vendredi 21 septembre 2012

Jour gras [Southeast Jones]

                                                                                   Mardi

La viande est vraiment  savoureuse. André en reprend une belle part  qu’il agrémente d’une
énorme portion de purée. En face, Simone mange, les yeux mi-clos, le visage figé en un masque quasi
extatique.  Il ramasse les dernières rondelles d’oignons frits avec un bout de pain, rote avec
satisfaction et sourit. Sa femme engloutit une dernière et monstrueuse bouchée qu’elle mastique
longuement ; un long filet de salive mêlée de sauce coule de la commissure de ses lèvres et va se
perdre sur le haut de sa robe déjà passablement souillée par des fragments de nourriture poisseux.
Elle se lève, se sert un porto en passant et s’installe dans le fauteuil près de la fenêtre.  Le rituel est immuable,  dans moins de dix minutes, elle dormira.
André range la dernière assiette et contemple Simone, elle sombre lentement dans la folie.
Elle a été plutôt calme ces derniers temps, demain devrait bien se passer, après…

                                                                              Mercredi

Dumont a sa tête des mauvais jours. Julliard, le chef de la section recherche de la P.J. de Bergerac ne s’y trompe pas, il tire nerveusement de longues bouffées de fumée nauséabonde de sa légendaire pipe de bruyère au fourneau noirci par ce qu’il appelle avec humour son mélange secret.
                – Un problème, Dumont ?
                – Je suis sur le point d’arrêter cette affaire sans l’avoir résolue, j’ai horreur de le reconnaître mais je suis dans une impasse. Les gens de là-bas ne se confient pas facilement.
– Vous êtes un enfant du pays, je crois ?
– Si on veut, j’avais moins de dix ans quand mon père a quitté la région pour se remarier et  vivre à la ville. Les gens ont mal accepté la chose, d’autant qu’il a vendu la ferme et les terres à une coopérative.  Ce sont des gens fiers et ancrés dans leurs traditions, des traditions qui ont  force de loi et remontent souvent à pas mal de générations. Ils pardonnent difficilement ce qu’ils considèrent sans doute comme une infamie, on marie la fille, la sœur ou la veuve d’untel  et surtout, on ne vend jamais la terre. Ils ont coutume de dire qu’ils sont tous un peu cousins.
Il déploie une vue satellite de la région, un obscur lieu-dit nommé Point-Perdu situé dans un petit coin de Dordogne. Un tracé rouge délimite un périmètre d’une douzaine de kilomètres, l’endroit où se sont volatilisés quatre personnes. Quatre personnes sans histoire, sans points communs.  Quatre personnes en moins de deux ans.
–  Le représentant d’une minoterie locale, veuf, la cinquantaine, sans enfants ; une randonneuse de quinze ans pas spécialement jolie, un militaire rendant visite à sa mère et Raymond Salier… Salier qui allait chez une cousine pour  régler une succession  et ne rentra jamais chez lui. Les cousins sont les époux Milan, ils ne se fréquentent guère mais une vieille tante leur a laissé en partage une petite maison en Bretagne.
» Salier voulait leur proposer de racheter leur part. Sa femme a déclaré sa disparition lundi matin. Je me suis rendu à Point-Perdu afin d’interroger les Milan, entre temps, le garde-chasse avait retrouvé son véhicule incendié à proximité des entrepôts à grain d’un vieux moulin aujourd’hui en ruine. Après avoir accompagné les services d’identification sur les lieux, j’ai pris un logement à deux kilomètres de là, reportant mon interrogatoire au lendemain.
» Au petit matin, je me suis rendu chez les Milan. 
» Un pauvre couple, continue Dumont, miné par la disparition de leurs fils il y a une douzaine d’années. Le gamin aurait fait une fugue. La femme semble à moitié cinglée et le mari qui m’a l’air d’un brave type s’occupe comme il peut de la maison. Les terres sont inexploitées depuis longtemps, il y a juste un grand potager et un élevage de poulets.  De temps en temps il tire le canard et à l’occasion taquine la truite ou le brochet. C’est un solitaire, le couple fait un peu figure de parias dans le coin, pas de visite, pas d’amis… Ils affirment n’avoir jamais vu Salier. Au début, je croyais que mes questions  les mettaient mal  à l’aise, quand je repense au regard de cette femme, j’en ai froid dans le dos. Le lendemain, ce n’était plus le même homme, il est devenu plus prolixe, me questionnant sur mon métier, ma famille ; il me parla de la terre, de sa vie avant le drame, de son jeune temps… Même sa femme semblait différente. Il m’a un peu fait découvrir la région et nous avons sympathisé, au bout de trois jours, nous étions presque devenus amis.
» Si vous êtes d’accord, je refile le dossier à la crime.

                                                                              Jeudi

– Marre de ce poulet lance une nouvelle fois Simone.
                Sans répondre, André prend son journal et avale une gorgée de l’infâme breuvage tiède qu’elle ose appeler café. Il croise un instant son regard et baisse les yeux en soupirant. Elle était belle jadis, mais le temps et la perte de leur fils unique l’ont aigrie, la plus jolie femme du coin s’est métamorphosée en une chose plate, sèche et acariâtre. Son visage qui désormais ne sourit plus s’est ridé à la manière d’une vieille pomme et ses cheveux ont prématurément pris une vilaine teinte grisâtre.
Sa silhouette informe ne l’attire plus guère, il y a si longtemps qu’ils ne partagent plus le même lit…
La mince couche de ciment fatigué qui soude encore leur union s’effrite inexorablement, laissant ça et là apparaître des crevasses qui vont s’agrandissant. Quelques fois, dans la noirceur de la nuit, il sent monter en lui une indescriptible angoisse, il lui arrive de pleurer, comme un enfant terrifié par les ombres inquiétantes qui semblent se tapir dans l’obscurité. Dans ces moments là, il voudrait hurler, l’avoir à ses côtés, sentir sa chaleur et respirer son odeur ; il aimerait baiser sa bouche amère, ses yeux perpétuellement secs,  serrer très fort son corps frêle et lui dire qu’il l’aime, qu’il ne peut retourner douze ans  en arrière et empêcher ce taureau soudain devenu fou de charger Pierre, de l’encorner avant de le piétiner sauvagement.

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Après avoir  ramené le cadavre mutilé de Pierre, il fit sa toilette, l’habilla de son plus beau costume et l’enveloppa dans un linceul. Puis, il décrocha le fusil, prit une réserve de cartouches et l’une après l’autre, abattit les septante bêtes du cheptel.  Il enterra son fils à l’endroit précis où il l’avait trouvé et sur la tombe improvisée, planta un jeune pommier jurant que de son vivant, jamais personne n’en mangerait les fruits. Les bêtes pourrirent sur place pendant près de deux semaines avant que les autorités ne le contraignent à les enlever. Pour tout le monde son fils avait fugué.
Pierre allait avoir seize ans, Simone trente-cinq, ils étaient morts en même temps.
Plus jamais ils ne mangèrent de bœuf, pas plus que du porc ou du mouton. Il prit en horreur tout ce qui avait plus de deux pattes ;  une semaine plus tard, il débutait un élevage de poulets.

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Quand cet automobiliste était tombé en panne deux ans plus tôt, il l’avait aidé à tracter sa voiture jusqu’à l’atelier. 
– Ce n’est que l’affaire d’une heure ou deux, avait-il dit, aussi lui avait-il proposé
de partager avec eux le repas de midi. Après quoi, il était parti nourrir les poulets. Comme chaque jour, il alla s’asseoir au pied du pommier, hiver comme été et quel que soit le temps, il venait là,
écouter le vent,  rêver et se souvenir. Puis, l’esprit vide de toute substance, il se relevait et rentrait, tête basse, les épaules un peu plus voutées, marchant le plus lentement possible comme s’il voulait retarder l’inévitable retour à la réalité.

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L’homme était étendu face contre terre, la petite faux enfoncée jusqu’au manche en travers de la gorge. La mort avait dû être instantanée. Prostrée dans un coin, Simone sanglotait.
– Il avait mis sa salopette, il ne pouvait pas, non, pas ça, il n’avait pas le droit…
Il ne dit rien, il n’y avait rien à dire.
Il prit la tronçonneuse, la mit en route et calmement, méthodiquement, découpa le cadavre. Parant au plus pressé, il emballa les restes dans des sacs qu’il porta à la chambre froide. Après le nettoyage de l’atelier, il vérifia la voiture, une soudure de fortune répara une minuscule fuite dans le radiateur.
Dès la nuit tombée, il abandonna la voiture en feu à quelques kilomètres de la ferme.
Trois jours après « l’incident », il fut surpris de voir de la fumée s’échappant du fumoir.
Craignant le pire, il pressa le pas pour découvrir Simone en train d’engouffrer des fagots dans le foyer. Pour la première fois depuis très longtemps, elle semblait heureuse.
– J’ai fait un jambon, comme au bon vieux temps, tu te souviens comme c’était bon, dis, tu t’en souviens ? Et pas de poulet aujourd’hui, je n’en peux plus de cette volaille, aujourd’hui, c’est jour
gras, un bon rôti, voilà ce que je t’ai préparé, tu verras, j’ai fait un excellent rôti…
Il ouvrit la porte du fumoir et vit avec horreur une cuisse de l’infortuné conducteur se balançant mollement dans la fumée odorante du bois de hêtre.  Il ne put retenir une nausée.
Simone referma la porte, ses yeux généralement atones brillaient d’une joie malsaine, son esprit dérangé avait trouvé la solution pour se débarrasser du cadavre, une folle et monstrueuse solution.
 Vers treize heures, elle déposa sur la table un magnifique rôti doré à souhait, autour étaient disposés des petits pois frais et des pommes de terre nouvelles. L’odeur le rendait fou, il ne put s’empêcher de saliver. Partagé entre le dégout et l’envie, il imaginait la viande tendre, juteuse…
Faisant fi des couverts, Simone prit en main une tranche qui devait bien faire trois centimètres d’épaisseur et se mit à la dévorer en poussant de petits gloussements de plaisir. Lui baissa les yeux sur son assiette et coupa un petit morceau, il mâcha très vite en évitant de penser à ce qu’il avait en bouche et dut faire un violent effort pour avaler.
C’était bon, très bon même ! Il coupa un autre morceau, plus grand cette fois, et prit le temps de savourer la chair goûteuse, la texture était délicate et la saveur n’avait rien à envier à celle du meilleur cochon de lait. En face de lui, Simone était l’incarnation du bonheur.

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                                                                               Vendredi

– Alors c’est fait ? Vous avez clos le dossier ?
                – Oui, c’est Charlier qui l’a repris. Il penche pour l’hypothèse d’un tueur en série, je lui souhaite bien du Plaisir ! C’est du grand n’importe quoi !
                – C’est quand même un bon flic, il a résolu quelques affaires intéressantes. Oubliez tout ça. Tant que j’y pense, ma femme fait un bœuf bourguignon dimanche, ça vous tente ? Ca fait un bout de temps qu’on ne vous a vu à la maison, je vous ferai gouter un petit bourgogne pas piqué des vers…
– Merci monsieur, mais les Milan m’ont invité à passer le week-end, ce dimanche c’est jour gras, une tradition de famille, parait-il, c’est l’occasion de faire bombance. Je fais mes valises et je prends la route ce soir. Une autre fois, peut-être.

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– Tu as entendu ce que je t’ai dit ? Marre du poulet ! Et marre du canard, et du faisan et de toute cette foutue volaille. Et j’en ai marre aussi de ce poisson, il a le goût de vase et il pue ! Je veux de la viande ! Elle roule des yeux fous, sa voix se fait avide. – J’ai faim de vraie viande…
André termine tranquillement de rouler sa cigarette et prend le temps de l’allumer.
– Bientôt, ma chérie, fait-il entre deux bouffées, bientôt. 

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