jeudi 8 mars 2012

L'odeur des légendes [Screamy]


Il était une fois, en notre belle île de la Réunion, un nègre marron nommé Anchaing et sa belle compagne Héva qui vivaient dans la peur du chasseur d'esclaves Bronchard.
Ainsi commencent toujours les récits transmis de génération en génération. Tous divergent cependant quant au sort d'Anchaing. A-t-il été tué ? Capturé ? S'est-il enfui en laissant sa famille à la merci du prédateur blanc ? S'est-il changé en oiseau rapace en tentant de sauver Héva de la mort ?
          Un gramoun connaissait un tout autre récit. On l'appelait tous Papa Cello et jamais sa verve n'était aussi inspirée que lorsqu'il avait bu sa bouteille de rhum blanc pour célébrer Noël. Et c'est par une de ces soirées où les étoiles scintillaient avec bienveillance sur nos têtes échauffées par la fête, le rhum et la joie de célébrer la naissance de Notre Seigneur que Papa Cello, nageant dans un costume de Père Noël trop grand et trop chaud, monta maladroitement sur une barrique pour mieux haranguer la foule. 
“Ecoutez ! Ecoutez ! gueula-t-il en dévoilant ses chicots noircis. En cette nuit bénie entre toutes, mi vais vous arconter listwar vré du Neg' Maron Anchaing et ce qui est arrivé por li vré !” 
           La marmaille encore debout, les jeunes, les vieux, les zoreilles et les cafres, tous d'applaudir à cette excellente initiative. Les histoires de Papa Cello sont toujours les bienvenues, spécialement quand un sérieux coup dans le nez libère son lyrisme. Ses mots, même empâtés par une langue alcoolisée, s'envolent loin, touchent droit nos cœurs et nous laissent rêveurs pour des jours entiers.
      Papa Cello ne se fit donc pas prier pour entamer un récit que je vais vous retranscrire en des termes que vous autres métropolitains connaissez mieux. C'est que Papa Cello adorait mêler le français de France et notre belle langue créole en une sarabande linguistique à vous donner le tournis !
Or donc, tout le monde sait que l'esclave Anchaing était fou d'amour pour la belle Héva. C'était une douce créature pétrie pour l'amour et non pour le rude travail aux champs. Il était heureux qu'elle fût encore bien jeune quand Anchaing l'aima : il fut son premier et unique amant. Et de toute façon, son colérique maître, monsieur Alexis, ne se serait pour rien au monde abaissé à effleurer une peau brune pour une autre raison qu'un châtiment cruel.
Ce fut la punition de trop qui décida les deux amants.
Un jour, Héva cassa un vase dont le seul prix était de valoir plus que la peau d'une négresse. La jeune fille reçut vingt coups de fouet. Anchaing assista au châtiment. La rage et le chagrin manquèrent le rendre fou. Il aurait voulu tuer monsieur Alexis, mais cela n'aurait fait que causer sa propre perte et par conséquent, qui aurait veillé sur Héva ? Alors les deux amants s'enfuirent par une nuit propice. Le plus haut sommet du cirque de Salazie offrit l'abri de ses forêts touffues. Dans ces hauteurs hostiles, les amoureux luttèrent contre une nature peu clémente, mais ils vécurent libres et heureux et firent de cet enfer vert un petit paradis. Héva devint finalement une mère épanouie. Quelle joie éprouva Anchaing de voir naître ses enfants sans l'entrave des chaînes infâmes imposées par les blancs !
Tout eût été pour le mieux dans la meilleure des pastorales possibles s'il n'y avait eu l'obstination prédatrice d'un blanc nommé Bronchard que monsieur Alexis paya grassement.
Bronchard le chasseur de Nègres Marrons, Bronchard l'implacable, le coupeur de mains, la terreur des nègres, le chasseur de fugitifs. Tous ces surnoms pour un seul homme auguraient du mauvais pour Anchaing et sa petite famille. Plusieurs fois le cafre et le chasseur se firent face. Anchaing connaissait mieux la forêt que le blanc et était parvenu à le semer à maintes reprises. Mais ce diable de chasseur était coriace. Une fois, le fugitif n'avait dû son salut qu'à un saut insensé dans une crevasse dont il n'en sortit au prix que de quelques égratignures !
Héva et Anchaing tremblaient de plus en plus à chaque nouvelle chasse de Bronchard. Un jour viendrait où l'orgueilleux prédateur blanc les débusquerait bel et bien et s'en serait fait de leur bonheur si simple. Bien que nés esclaves et objets du mépris des blancs, Héva et Anchaing n'étaient pas dénués de jugeote. A côtoyer l'ennemi, on finit par le connaître aussi bien que soi-même. Tuer Bronchard reviendrait à envoyer un nouveau chasseur à leurs trousses.
Non, ce qu'il fallait c'était refroidir son orgueil, lui donner une leçon cuisante qui le suivrait jusqu'à la fin de ses jours.
Le couple finit par élaborer un plan. Un plan osé, dont les amoureux parlèrent à voix basse, secoués de temps à autre par un rire nerveux. Il fallait frapper dur, il fallait frapper juste.
Et il fallait surtout salir l'amour propre de Bronchard.
Alors Anchaing et Héva creusèrent une fosse, étroite, mais profonde. Et une fois que le piège eut atteint des proportions convenables, ils le remplirent patiemment. Ils y mirent beaucoup d'eux-mêmes, ils acceptèrent aussi l'aide de leurs marmots. Les plus jeunes furent d'un concours précieux. Quand enfin Bronchard réapparut, la fosse fut dissimulée par des buissons habilement placés. Et ce jour-là, grande chance et grand danger : Bronchard n'était pas venu seul ! Il était bien déterminé à en finir avec ce maudit nègre qui se payait sa tête depuis des années. Si le piège fonctionnait, son humiliation publique n'en serait que plus belle !
Le chasseur, d'entrée de jeu, avait pris la tête de son expédition. Ses hommes de main n'étaient que des esclaves dociles, uniquement présents pour tenir les chiens pisteurs en laisse. Mais Bronchard avait développé un flair plus sûr que les limiers gesticulant au bout de leur longe. Le chasseur de nègres marrons avait toujours eu le don de trouver les pistes les plus infimes qui lui en apprenaient beaucoup sur les aller et venues de ses proies. Et ce jour-là, il fonça tête baissée sur un chemin qui lui semblait tout balisé. Et pour cause ! Anchaing et Héva avaient pris soin d'emprunter toujours le même sentier. L'herbe avait été fauchée et les buissons taillés pour aménager un modeste sentier. Ce fut donc sans hésitation qu'il s'élança, les lèvres retroussées sur un rictus triomphant et le doigt sur la gâchette de son fusil.
Bronchard avait du flair, de la persévérance et de l'endurance. Il aurait été un chasseur exemplaire s'il n'avait pas sous-estimé l'intelligence de son gibier. 
Alors qu'il haletait sur cette piste fraîche, distançant ses suivants et leurs chiens, il sentit brusquement le sol se dérober sous ses bottes. Il eut juste le temps de pousser un cri de surprise. Il dégringola au fond de la fosse creusée par Anchaing et Héva. Il ne se fit aucun mal, oh non : la matière molle, tiède et putride qui tapissait le trou amortit sa chute.
Bronchard manqua s'étouffer quand il comprit de quoi il s'agissait.
La fosse était un gigantesque réservoir à colombins.
De la matière fécale à profusion avait accueilli le chasseur en un matelas écœurant d'une tiédeur nauséabonde. Il avait brisé une fine croûte brunâtre pour s'enfoncer dans un demi-mètre de fèces. La chaleur et l'humidité avaient empêché cette nappe excrémentielle de sécher. Partout où il prenait appui pour se relever, Bronchard s'enfonçait dans cette matière immonde. Il fut pris de violentes nausées tant l'odeur était épouvantable, tapissant son menton de suc acide. Le chasseur poussa des hurlements de dégoût de plus en plus hystériques. Il ne pouvait nettoyer le vomi sur son menton sans s'étaler des déjections partout.
C'est que Anchaing, Héva et leurs quatre petits avaient bien travaillé. Chaque défécation avait été soigneusement recueillie pendant plus de trois mois et déposée dans la fosse. Faites le calcul vous-même : cent jours de prélèvements auprès de six personnes au transit satisfaisant dont deux marmailles en bas âge qui expulsaient aussitôt par oméga ce qu'alpha ingurgitait, ça vous remplissait aisément un trou.
Quand les deux serviteurs de Bronchard, flanqués des chiens, parvinrent aux abords de la fosse, les remugles à rendre nauséeux un cochon manqua les faire défaillir. Mais les hurlements de rage de Bronchard titillèrent leur curiosité autant qu'ils les terrifièrent. L'un d'eux préféra rester en arrière pour retenir les chiens qui souhaitaient s'approcher de cette source d'odeur riche. L'autre risqua une tête au-dessus du piège.
– Ca va, patron ?
Ce furent ses derniers mots : il y eut une détonation et une partie de la tête du noir fut emportée. Le fusil encore fumant à la main, Bronchard beuglait à présent comme un putois enragé.
L'autre homme n'attendit pas de savoir s'il restait une balle pour lui ; il déguerpit sans se retourner, les chiens sur ses talons. Grand bien lui prit. Qui sait quel sort Bronchard lui aurait fait subir s'il l'avait trouvé en s'extirpant de son piège écœurant ? Car il était devenu fou, Bronchard. Fou de haine, de dégoût, d'humiliation. Il râlait et hurlait encore lorsqu'il rampa hors de la fosse, tel un infect scarabée ivre de bouse, sa main serrée en un poing de fer rigide sur la crosse du fusil. Il entendait bien qu'on se moquait de sa puante déconfiture à lui, le grand chasseur de nègres, le coupeur de main, l'implacable prédateur maintenant aussi marron que ses proies.
Pour ajouter à son courroux dément, des rires carillonnèrent à travers les arbres et lui vrillèrent les tympans. Cela résonna dans sa pauvre caboche qui chavirait, chavirait ! Il lui sembla voir des yeux sombres au milieu des feuilles éclatantes, il épaula son fusil et tira encore et encore. Mais ses hurlements couvraient les détonations, montaient le long du piton rocheux sur lequel Anchaing et sa famille étaient perchés. L'esclave en fuite, son aimée et leurs quatre enfants se serraient les uns contre les autres, effrayés par ce déchaînement haineux qu'ils avaient déclenché.
Mais s'ils avaient pu voir la déroute complète de Bronchard, ils se seraient rassurés : le chasseur blanc désormais bruni d'étrons avait perdu son flair avec sa raison. Il n'était plus capable de faire la distinction entre des animaux se sauvant à travers bois et des humains en fuite. Il courut la rage au ventre à la poursuite de chimères fuyantes. Il pénétra en furie dans un territoire trop peu exploré et disparut.
Ce qu'il advint ensuite de lui demeure une simple hypothèse : bien des mois plus tard, nul ne sait comment, une épave humaine parvint jusqu'à Saint-Suzanne, une ville située à une vingtaine de kilomètres du cirque de Salazie. Le malheureux rampait en ricanant, les vêtements en lambeaux et des ulcères purulents sur tout le corps. On se demanda s'il s'agissait du fameux chasseur d'esclaves disparu, mais on ne put jamais rien tirer de lui à part des psalmodies baveuses :“ilssemoquentdemoi, ilssemoquentdemoi, ilssemoquentdemoi !” et des hurlements. Si c'était bien Bronchard, si grande avait été son humiliation qu'il s'était enfermé définitivement en lui-même.
On ne lança jamais de nouveaux chasseurs aux trousses d'Anchaing et Héva : leur maître tyrannique, monsieur Alexis, avait été terrassé par les fièvres tropicales, laissant le domaine aux mains de sa fille, une bien gentille demoiselle prénommée Margot, qui laissa volontiers le couple continuer son existence librement.
– Et voilà comment finit cette Zistwar ! crut conclure Papa Cello. Et maintenant, je veux bien bwar un coup pour avoir si bien parlé !
On le rattrapa à temps alors qu'il dégringolait de son tonneau, emberlificoté dans ses frusques de père Noël. On lui tapa dans le dos en le félicitant pour ce conte haut en couleur, surtout marron. Mais moi, j'étais un peu sceptique et je le fis savoir :
– Dis voir, Papa Cello. Comment ça se fait que personne ne la connaissait avant toi, cette histoire de chasseur encacaté dans sa fosse ?
– Que tu dis, la marmaille ! riposta le gramoun ivrogne qui se délectait déjà d'un bon rhum agricole. Vous vous êtes pas demandés ce qu'il est devenu, le caf' qui s'est pas pris la bastos dans les dents ? Bah, le caf', il est rentré chez lui avec les chiens et il a dit mot à personne de son histoire tellement il avait peur que Bronchard vienne le retrouver pour lui faire ravaler ses paroles. Et puis de toute façon, qui l'aurait cru ? Il a juste transmis cette histoire à son fils, qui l'a transmise au sien et ainsi de suite. Jusqu'à mwin, dernier descendant du cafre survivant.
– Mais là, tu l'as racontée à tout le monde, ton histoire. Tu te rends compte que tu viens de rompre une tradition familiale ancestrale ? s'indignèrent quelques personnes dans l'assistance.
– Qu'ils sont bêtes, ces jeunes ! éructa Papa Cello. Vous croyez quoi ? Que le Bronchard, il va sortir de mes toilettes, tout merdeux, pour faire exploser la cervelle à mwin avec son fusil ?
Je sais pas si cela a eu un rapport par la suite, mais plus tard dans la nuit, ce ne fut pas la cervelle imbibée de Papa Cello qui explosa. Et pourtant, il aurait flambé rien qu'en actionnant un interrupteur. Non, en cette sainte nuit de Noël, ce qui explosa, et cela nous jeta tous au bas de nos lits, ce fut le Piton de la Fournaise. Vous me direz que le vieux Piton, il dégueule et gerbe habituellement, mais n'explose pas ! Mais regardez donc les infos : jamais de toute l'histoire de l'île, il n'a fallu procéder à une évacuation aussi massive de la population. Cette nuit-là, une bonne partie de l'île fut dévastée par une coulée incandescente et des hoquets titanesques de roches explosives.
Traitez-moi donc de superstitieux, mais je pense que Papa Cello aurait dû respecter cette tradition ancienne et fermer son clapet sur la déconfiture de Bronchard. Après tout, on dit que le battement d'aile d'un papillon peut provoquer des tornades, alors pourquoi la merde d'une famille d'esclaves en fuite ne pourrait pas provoquer la nausée monstrueuse d'un volcan ? Reste à savoir si ce satané Piton n'était pas du côté des esclavagistes...

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