mercredi 28 mars 2012

L'Apocalypse selon le Prince Jean [Nosfé]


Le soleil filtrait au travers des rideaux, éclairant une accumulation de détritus et de papiers d'emballages qui recouvrait presque totalement la moquette couleur crème.
Son oeil s'entrouvrit au milieu des coussins et des édredons. Il se retourna dans un soupir et se rendormit. Pour se réveiller dix minutes plus tard, perdu au milieu de ce lit King Size
Il finit par pousser la couette jusqu'à ses pieds, et se leva, lentement, traversant la chambre en traînant les pieds. Ouvrant le minibar, il se rendit compte, dans un soupir, qu'il ne lui restait plus qu'une seule cannette de Red Bull. La dernière fois, il avait eu à fouiller dans une demi-douzaine de supérettes et d'épiceries avant d'en trouver; et il se voyait mal parcourir tout Paris afin de retrouver de quoi se nourrir. Quelques barres chocolatées plus tard, il avait enfilé un ensemble Adidas et une paire de basket, et, son Ipod lui crachant du David Guetta dans les oreilles, il sortit de la suite du Ritz qui lui servait de chambre.

Cela faisait cinq mois qu'il était le dernier survivant. 
L'épidémie avait été foudroyante, à tel point que les autorités avaient cru, jusqu'à très tard, à une attaque terroriste coordonnée. Même si les experts en bactériologie avait démenti. Même s'il ne s'agissait que d'un virus qui avait muté naturellement, et s'était répandu tout seul, de lui-même, pays après pays, continent après continent. Son père lui-même qui ne s'était pas inquiété au début, avait fini par lui demander de le rejoindre dans son abri antinucléaire de Taverny. Là, ils pouvaient survivre. Mais quand il était arrivé sur place, tous étaient morts. Les militaires, son père, ses frères, sa belle famille et tout l'entourage. Tous, emportés par le virus. Lui était rentré sur Paris, et avait vu mourir les quelques autres survivants dans les jours qui suivirent. 
Toute l'ironie était que la maladie en elle-même n'avait rien de dégoûtant. Les malades ne crachaient pas de sang, ne développaient pas de pustules, ou quoi que ce soit du genre. Ils se contentaient de mourir, proprement, comme s'ils s'endormaient. Et lui vivait toujours, sans savoir pourquoi ni comment. Le virus l'avait épargné, et il demeurait là, seul. Il avait bien cherché par moment, à retrouver d'autres personnes vivantes. Il avait lancé des appels sur Twitter et Facebook ; il était allé à la Maison de Radio France, et avait tenté de lancer un appel radio, sans être vraiment sûr que cela fonctionnait ; même chose aux sièges des différentes chaînes de TV. Il avait fait des grands hôtels parisiens ses lieux de résidence, il mangeait, buvait et s'amusait avec tout ce que le monde avait à lui offrir, quitte à profiter de la situation. Il avait tout pour lui, pour lui tout seul. 
Et cinq mois étaient ainsi passés. 
Et la solitude lui pesait.

La Lamborghini qu'il avait trouvée dans un parking et dont il se servait depuis quelques jours avait rendu l'âme. À errer ainsi dans les rues de la capitale, il avait vidé le réservoir sans vraiment s'en apercevoir. Il l'abandonna à regret dans la rue de Turbigo et continua à pied. Il repensa à sa première virée à bord du bolide, il y a quelques jours ; ces trois tours de périphérique à pleine vitesse. Il repensa à cette peur de mourir qui l'avait envahi à un moment. Et s'il avait eu un accident? Et s'il mourait comme ça? Il s'imagina prendre ainsi une voiture de rêve et tailler la route, courir le monde.
Et fermer les yeux, lâcher le volant et foncer dans le décor, s'encastrer dans un platane sur une route de province quelconque. 
Mourir à son tour, comme tout le monde.
Mais qui viendrait le désincarcérer ? Il se vit, coincé parmi un fracas de tôle froissée, expirant au soir après avoir longuement souffert. Sa tête se couchait sur le klaxon, faisant hurler celui-ci dans le vide, jusqu'à ce que la batterie de la voiture rende l'âme à son tour, au petit matin.

Il était passé par le musée du Louvre. Sans trop savoir comment lui était venue cette idée, il s'était dit qu'il pourrait mettre un des chefs-d'oeuvre du musée dans sa chambre. Parce qu'il n'y avait plus que lui, parce qu'il pouvait le faire sien maintenant. Il voulut prendre une toile du Caravage, une pas trop grande, qu'il pourrait porter, et dont l'image en clair-obscur, comme emplie d'une tristesse et d'une gravité profonde, lui plaisait. L'alarme hurla dans le vide quand il la décrocha. Il sortit, son tableau sous le bras, et chercha nonchalamment une voiture dans laquelle le charger. 
Arrivant sur le quai François Mitterrand,  il regarda la Seine. Charriée par le courant, une branche d'arbre passa à sa hauteur. Il se vit sauter par dessus la rambarde, plonger dans ces flots brunâtres, se laisser emporter par le courant, comme cette branche, se laisser gagner par le froid et l'épuisement, se laisser sombrer. Se noyer. En finir comme ça ? Il vit son corps flotter, dériver ; parcourir, inerte et gonflé d'eau, tout le cours du fleuve, jusqu'à la mer. La mer qui jouerait avec, et lui pourrissant toujours, jusqu'à s'échouer sur une plage, quelque part, où un goéland peu regardant picorerait ses chairs en décomposition.
Il prit à deux mains l'oeuvre du Caravage, et la lança de toutes ses forces dans l'eau saumâtre. Puis il reprit sa marche.

Depuis qu'il s'était installé au Ritz, il avait eu tout le loisir de piocher et de choisir ce qu'il voulait manger dans les cuisines et les caves du restaurant. Ce qui était périssable avait depuis longtemps disparu, et cela faisait quelques jours qu'il ne savait plus guère comment composer ses menus. Piochant du bout des doigts dans une boîte de caviar, il regardait la table devant lui, la multitude de couverts et de plats à sa disposition. Il pensa à ce film italien dont un copain de lycée lui avait parlé, La Grande Bouffe. Cette histoire où des amis décident de se suicider comme la première victime du serial killer dans Seven. Manger jusqu'à en crever. Oui, il aurait pu faire ça. Il vit la table devant s'emplir de victuailles; les assiettes et les plats débordant de nourriture, et lui qui s'empiffre, mordant à pleines dents dans un poulet ou un gâteau à la crème sans même prendre le temps de les découper. Manger à s'en faire crever la panse. Il se vit, gonflé comme un ballon, le ventre éclatant, la tête tombant dans une assiette encore pleine, de la nourriture ressortant par tous les orifices. Il pouffa,trouvant cette mort ridicule dans son horreur. Et il vit ce même cadavre immonde, quelques semaines plus tard. Cette même table de festin, devenu un amas informe en décomposition,  pourrissant, bourdonnant de mouches et grouillant de vers, son corps lui-même ne se dégageant du reste des immondices. 
Il n'avait pas faim ce soir.

Il s'était réveillé avec un sale goût dans la bouche. Pour la première fois depuis des mois, il avait envie d'une cigarette. Bien souvent, avant, il se cachait pour fumer, il savait que ça n'était pas bien vu ; pas chez un homme public...
Tout en fumant, il observait la chambre ; cette suite luxueuse, cet idéal de richesse, si fantasmatique, qui avait perdu toute puissance à ses yeux. Les ors, l'apparat, le luxe, il connaissait, mais ça lui faisait bizarre de voir tout ceci souillé par la crasse, la vulgarité, la bassesse des choses du quotidien. Les emballages de Snickers qui encombraient la marqueterie du guéridon, les chaussettes sales sur le tapis persan, les poils, la poussière et les peaux mortes qui laissaient une trace grisâtre au fond du marbre de la baignoire. Il se vit dans la glace. Hirsute, barbu et habillé comme un plouc. Il n'aima pas cette image de lui. Lui qui autrefois avait cherché à se rendre visuellement plus vieux, et donc plus crédible en raccourcissant sa crinière et en troquant ses lentilles pour des lunettes. Était-ce prétentieux? Ou n'était-ce le résultat que de la prétention de son père seule, pas de la sienne? 
Il avait fait sa toilette, s'était rendu présentable. Puis il avait fait le ménage, rendant la chambre présentable à son tour. 
Puis il prit du papier à l'entête de l'hôtel et écrivit une longue lettre, qu'il signa de son nom: Jean Sarkozy.

Il dût regarder sur internet via son smartphone pour faire un noeud coulant digne de ce nom. Il avait prit une cordelière de rideau qu'il avait, à grand peine, attaché au lustre en baccarat. 
Une dernière cigarette, sur le balcon.
Un bruit familier, en contrebas. 
Dans la rue, une camionnette, avançant lentement. Elle obliquait vers la place Vendôme.
Quelqu'un. Un autre survivant, peut-être plusieurs.
Passé l'étonnement, puis l'appréhension, il se mit à faire de grands gestes, à crier pour signaler sa présence. Il se pencha par dessus le garde-fou, appelant encore.
Et bascula. 
L’homme dans la camionnette ne vit pas, derrière lui, dans ses rétroviseurs, le reflet de cette silhouette en costume cravate s'écraser contre le sol.  

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