les continents verts et marrons, les océans bleus et les grandes zones urbaines grises.
Par contre, depuis la station, les explosions nucléaires furent parfaitement visibles.
Ma réaction fut viscérale. Certains parlent de l'estomac noué, les anglo-saxons parlent même de papillons dans l'estomac. Franchement, chez moi ça se passe bien plus bas, dans les intestins et les couilles. Et l'impression n'est pas celle de jolis papillons voletant gaiement. Ce serait plutôt une infestation de vers.
L'image de vers en train de me bouffer les couilles de l'intérieur suffit à me faire vomir. Vomir en apesanteur est une expérience unique. Les gouttelettes immondes se baladent en grappe jusqu'à trouver une paroi à laquelle s'accrocher.
Et il ne fallait pas compter sur Kirill pour me donner un coup de main pour nettoyer. Mon camarade russe était tombé en profonde catatonie. Bien avant que sa mère patrie ne fut à son tour touchée.

 La première explosa au Moyen-Orient. Pas vraiment une surprise, ça faisait un bout de temps qu'ils s'amusaient à fumer dans la poudrière. Israël ou l'Iran ; pour ce que ça change. Puis les États-Unis : à vue de nez un combo New-York/Washington puis Miami ou Cap Canaveral puis la côte ouest avec un combo Los Angeles/San Francisco et enfin un truc dans le désert – je suis pas terrible en géographie – quelque part entre Las Vegas et Dallas... peut-être la zone 51, allez savoir, c'est peut-être un objectif militaire valable.
Pendant ce temps en Europe c'était un triplé gagnant Londres-Paris-Berlin. Enfin grosso-modo. Tout le monde se fout de faire péter l'Acropole.
La Chine bien sûr ne fut pas en reste bien longtemps, avec une concentration sur la côte est ; comme pour l'Acropole, tout le monde se fout bien d'exploser la face du Dalaï-lama. Et la Russie, avec Moscou, Saint-Pétersbourg et une explosion quelque part en Sibérie. Peut-être les ricains qui ont fait sauter Toungouska pour se venger de la zone 51.
Après, forcément, tout le monde veut entrer dans la danse : les Australiens sont rarement loin quand il faut imiter les Américains. Melboum ! Puis ça s'est propagé au reste de l'hémisphère sud : Afrique et Amérique Latine.
Ensuite il serait ardu de faire une chronologie. Tout cela s'était passé en quelques minutes, moins d'une demi-heure. Même si de mon point de vue panoramique les secondes défilaient au ralenti. Ardu parce que je devais poursuivre mon propre vomi tandis que mon tovarich était en mode veille. Ardu aussi parce que les nuages s'élevant des premières explosions ne tardèrent pas à couvrir la vue des suivantes. Je ne suis déjà pas doué en géographie, mais sans aucun repère en dehors d'un bref éclair rouge sous une chape noire je sèche.
Enfin, déjà,  pour la grande majorité, ce ne sont que des suppositions... Au-dessus de l'Atlantique Nord on ne voit pas grand-chose en dehors de l'eau, de la côte est des USA et de l'Europe de l'Ouest. Mais si je me contentais de raconter ce qu'il s'est passé entre la 80° ouest et la 40° est ce serait moins marrant. Et puis en une heure et demie on a fait tout le tour (l'avantage d'une orbite basse pour faire du tourisme). Je vous rassure, à ce moment les pôles et le Groenland allaient encore à peu près bien. Pour toutes les zones habitées ça puait sérieux ; même le Sahara commençait un peu à refouler du derche, vu comment le pourtour méditerranéen avait morflé sévère.

***

Le train ne passera pas en gare.
Et on est deux couillons bloqués sur le quai. Avec un couillon muet en prime. Kirill est vaguement sorti du coma. Il se déplace un peu, mange, va pisser ou chier. Mais il ne parle plus. C'est vrai que par le passé j'ai rêvé de lui en coller une pour qu'il la ferme. Et là je donnerais n'importe quoi pour qu'il se décide à dire quelque chose. Une blague de cul pourrie. Ou même un truc en russe que je ne pigerais pas.
Je ne sais pas s'il y a encore de la vie sous la couche de poussière. Si ça se trouve, nous sommes les deux derniers humains encore en vie. Et ne comptez pas sur les deux mâles de la station spatiale pour repeupler la Terre – même si c'était possible, et même avec beaucoup d'alcool, Kirill est vraiment trop laid.
Sans contact avec le sol pour le ravitaillement on peut espérer survivre au reste de l'humanité presque un mois. Alors quel intérêt de rapporter les faits ? Des fois, je me le demande. Déjà, ça fait passer le temps. Rester immobile les yeux dans le vide ça amuse peut-être mon ami russe, j'ai besoin d'autre chose.
Qui sait, une petite partie de l'humanité va peut-être survivre dans des bunkers. Quand ils émergeront au milieu des mutants dans quelques milliers d'années et qu'ils reviendront dans l'espace, mon témoignage les intéressera. Alors les humains du troisième ou quatrième millénaire, vous aimez la planète qu'on vous a laissée ? Face à vous, mon sort n'est pas si pourri que ça, au moins à bord de la station il nous reste un peu de chocolat. Je parie que vous ne savez même pas ce que c'est. Ahah ! Dans vos faces !

***

« Alors, on boit un coup ou on s'encule ? »
Depuis que je l'ai saigné, Kirill est un peu plus facile à vivre. Mais je lui parle encore un peu. Ça fait maintenant presqu'un mois. Et c'est la dernière gorgée d'alcool dans la station. Peut-être même dans l'univers, sauf si les extraterrestres picolent.
Je vais le boire ce coup, et ensuite probablement que je vais l'enc... Quoi ? Un cadavre n'a que peu d'utilité dans une station spatiale. Je vais pas non plus le bouffer. On n'a rien pour faire cuire la viande, juste des micro-ondes pour réchauffer nos rations dégueux. Et je ne vais pas le bouffer cru, c'est un truc à mourir encore plus vite. Déjà que d'ici moins d'une semaine mes seules options seront de me suicider ou d'attendre de crever de déshydratation.
Il faut bien que j'en profite maintenant, dans quelques jours son corps va se mettre à pourrir et à embaumer toute la station. Vomir, ça y est c'est déjà fait, je ne tiens pas à recommencer tout de suite.

Je me rappelle des dernières paroles de Kirill : « On va crever ici ! » Bien vu l'aveugle ! Il m'a tellement saoulé que je ne l'ai pas laissé épiloguer sur le sujet. C'est déjà suffisamment dur de voir ses derniers jours approcher qu'il n'est pas nécessaire qu'un rabat-joie tourne incessamment le couteau dans la plaie. Alors j'ai joué du couteau le premier. Finalement il aurait mieux fait de continuer à jouer la carpe.
Ce n'était pas de gaieté de cœur mais je n'ai pas vu d'autre alternative. Il était complètement à côté de la plaque depuis qu'il s'était convaincu que sa femme et sa fille avaient claqué sur Terre. C'était presque de la charité d'abréger ses souffrances. Et puis mieux vaut seul que mal accompagné. Et un casseur d'ambiance comme mon camarade russe, c'est un mauvais accompagnement. Et puis comme ça, avec les provisions de nourriture et de flotte, je double mon espérance de vie. Deux fois pas grand-chose ce n'est pas terrible, mais c'est mieux que rien.
Ce n'est pas non plus comme si j'avais tué un homme qui avait toute sa vie devant lui. Meurtre ou euthanasie, c'est jouer sur les mots. Comme il n'y a plus personne pour prendre les décisions, j'ai décidé de faire mes propres lois. Et dans ces lois, l'euthanasie est autorisée. Puisque ma dictature personnelle se doit d'avoir un nom, je lui ai donné un nom parfait pour une dictature : république populaire de l'ISS. Et ne venez pas me faire chier, c'est la dictature la plus démocratique que je connaisse : toutes les lois sont votées à l'unanimité de toute la population. Et je pense bien être un précurseur en la matière. Je viens d'ailleurs d'être élu grand président suprême de la république populaire de l'ISS à l'unanimité – et en tant que responsable de la commission électorale, je confirme que ce plébiscite ne fut entaché d'aucune irrégularité. Eh oui, après avoir choisi le nom de ma dictature, j'ai choisi mon dénominatif de dirigeant. « Grand président suprême » c'est la classe ; tout en gardant le minimum de sérieux dû au rang et au protocole. Ce n'est pas que je m'attende à beaucoup de visites diplomatiques ; mais au moins, si un jour il doit y avoir des livres d'histoire, c'est ainsi que je tiens à ce que l'on parle de moi.

***

Plus d'un mois déjà. Je viens d'achever ce qui doit être ma millième partie de Tic-tac-toe contre moi-même. Cette fois ce sont les croix qui ont gagné. Au bout d'une cinquantaine de matchs nuls consécutifs, j'en ai eu marre et j'ai commencé à jouer aléatoirement. Si j'avais noté les scores je pourrais vous dire qui des croix ou des ronds mène sur l'ensemble des milles parties. Si je l'avais noté et si ça avait le moindre intérêt...
Pour meubler le temps il faut bien trouver quelque chose. Les distractions sont en nombre très limité sur la station. Prochaine étape : concours de pierre-papier-ciseaux entre ma main droite et ma main gauche. Ma main droite part avec un désavantage : c'est une vraie branleuse. Oui c'est aussi une occupation qui passe le temps. Les premières fois en apesanteur, comme pour le vomi, c'est assez marrant ; mais on se lasse vite.

Une manière de passer le temps en gardant le moral, c'est essayer d'énumérer tout ce qui est mieux maintenant. Bien sûr je pourrais parler de l'éradication de la faim dans le monde ou du SIDA, mais ce serait vraiment de mauvais goût. Et trop facile, trop consensuel et trop démagogique.
Une bonne chose, c'est que je peux maintenant glander et ne fournir aucun résultat, sans que mon supérieur ne puisse gueuler ou me virer une fois de retour sur la terre ferme. En plus, je n'aurai plus jamais à voir sa grosse tête de con sur les écrans de transmission, ni en face à face. Et savoir que ce bureaucrate incompétent ne foulera plus jamais le même sol que moi, c'est un soulagement sans commune mesure.
Autre point positif : je n'aurai plus jamais à écouter geindre ma connasse d'ex-femme. Ni sa connasse de mère qui me donnait encore des nouvelles, comme si j'avais quelque chose à foutre de sa gueule. Le divorce en gardant seulement les mauvais côtés du mariage, c'est probablement une des choses qui me manquera le moins.
Restons concentré sur le positif... On ne sera plus obligé d'écouter les conneries des politiques à la télé. Quoi que ce ne soit pas totalement vrai, dans ma nouvelle démocratie autocratique, je continue d'écouter mes propres conneries ; mais il n'y a plus de télé pour les diffuser.

Je dois avouer que je sèche un peu. Il est plus difficile qu'il n'y paraît de ressortir du positif de l'affaire. Ça craint quand même pas mal. Au moins la plupart des gens sur Terre n'ont probablement pas eu le temps de souffrir. Moi, je dois me faire chier comme un rat mort avant de finir comme ledit rat.
Parce qu'il ne faut pas se voiler la face, comme disent les islamophobes, la mort dans mon cas est inéluctable. Comme la pluie à Brest ou une connerie de la bouche de mon ex. Inéluctable. Alors je perds mon temps en tergiversation, jeux inutiles contre moi-même et considérations pseudo-philosophiques nombrilistes ; pour ne pas penser à la décision qui va se poser ; avant que le sort ne décide à ma place.

***

La décision doit être prise. Les débats à l'Assemblée la concernant furent houleux. Heureusement que j'étais le seul à débattre avec moi-même, plus de gens et ça finissait probablement en pugilat. Un pugilat qui aurait eu le mérite de résoudre le problème en closant le débat. Mais je ne me suis pas auto-pugilé la gueule, ce qui me laisse face à cette décision.
Il n'y a pas d'arme à feu à bord de la station. Ça limite déjà un peu les options. Se tirer une balle dans le crâne n'en est donc pas une.
Il y a bien des médicaments en quantité suffisante. Mais je ne suis pas médecin, c'est difficile de prévoir comment le corps réagira à une overdose. Je ne veux pas mourir après avoir passé plusieurs heures à me convulsionner de douleur à cause d'une étrange réaction chimique dans mon estomac. Il paraît que l'overdose de paracétamol fait un gros trou dans l'estomac, on meurt alors que les sucs gastriques commencent à attaquer le reste des organes ; ce n'est pas le genre de mort que je veux.
Donc se couper les veines devient l'option en pôle position. D'autant qu'on est équipé en lames de rasoir. Les poignets, ça fait trop adolescente qui vient de connaître son premier chagrin d'amour. Et puis avec les poignets il y a des risques de se manquer. Je ne cherche pas à faire passer un message à mes parents sur mon mal-être, je cherche juste à en finir proprement au moment où je l'ai décidé. Donc mon choix s'est arrêté sur l'artère fémorale. C'est rapide et efficace ; et probablement moins douloureux que les poignets. Je ne suis pas une chochotte mais, tant qu'à faire, si je peux limiter au maximum la douleur c'est toujours ça de gagné.

C'est décidé, dans cinq minutes je me tranche l'artère fémorale au rasoir. Je me suis défoncé aux antalgiques ; je vais partir sans rien sentir, avec le sourire aux lèvres. Je flotte dans la salle principale, nu comme un ver. Je ne vois pas pourquoi je serais pudique pour un suicide sans audience.
D'ici, j'ai une vue presque panoramique sur cette boule à l'atmosphère opaque qui fut ma planète il n'y a pas si longtemps. Une planète où je suis né et où, malheureusement, je ne pourrai pas mourir. Si j'avais eu le choix j'aurais aimé y mourir et être enterré auprès de mes parents. Mais dans la mort, comme dans la vie, on n'a pas toujours ce qu'on veut. Alors je vais mourir seul et en apesanteur dans une station orbitale qui me servira de tombeau. Notre petit nid de mort à Kirill et moi.
D'ailleurs, j'en profite pour passer un message aux éventuelles générations futures qui pourrait lire ces mémoires : Si vous avez un peu de place pour ramener nos carcasses et les enterrer sous la terre ferme ce serait sympa, merci.

Je tranche net. C'est du moins l'intention que j'avais. Il se peut que mon geste ait tremblé, mais le résultat est le même. La fontaine de sang projette les gouttes dans une gerbe pourpre. La lame ensanglantée que je viens de lâcher flotte là, tout à côté. Avec les reflets du soleil sur la lune, l'image a quelque chose de poétique, fantasmagorique. Peut-être est-ce l'effet des tranquillisants qui me fait dire ça. C'est en tout cas plus agréable à regarder voleter en apesanteur que du vomi.
C'est dingue la quantité de sang qui peut s'écouler avant que l'on ne perde conscience. Je vais devoir arrêter là mes mémoires, avant que je n'aie plus la force d'écrire.

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