samedi 14 avril 2012

Justicia Omnibus [Docteur Fu Manchu]


Debout sur les marches de la Grand Place, le jeune inspecteur parcourait d'un regard inquiet les longues façades claires, s'arrêtant, de temps en temps, sur une fenêtre où il croyait avoir aperçu la face fourbe de celui que tout le monde surnomme maintenant « le Monstre de Bussy ».
Son supérieur l'avait chargé de l'enquête au vu de ses excellents résultats. Entré dans la police à l'âge de 25 ans, devenu inspecteur à 28. Une dizaine d'affaires dont six bouclées, ce qui remplissaient convenablement les quotas dictés par le ministère. Gabriel Vandermuth était le favori de la reine Poulaga et comptait le rester. Lui même était allé à la rencontre du directeur pour se charger personnellement du dossier. Un crime odieux ! Du jamais vu dans les annales de la police ! S'exclamait bruyamment le patron, bien content qu'un flic veuille volontairement s'empêtrer dans la sordide affaire... Il nous faut un coupable et vous allez le trouver !
Pour sûr, le crime était odieux. On avait retrouvé dans la chambre frigorifique d'un restaurant pourri du centre ville, la Goutte d'Or, quatre corps affreusement mutilés. Un véritable carnage, des lambeaux de peau se mélangeant aux viscères, bouts de cervelle et autre morceaux de cartilage dispersés sur les parois glaciales de la chambre froide devenue funéraire. Le criminel avait opéré à l'arme automatique. Il s'était à ce point acharné sur les corps qu'il semblait difficile de différencier la viande hachée déversée accidentellement sur le sol aux gueules en bouillie qui exhibaient presque vulgairement une souffrance paroxystique malgré des expressions devenues indiscernables.
Vandermuth avait d'abord pensé à un règlement de compte. Les petits truands minables ne manquaient pas à Bussy, et le restaurant était un lieu de rencontre connu pour les apprentis Capone. Le suspect avait du descendre un type lors de la fermeture et, pris de panique, s'était décidé à exécuter le personnel encore présent. Les traces de sang qui avaient métamorphosé la grande salle un brin trop sobre en musée Pollock validaient cette hypothèse.
Cependant, cette version le dérangeait. L'acharnement avec lequel le tireur avait fusillé ses victimes relevait quelque chose de plus profond qu'une simple exécution préventive. Qu'on abatte des témoins semble relativement « normal ». Qu'on en fasse du civet couve un autre genre de problème... Pas que les petits malfrats soient exclus de tout comportement sanguinaire, mais leur pathologie criminelle s'exprime d'une façon bien différente...
Seul un maniaque particulièrement sadique peut vider plus de vingts chargeurs sur ses victimes. Seul un maniaque particulièrement sadique peut prendre du plaisir à transformer un être humain en un amas de chair informe.
Les truands qui trainaient à la Goutte d'Or étaient connus des services. Selon les collègues de Vandermuth, aucun n'était aussi dingue pour mettre en oeuvre un pareil massacre. Ils allaient néanmoins être appréhendés puis interrogés. Les habitants voisins du restaurant n'avaient, pour leur part, rien entendu... On a tiré plus d'une vingtaine de chargeurs et ne vous vous êtes pas réveillés !? Vous ne vous occupez pas des affaires de La Goutte d'Or !? Vous écoutiez de la musique !? Les gens ne se soucient que très peu de ce qu'il se passe en dehors de leur canapé. Au mieux, ils mettent le nez à la fenêtre à l'affut d'une bagarre, puis ferment les volets comme on éteint un téléviseur. 


La balistique avait compté environ 500 balles, toutes tirées de la même arme, un FA-MAS F1. Un fusil d'assaut de fabrication française. La plupart des victimes étaient mortes sur le coup. Celles qui respiraient miraculeusement, malgré leurs corps transformés en accumulation de matières organiques furent vraisemblablement achevées à l'aide d'une baïonnette, plantée sauvagement dans le coeur ou le crâne. Le criminel avait tranché avec obstination tous les fils qui retenaient fébrilement ces pauvres âmes à la vie... Tous ces éléments étaient pris minutieusement en compte par le tatillon inspecteur alors que celui-ci rejoignait en voiture son domicile. 
La femme de Vandermuth dormait d'un sommeil de plomb. Il alluma une cigarette et s'assit doucement sur le bord du lit. La lumière du salon éclairait une partie du visage de Béatrice. Il la regardait d'un air grave tout en lui caressant les cheveux. Ils s'étaient rencontrés à l'université. Il avait aimé son sourire et sa nonchalance. Elle avait aimé son humour et son ambition. Ils baisaient brutalement entre deux cours magistraux dans des amphithéâtres déserts. Ils s'étaient mariés un an plus tard. Elle avait abandonné ses études quand elle tomba enceinte. Cet enfant était la somme logique d'un amour passionné que rien jusqu'à présent n'avait un tant soit peu effrité. Rien, ni même la mort de leur fille. C'était arrivé par accident. La petite s'était noyée, échappant à la surveillance de sa mère. Tous deux avaient profondément culpabilisé. Vandermuth buvait en maudissant son putain de travail qui l'avait empêché de voir grandir son enfant. Béatrice marchait aux antidépresseurs et aux somnifères et subissait des crises de délire où elle se mutilait, obéissant instinctivement à la sentence sévère de son autopunition. Ils avaient non sans mal surmonté cette douloureuse épreuve. Ils n'en parlaient pratiquement pas, cherchant tous deux au plus profond de leur amour un réconfort inespéré. Rien ne pouvait plus les séparer. Vandermuth éteignit la lumière et se blottit contre Béatrice, essayant de chasser de son esprit les visions cauchemardesques du charnier de la Goutte d'Or. 
Le téléphone sonna à 5h du matin. Deux autres corps avaient été découverts, dans un garage du boulevard des Genêts. Vandermuth se rasa, s'habilla et quitta son appartement en prenant soin de ne pas réveiller Béatrice. Le spectacle était identique à celui de la veille. Des corps en charpies gisaient au milieu d'un box dégueulasse, leurs membres répandues au quatre coins d'une salle grise et mal éclairée. L'odeur y était insupportable. C'est cette odeur de chair pourrissante qui avait alarmé le propriétaire du box voisin. Il dit ne pas avoir été soucié par le sang ruisselant à travers la porte qu'il avait remarqué quelques jours plus tôt. Ses sens n'avaient sans doute pas été mis aussi cruellement à l'épreuve qu'aujourd'hui. Vomir son déjeuner fut une bonne raison d'avertir les autorités... Il s'agissait du même mode opératoire que le massacre du restaurant de la veille. Les corps avaient été exagérément criblés de balles. L'obstination maladive des tireurs avait coûté leur vie mais aussi certains membres à leurs victimes. Avoir le bras ou la jambe découpé par une rafale de mitraillette n'appelle jamais une mort douce. Vandermuth quitta les lieux du crime et se dirigea vers le commissariat à vitesse de croisière. Un appel lui confirmait l'identification des corps de la Goutte d'Or. Il s'agissant bien évidemment des propriétaires du restaurant, un vieux couple de Buxangeorgiens et de leurs deux fils, des petits malfrats qui vivaient de l'affaire des parents ainsi que d'autres un peu moins recommandables. Rien cependant qui n'appelle à une vengeance aussi ignominieuse. Vandermuth élaborait la liste des personnes à interroger quand son collègue lui rappela un détail d'une importance non négligeable. La famille proprio de la Goutte d'Or avait été trempée dans une affaire d'empoisonnement alimentaire quelques années plus tôt. Une petite vingtaine de leur clients avaient gerbé leur tripe suite à un banquet de mariage organisé dans le sinistre gargote. En suivit un procès ultra-médiatique, des nombreuses preuves à charge : Chaque membre de la famille portait un lourd antécédent psychiatrique, et une quantité non négligeable d'arsenic avait été retrouvée dans les caves lugubres du petit restaurant. Le procureur avait monté un dossier en béton. Un béton qui pourtant se fissura lentement pour s'effondrer avec fracas lors de la plaidoirie : Ils furent tous quatre acquittés. Des pièces à charge s'étaient volatilisées selon les dires de l'avocat, annulant ainsi la mise en accusation des prévenus. 
L'information réjouit Vandermuth. Cette histoire sordide dessinait avec justesse la motivation du monstre à la sulfateuse. Mais quel lien entre les cuisiniers fous de la Goutte d'Or et les macchabées en kit du box poussiéreux ? Tout cela n'était qu'une question de temps ! pensa l'inspecteur Vandermuth en haussant les épaules, enchanté d'effleurer si rapidement du doigt une piste sérieuse et hautement vraisemblable. 
Il déchanta rapidement. Les cadavres du box n'avaient strictement rien à voir avec les responsables du restaurant. Il s'agissait de deux anciens taulards qui venaient d'être libérés pour bonne conduite au bout de dix ans alors que le tribunal les avait verrouillé dans le placard à perpétuité. Tous deux avaient sauvagement assassiné une gamine de 13 ans après l'avoir sodomisé à tour de rôle. 
Sept mois s'étaient écoulés depuis la découverte de leurs corps. Les meurtres s'étaient alignés selon le même mode opératoire. Des victimes au passé judiciaire trouble, acquittées pour certaines, libérées de prison beaucoup plus tôt que prévu pour les autres. Un malade jouait impunément le rôle du justicier. Le « Monstre de Bussy » n'en était plus un. Les gens avaient pour la plupart compris qui étaient vraiment les fils de putes déchiquetés par les balles sentencieuses de son fusil d'assaut. Des assassins, des pédophiles et des violeurs. Il n'en faut pas plus pour titiller les nostalgiques de la peine de mort. Tous n'en pensent pas moins mais personne n'a suffisamment de poids entre les jambes pour passer à l'action. 
Le monstre était devenu en l'espace d'une demi-année la voix rageuse et fascisante du peuple. Il était un véritable héros. Même ses collègues tenaient ce discours rétrograde à Gabriel Vandermuth. L'affaire échappait à l'inspecteur, comme happée par l'opinion publique qui s'érigeait fermement contre lui. Il avait pourtant exprimé son point de vue à travers les nombreuses conférences de presse qui suivaient chaque massacre. Tout crime mérite d'être puni ! Béatrice tentait de le réconforter mais ses paroles maladroites trahissaient son opinion profonde. Les monstres sont les cadavres morcelés qui parsèment la ville. Le tireur ne fait que remettre en état de marche les rouages rouillés et poussiéreux de la Justice. Abandonne l'affaire et réjouis-toi comme tout le monde de ces expéditions punitives. Vandermuth passait de plus en plus de temps au bureau. Son amour pour sa femme ne devait pas encombrer une juste quête devenue graduellement obsessionnelle. 
Le téléphone sonna en fin d'après-midi, réveillant brusquement Vandermuth qui s'était assoupi sur son confortable siège en cuir. Six mois de plus s'étaient déroulés sans qu'aucune piste, même la plus infime, ne le mette sur la bonne voie. Il recommençait à boire avec excès et passait le plus clair de son temps enfermé dans son bureau à étudier scrupuleusement les dossiers des meurtres, qui perduraient. La presse le surnommait « L'incorruptible ». La grande Histoire avait gratifié deux hommes de ce sobriquet. Personne autour de Vandermuth n'avait pensé à Elliot Ness. 
C'était une voix d'homme qui félicita l'inspecteur pour son acharnement salvateur avant de se présenter brièvement : René Mercader, ancien juge à la retraite. Vandermuth l'avait rapidement croisé lors de ses jeunes années de métier. C'était une célébrité. Un homme intègre et consciencieux qui pesait de tout son poids sur l'impressionnante balance de Thémis. Il était la personnification du glaive de la Justice et son nom résonnait encore dans les anciens tribunaux de la ville. Mercader avait découvert un élément d'une extrême importance. Il ne pouvait pas en parler au téléphone. Il s'agissait selon lui d'une information capitale qui appelait à prendre toutes les précautions nécessaires. Il proposait à Vandermuth une rencontre dans un entrepôt au dehors de la ville. Vandermuth bondit hors de son bureau et se dirigea à vive allure jusqu'au parking malgré sa sévère 
gueule de bois. 
Il arriva au lieu souhaité après 2 heures de route. C'était un entrepôt perdu dans la campagne , sans doute à l'abandon. Il n'apercevait pas de véhicules à proximité. Il sortit de sa voiture sans même la fermer et se dirigea d'un pas décidé vers l'entrée de l'immense dépôt, présumant que le soit-disant juge n'était peut-être pas arrivé. Peu confiant, il déboutonna son Holster. 
Il avançait à tâtons dans la pénombre du hangar quand les lumières s'allumèrent brusquement. Une dizaine d'hommes et de femmes, jusqu'ici tapis dans l'ombre, le fixaient lourdement. L'un d'entre eux arborait un imposant fusil mitrailleur. Vandermuth tenta d'attraper le manche rugueux de son pistolet SIG SAUER et perdit connaissance quand un coup de poing semblable à la puissance d'un train de marchandises s'encastra de plein fouet dans sa nuque. 
Vandermuth se réveillait doucement, les vapeurs d'alcools de la veille avaient à peine été dissipées par la violence de l'impact. Seule la lumière spectrale de l'entrepôt emplissait son champs de vision. Une forme se distinguait au milieu de l'imposant groupe et approchait lentement vers lui. Il reconnut de loin la démarche élégante et racée de René Mercader. L'inspecteur essaya de se redresser mais ses membres étaient comme paralysés. Le juge l'attrapa avec poigne et l'installa péniblement sur une chaise. Je pense que vous avez compris qui nous sommes.., lui dit le vieil homme avec une délicatesse peu adaptée à la situation. Effectivement, Vandermuth avait eu le temps de voir la mitraillette avant d'être brusquement assommé. Il discernait progressivement le groupe, toujours immobile devant lui. L'homme que le jeune inspecteur avait traqué pendant une année entière se matérialisait sournoisement à travers une dizaine de visages. Le « Monstre de Bussy » était une milice organisée, une réunion de citoyens qui partageait une conception de la Justice particulièrement tordue et destructrice. Vandermuth ne disait rien. Il dévisageait chaque personne et reconnaissait non sans stupeur des voisins, des commerçants et des collègues de travail. La voix grave de Mercader retentissait dans l'immense entrepôt. 

« La Justice institutionnelle a fait son temps. C'est une vieille femme malade proche de l'agonie. elle se retrouve malgré elle désarmée face à une criminalité en constante évolution. Il ne s'agit pas de la guérir mais de l'euthanasier. Seule une solution radicale pourra définitivement annihiler les bactéries du crime. La seule option qui se présentait à moi était de faire fleurir une nouvelle justice, sur les cendres odorantes de la première. Une justice intransigeante. Une justice démocratique. Toute forme de hiérarchie ne fait qu'attiser la haine et la jalousie. Dans mon système, toute personne est à la fois juge, juré et bourreau. Si un accusé doit mourir, il tombera sous les balles de chacun de nous. Mais surtout ne vous méprenez pas inspecteur, il n'est pas question ici de procès kafkaïen. Nous ne sommes pas une secte stupide, encore moins un groupe désorganisé de miliciens psychotiques aux méthodes arbitraires. Toutes nos victimes ont été exécutées après des enquêtes minutieuses, des preuves accablantes. Nos nombreuses recherches se sont étendues sur des années. Il ne s'agit pas d'assassinat mais tout simplement d'un verdict honnête issue d'une froide réflexion. Je pense que vous allez bientôt comprendre ce que je veux dire exactement inspecteur... » 

Mercader fit un signe à un des hommes, qui s'absenta aussi tôt. Vandermuth avait les yeux dans le vague. Le discours du juge n'avait rien de bien original. L'inspecteur avait entendu la même chanson abjecte depuis le début de son enquête. Dans la bouche de Mercader, elle sonnait encore plus faux. La « froide réflexion » vantée par le vieil homme était au contraire une soumission à l'affect, un asservissement de l'homme face à ses plus ignobles pulsions. La glorification d'un sentimentalisme malsain que le gouvernement prône sans vergogne depuis des années. Le résultat doit sans doute être à la hauteur de ses espérances... 
L'homme qui s'était éclipsé un moment revenait vers le groupe en traînant une femme, qui se débattait ardemment et dont les cris stridents résonnaient dans le hangar désaffecté. 

Béatrice. 

Vandermuth hurlait son nom et parvint à se relever malgré des jambes en coton. Il voulait courir vers sa femme mais un des hommes le stoppa net, d'un vif coup de poing dans l'arcade. L'inspecteur trébucha et s'affala sur le sol. Un autre homme le releva brusquement et lui enfonça un tissu crasseux dans la bouche, au plus profond de sa gorge. Vandermuth s'étouffait. Il ne quittait pas des yeux Béatrice malgré le sang et les larmes qui lui voilaient la vue. Béatrice pleurait. Un des hommes la jeta à terre, non loin de son mari. L'homme à la mitraillette s'approchait d'elle, d'une démarche quasi-militaire. La peur et la rage envahissait Gabriel Vandermuth. 

Béatrice, je t'aime et je ne veux pas te perdre. 

Mercader enleva le tissu de la bouche de Vandermuth. Le vieux juge sortit un revolver argenté de l'intérieur de sa veste et l'appuya sur la tempe de l'inspecteur. La froideur du canon chromé contrastait avec le sang brûlant qui jaillissait de son arcade. Une femme s'approchait mollement de Vandermuth, un porte-document en simili-cuir à la main. Elle en sortit un dossier épais. Elle le tendait à bout de bras au jeune inspecteur. Lisez-le, lui dit Mercader en appuyant avec l'arme sur sa tempe. Nous avons tout notre temps. Béatrice était toujours maintenu au sol, épuisée et rongée par la peur. La puissante mitraillette était rivée sur elle. Sous la double menace, son mari s'exécuta. Il ouvrit le dossier et en débuta la lecture. Il parcourait maintenant les pages avec concentration, sans jamais en détourner le regard, ne répondant même pas aux supplications aiguës de sa femme. Il lisait, encore et encore. Son expression se transformait peu à peu. Son visage qui reflétait jusqu'alors de la rage et de l'effroi se figeait dans une totale apathie. Une demi-heure passait. 
Vendermuth posa un regard froid sur Béatrice. Il jeta le dossier par terre. Il se dirigea en titubant vers la sortie, sans se retourner une seconde. Personne ne semblait le retenir. Il distingua à peine les paroles du juge et se contenta d'acquiescer. Seul son nom hurlé par Béatrice trouvait un écho dans l'immense entrepôt. Il tira non sans mal une lourde porte de métal puis s'avança lentement vers la voiture. 

Des rafales de mitraillette déchirèrent soudainement le silence de la nuit. 

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