mercredi 11 janvier 2012

Le vin des cendres [Gallinacé Ardent]

Le vin des cendres


Note de l'auteur :  le dernier paragraphe de ce texte est tiré 
de  L'expression des sentiments chez les animaux, de Pierre Gascar




En général, c’est par une incision de scalpel, à trois centimètres en-dessous du nombril que ça commence. La petite plaie devient petite bouche, qui s’infecte et diffuse rapidement son poison dans tout le métabolisme. Du front du sujet suinte une frêle goutte de sueur, qui s’accroche à la tempe sans vouloir descendre plus bas, comme un bouton d’eau fiévreux et frais. L’air se raréfie, n’arrive plus jusqu’aux poumons, soudain devenus des sacs d’aspirateurs en voie de saturation rapide. Le coeur s’emballe. L’espace se rétracte. Les murs se rapprochent. La division a fait son nid dans le creux du ventre. Elle irradie les muscles, les épuise d’une impatience irritée, insupportable.

L’angoisse habituelle.

Alors on navigue d’une pièce à une autre, on prend un objet, on le déplace, on le reprend, on le remet à sa place initiale. On commence trois tâches à la fois, sans avoir la continuité d’esprit de les achever. On veut faire les choses de manière sérielle, mais on n’a plus l’intégrité corporelle et mentale pour y parvenir. Le sens de l’action est absent. On tourne en rond, en proie à la compulsion d’agir, vite, vite, décisivement, d’accomplir le geste qui dissipera tout le malaise, les parasites, l’étouffement. Mais ce geste ne peut être effectué ; et l’énergie s’entasse, se tend, bouillonne sous la peau sans pouvoir la crever et sortir, comme une nuée de bulles d’air coincées sous la glace.

L’angoisse habituelle.

Pourtant, ce matin, je m’étais senti en paix. J’avais la certitude de ne plus me retrouver acculé à explorer les mêmes contrées désolées. Dans le temps de cet aujourd’hui était lovée la promesse de nouveaux chemins. La lumière avait encore cette qualité lente et fraîche qui sculpte un monde plus beau et net pour nous. Les objets de mon appartement étaient nimbés de ce halo doucereux et souriant que procure le soleil du matin. Ce jour-ci, ce serait différent. Je ne voulais, je ne pouvais plus penser. Penser à la disparition.

Mais... L’angoisse habituelle.


Certaines personnes estiment que ne jamais connaître la moitié d’âme complémentaire à soi est la plus terrible destinée qui soit. Les solitaires tournent en rond comme des hamsters dans leur roue, farfouillant la surface du monde de leur museau en demande, le coeur  jamais en repos. Ils veulent trouver la seconde moitié d’amande, la part qui vient se poser à la perfection contre soi, le bas-relief humain qui est comme le moule d’où l’on est sorti. Ce qu’on appelle communément l’âme soeur.

Mais la solitude sculpte aussi. Elle sait trouver les voies pour se montrer désirable. Les grands solitaires accéderont, peut-être, éventuellement, à l’autre bout des nuits d’angoisse, à une épure, l’ébauche d’une trêve dans le conflit entre soi et le monde. Et comprendre, de manière informulée, le sens de la formule cryptique de K. : « Dans le combat entre le monde et toi, seconde le monde ».

La solitude a encore la trace de la possibilité.


Mais mon cas était différent. J’avais trouvé le fragment échappé, la complétude, la moitié parfaite. Chaque mouvement qu’elle faisait était un baiser. Mais cette personne avait disparu.

Avoir eu le privilège de trouver l’âme-soeur, de voir le monde entier, unifié, total, sous la bannière d’un même amour... et se voir tout repris, détruit, divisé, foutu par la disparition : voilà le destin le plus cruel. Avoir touché des lèvres et du coeur à l’infini, et être renvoyé d’une flexion de poignet dans la vacuité d’une obscurité sans bornes... Il n’y avait plus trace de mon amie, juste celle de son négatif, silhouette d’énergie noire, accrochée comme un ténia aux parois de mon esprit, et qui en extrayait la substantifique moelle, me laissant éreinté, détrempé, essoré. L’équilibre le plus fondamental, le plus intime, le plus mythologique, avait été bouleversé, et plus rien ne pouvait germer en moi. Plus de sanctuaire.

Cela faisait des années que la guerre continuait. J’étais un vieillard enfoncé dans la déperdition de soi. Je fuyais de partout.

Alors ce matin n’avait pas été différent, puisque nos jours ne sont que la succession de la promesse des matins et de la déception des soirs. A un moment, ma garde baissée, l’angoisse comme un reflux nocturne, s’était coulée dans mon ventre, l’avait inondé. Et le monde était redevenu cette poche lourde et boursoufflée, pleine de signes vains.

L’angoisse habituelle.

*
*  *

Alors pris d’une frénésie de poisson plongé dans l’air corrosif, je m’étais élancé au-dehors. Il fallait que je fasse quelque chose, que j’aille quelque part.  

Je sautais sur mon vélo. Je pédalais. La ville continuait. Le paysage défilait : pavillons, boutiques, supermarchés, hangars. La laideur habituelle d’une ville quelconque. La destination ne m’importait guère, puisque tous les lieux étaient équivalents. L’essentiel était d’avancer, d’imprimer une direction, un mouvement à une journée de sables mouvants. L’air glissait sur mon front humide. Le tricotage régulier des jambes sur les pédales ne me distrayait pas de mon centre vide. La douleur continuait. J’étais aveugle à tout. Lors du temps de ma (notre) passion, tous les objets avaient l’égale valeur d’amour, de promesse, de potentiel. Il en était de même maintenant : tous alignés sur la semblable échelle de vide, ils étaient désincarnés, décharnés, déchargés de toute électricité : la fantomatique errance d’un règne sans consistance.


Mais je persistais.
Cela faisait déjà des heures que je pédalais sans discontinuer. Je me perdais dans des voies sans issue, je faisais demi-tour, je revenais sans le savoir sur mon chemin initial, je butais contre des pentes abruptes et impraticables. Insensiblement, la ville avait laissé la place à la campagne, sans que cela change fondamentalement quoi que ce soit de mon théâtre d’ombres mental.

Soudain, dans mon champ de vision apparut un panneau :
« Peace l’ours blanc vous attend ! Zoo de Tobé à 200 mètres ».
Presque sans réfléchir, je me dirigeais vers l’entrée. Je parquais mon vélo dans un coin, pris contact avec la terre. Mes jambes flageolaient. J’étais couvert de sueur froide. J’avais le ventre vide. Les derniers assauts de la guerre m’avaient usé. J’avais trouvé un terrain d’armistice.
Phénomène classique : au-delà de la douleur se situe un bref répit de paix et de silence, que connaît le patient en phase terminale, taraudé et rendu presque fou par l’immensité de sa souffrance, qui atteint le petit matin, et cesse de crier, dans l’apaisement paradoxal de sa dernière heure.


*
*  *

J’étais dans le zoo. La brochure de l’entrée indiquait les différentes sections : reptiles, oiseaux, fauves, singes, éléphants, girafes, rhinocéros.

Je me rendis vite compte, au cours de mon avancée dans le parc, que chaque race, chaque espèce avait son propre souffle : lenteur des reptiles, hyperactivité des loutres, nonchalance des éléphants, comme pris dans une gangue de temps ralenti, curiosité incessante des rongeurs, oiseaux-automates... Chaque cage avait sa propre temporalité, comme une bulle d’espace-temps, arrachée et déracinée de l’univers.

J’avais commencé par les reptiles. Tortues, serpents, geckos, caimans, varans. L’impression que les cages sont vides... jusqu’à ce que le caillou en bas à droite dévoile un bout de peau pierreuse.Une tortue, aride et terreuse, dardant un cou veineux de vieillard, se tenait dans le retrait de son sourire sardonique.
Ce qui me frappait, c’était l’extrême lenteur de ces bêtes à sang froid. Les reptiles ont vraiment tout le temps du monde, et, à l’exception de l’attaque mortelle du crocodile ou du cobra, qui dure l’espace d’un battement de cil, ils passent leur temps dans une immobilité minérale, dans une attente infinie : une vie à la frontière de la géologie. Le suprême desséchement de sagesse de la tortue, la veille silencieuse et liquide du serpent aux yeux d’ éclipse. Un univers au ras du sol, au plus près de l’humus. L’attirance d’un tel oubli.

Puis changement total : le bassin-cage de la loutre. Des deux loutres, plus exactement, engagées dans une danse frénétique : se sautant dessus, se mordant, se griffant, se léchant, plongeant dans l’eau, ivres d’elles-mêmes. Elles se soûlaient de leur sarabande, toujours en mouvement, présentant un défi impossible à tous les touristes désireux de les photographier. Il existait deux animaux heureux dans ce zoo et je les avais vus : leurs jeux étaient une célébration.

Mais les autres... Ils étaient tous frappés d’une sorte de malédiction de maison de retraite : sales, hébétés, revêches, contournés, apathiques ou hyperexcités, ils avaient en commun l’incompréhension de leur état. Pour ainsi dire, aucun animal ne comprenait ce qu’il faisait là. Exilés loin du monde et d’eux-mêmes, ils étaient fous. Tous. L’oeil chagrin du rhinocéros absolument immobile. La stéréotypie de l’éléphant, qui se dandinait d’un pied sur l’autre en s’arrosant de paille sèche, reclus et autiste. Le lion rentré dans le sommeil de la conscience. Le puma tournant en rond, cherchant désespérément la sortie. Le casoar tapant répétitivement du bec sur les barreaux de sa cage, roulant un oeil indigné. Les lamas, traînant la même noblesse de caniveau que leurs cousins les dromadaires, pénétrés de leur importance comme des aristocrates gâteux, chevrotants et appauvris, le derrière dans leurs déjections. L’agressivité des oiseaux, y compris contre eux-mêmes (plumes arrachées sans cesse, d’un bec vengeur). Le singe grignotant les barreaux en piaillant. Partout la même absence de dignité, la léthargie et la suffocation de l’indignation. C’était des êtres tronqués, amputés de fonctions vitales auxquelles les Hommes ont renoncé : liberté, conscience du territoire, grégarisme resserre, être-au-monde fait de terre, de vent, de ciel. Le corps d’un animal ne s’arrête pas à son corps. A quel point l’homme a oublié tout cela, ce désir éperdu et inconditionnel de pouvoir se mouvoir librement, et à quel point il a tordu la Nature pour y imprimer son rythme qui envahit tout, saccageant et syncopant le tempo naturel des espèces ! La Terre entière était secouée des pulsations humaines... oubliant sa propre Voix dans la cacophonie.

Et c’est alors qu’au milieu des appels chantants des macaques j’avisais une cage curieusement décorée. Devant, une table y avait été installée, et des bouquets de fleurs y avaient été déposés. Un panneau portant la photo d’un orang-outang proposait la légende suivante :

« Nobu nous a quittés ce matin du 18 octobre, d’une double pneumonie. Cette femelle orang-outang a fait la joie des petits et des grands pendant 33 ans. Son compagnon, Api, est très triste. »

Cueilli à l’estomac, et l’angoisse un instant oubliée se réinstalle immédiatement dans le nid du nombril.
Un livre d’or caressé du bout des doigts, marqué d’écriture enfantine. Les messages de reconnaissance des petits à l’animal décédé. Les enfants, je le constatais, sont incroyablement proches des animaux : il y a là une connivence entre grand frère et petit frère, un lien qui leur vient de leur Nuit commune. Il était marqué :

Merci Nobu. Bonne chance au Paradis.
Adieu Nobu. Tu nous manqueras.
Merci Nobu de nous avoir amusé pendant si longtemps .

A ce dernier commentaire, je frissonais. Jamais je n’avais trouvé les singes amusants : laids, obtus, ou graves sûrement, oui. Certaines personnes rient à la simple vue d’un chimpanzé habillé en homme, sans voir que c’est l’homme dans le chimpanzé qui les fait rire, pas le singe en soi. Pour moi, cela ne provoque que malaise. Les Hommes veulent à tous prix injecter leur humanité aux animaux, et ce faisant les détruisant : il n’y a que certains ruminants, les chats et les chiens pour le supporter (et encore, combien de chiens profondément névrosés, consumés de détresse ?).

Une forme poilue comme un paillasson de mohair, était prostrée contre les barreaux. C’était Api. Il regardait le monde exterieur.

Je restais à le regarder.

Il avait de grands yeux marron, étonnament humains. Il restait là, les bras croisés, le regard vers le bas, l’air las, revenu de tout. Sans attentes, sans espoir. Il avait à sa lèvre amère une brindille bourgeonnante, qu’il mâchonnait vaguement. Il mâchait le temps comme le temps le mâchait : il en mesurait toute la profondeur, sans hâte, tout entier à sa jouissance sordide. Il avait perdu son autre moitié, Nobu, celle qui tenait le monde debout dans son souffle.
Je regardais longuement ce déjetté. Au contraire de tous les autres animaux, il était passé de l’autre côté : ayant épuisé les extrêmes de la rage et du désarroi, il avait atteint un espace intouchable, à soi, à la hauteur de sa chute perpétuelle, qu’il pouvait arpenter sans se presser, avec toute la lenteur nécessaire et voulue. Il épuisait toute la saveur du présent, en goûtait l’amertume. Ses grands yeux ne voyaient plus rien que dérision spectrale. Il était insensible aux autres visiteurs : absolument immobile et net. Parfois un bout de regard s’échappait dans ma direction, l’air de dire : « Toi aussi ».    

Je me tenais là, créature prométhéenne, criminelle, jurant de servir au monde le supplice de Procuste à toutes forces, concentrant en moi à la fois le feu, l’aigle et le rocher, à contempler la progéniture d’Epiméthée, exemplaire unique désespérément accroché à la Création, n’attendant que de lâcher prise, comptant goutte à goutte, seconde à seconde, placidement, le temps qui le séparait de la Mort.

Et je me dis que peut-être la seule chose que les animaux ont compris, c’est que nous non plus nous ne savons pas.

Le temps s’abolit. Les astres ne finissaient plus de chuter dans l’Univers. Je restais coi, debout et oublieux de toute cohésion, les joues baignées de larmes, le coeur absorbé et lavé par l’étendue d’une révélation vaine et essentielle, pont inattendu d’empathie entre lui et moi, tendu comme la caresse d’une main secourable. Deux règnes fondus dans une même dimension de perte primordiale.

De la mer à nous, seule la vieille et confuse rumeur. Elle nous habite tous encore, et, en fin de compte, créatures à jamais immergés, nous n’avons pour âme que ce que nous parvenons à voir, selon nos efforts, les remous, les courants, dans la fausse transparence de cette mer originelle.

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