mercredi 4 janvier 2012

La Chasse [Maniak]


Propulsé par ses deux puissants turbomoteurs, l'hélicoptère CH-146 Griffon déchira le ciel en vrombissant. L'engin survolait l'immensité glacée à plus de 200 km/h. 
A l'intérieur, Jack C. souriait. 
Il passait régulièrement la tête par la porte latérale pour regarder au loin. Le vent glacial fouettait cruellement son visage, malgré sa cagoule. Mais il continuait à sourire. La raison de sa joie, c'était ce petit point doré à la limite de l'horizon : Sa proie. 
Jack était en chasse et ni le froid ni le vent ne pouvaient éteindre ce feu qui le consumait de l'intérieur. Tout en regardant le point grandir au fur et à mesure que le CH-146 Griffon gagnait du terrain, Jack caressait nerveusement son harpon. Monté en sabord sur la porte droite de l'engin, un lanceur de harpon récupéré sur un vieux baleinier norvégien venait remplacer l'habituelle mitrailleuse. Avec impatience, le chasseur passait son gant sur les barbelures pointues du fer de lance. C'était de la grosse artillerie. Parfaite pour la chasse aux créatures mythologiques. C'était dans ce sport risqué et lucratif que Jack était devenu spécialiste. Mais au-delà de l'adrénaline et de l'argent, qui coulaient pourtant à flot dans ses veines et son compte en banque, ce qui plaisait au chasseur c'était de vaincre la sauvagerie païenne par sa détermination et le recours aux technologies de pointe. Comme une revanche de la civilisation sur l'obscurité animale.

Il gagnait du terrain, et le point brillant grossissait de plus en plus. Jusqu'à ce que l'hélicoptère soit suffisamment proche pour que l'équipage puisse admirer son gibier. Jack ne put réprimer un sifflement admiratif.
Le traîneau étincelait de milles lueurs surnaturelles. Il semblait fait d'un métal plus précieux encore que l'or. Ses flancs étaient gravés de runes serties de pierres précieuses, tandis que l'avant était orné de bas reliefs représentant les batailles du Ragnarök. 
Ce fantastique véhicule était propulsé à toute vitesse sur la glace par deux boucs musculeux et terrifiants. Leurs yeux jetaient des éclairs et leur naseaux fumaient. Des glaçons étaient collés à la fourrure très dense qui les protégeait du froid, preuves de la fuite déjà longue entamée par les bêtes. Mais à présent elles ahanaient, presque à bout de forces. Tous leurs muscles bandés ne pouvaient rivaliser avec la cadence infernale imposée par l'impitoyable mécanique des turbomoteurs. Sur le traîneau, Thor conduisait l'attelage d'une main, et brandissait son immense marteau à manche court de l'autre.

Massif et barbu, il semblait ne rien devoir craindre, ni dans ce monde ni dans aucun autre. Il n'était vêtu que de braies de cuir et paraissait ne pas subir la morsure du froid. Tout son être dégageait une impression de sauvagerie et de force. Mais c'était surtout ses yeux qui impressionnaient. Ils brillaient d'un éclat barbare et surnaturel, qui ne laissait aucun doute sur sa nature divine. 
Pourtant, en dépit de son regard de braise, de son impressionnante constitution physique ou de la splendeur de son attelage, il jetait régulièrement un regard anxieux derrière lui. Et son angoisse augmentait au fur et à mesure que l'engin gagnait du terrain.

Et Jack ne cessait d'agrandir son sourire. Quand l'hélicoptère ne fut plus qu'à quelques mètres de sa cible, il ne put retenir un petit gloussement de satisfaction. L'engin prit alors davantage de vitesse, et, dans un bruit infernal, dépassa le traîneau par la gauche. Jack vit passer sa proie devant son viseur. Son doigt sur la gâchette était tendu à l’extrême. 
Mais il n'appuya pas. 
Pas encore. 
Le pilote manœuvra rapidement pour placer sa machine perpendiculairement au traîneau. Jack se tenait prêt, tandis que l'hélicoptère changeait de direction. Dans quelques secondes il verrait le traîneau foncer droit dans leur direction. Et là, l'occasion sera parfaite pour un tir ajusté et précis ! 
Évidemment, il devrait faire vite. Face à lui, le géant roux comprendrait vite la manœuvre. Et Jack estimait qu'il pourrait bénéficier d'une fenêtre de tir de 3 à 5 secondes. Largement suffisant pour un chasseur aguerri comme lui.
Mais comme s'il avait anticipé la manœuvre de son poursuivant, Thor attaqua. Son marteau étincela d'une lueur bleutée. Un claquement effroyable se produisit dans l’atmosphère, couvrant même le bruit de moteur. Et, à l'instant où l'hélicoptère se plaçait dans l'axe de tir souhaité par Jack, un immense éclair surgit de nulle part déchira la voûte céleste. La foudre tomba juste devant l'hélicoptère, faisant fondre la glace plusieurs mètres autour de son point d'impact, et aveuglant tous les occupants de l'appareil volant. Jack bascula en arrière, déséquilibré par la puissance de l'impact. 
Mais il pouvait faire confiance à son pilote et à la maniabilité de son véhicule. Et très vite il se retrouva à nouveau derrière son harpon, à pister le dieu rebelle. 

Sur son char, Thor poussait son attelage à aller plus vite encore. Mais il sentait bien que Tanngrisnir et Tanngnjóstr, ses deux boucs, donnaient des signes d'épuisement, et qu'il n'allait plus pouvoir échapper longtemps à ses poursuivants et leur infatigable engin. Lui qui n'avait jamais cillé face à l'adversité, il sentait que son heure était proche. Mais il allait leur montrer, à ces hommes ivres de leur puissance technologique, qu'on ne tue pas aussi facilement un dieu, et qu'il avait encore du ressort ! 
Thor tira alors brusquement sur les rênes, et les boucs s’arrêtèrent aussitôt. La force centrifuge continua de propulser son char, qui se déporta sur le coté, labourant la glace au passage. Comme s'ils avaient compris la manœuvre, Tanngrisnir et Tanngnjóstr tournèrent sur eux mêmes, 
accompagnant le mouvement du char. Tant et si bien qu'une fois que le traîneau s'immobilisa, il faisait face à l'hélicoptère qui avançait dangereusement. 
- Yahaaaa ! hurla Thor, et son attelage s'élança immédiatement dans les airs, droit sur son assaillant. Tanngrisnir et Tanngnjóstr grognaient furieusement en chargeant le CH-146 Griffon. Thor faisait tournoyer son marteau Mjöllnir au dessus de sa tête, projetant une pluie d'éclairs tout autour de lui. 
Jack écarquillait les yeux de stupeur. 

Le choc fut terrible. 

Tanngrisnir et Tanngnjóstr reçurent l'hélicoptère de plein fouet, leurs corps rebondirent sur le cockpit avant d'être violemment déchiquetés par les pales du rotor. A cet instant Thor se pencha pour asséner un formidable coup de marteau sur le flanc de l'engin. Sous le choc, les parois d'acier volèrent en éclat, de même que la tête du pilote. Du sang vint éclabousser le visage du dieu. Tandis que tout l'hélicoptère fut secoué. L'hélice, entraînant avec elle les débris sanglants des boucs ne tarda pas à se bloquer, provoquant la chute en spirale de tout l'appareil. Jack en fut brutalement éjecté. Il plana un très court instant à quelques mètres du sol gelé avant de heurter durement la glace et de finir sa course au sol laissant une traînée de sang derrière lui. 
Le chariot de Thor, privé de ses boucs, fut propulsé en l'air avant d’atterrir plus loin, laissant derrière lui de profondes marques dans le sol. 

Thor était resté agrippé à son char. Tremblant, il se retourna lentement pour contempler le carnage. Devant sa propre folie, il éclata d'un rire bruyant qui retentit comme le tonnerre sur toute la plaine. Puis il examina d'une mine satisfaite la colonne de fumée noire qui s'échappait de l'hélicoptère. 

Il fallait à présent s'occuper de ses boucs. Thor traîna alors leurs carcasses sur le sol, et entreprit de rassembler leurs os, pour leur redonner vie. Il s'agenouilla ensuite face au tas d'ossements et brandit son marteau pour les bénir. 
Mais à cet instant, un puissant déclic se fit entendre. 
Thor n'eut que le temps de lever les yeux pour voir le harpon fendre l'air et l'atteindre juste sous la clavicule. Le dieu chancela sous l'impact et fut propulsé en arrière, tandis que la lourde corde reliée au harpon s'enroulait autour de lui. Il heurta brusquement le sol, manquant de perdre connaissance. 

Jack savait qu'il devait faire très vite à présent. Malgré ses blessures, il se hâta de quitter la carcasse de l'hélicoptère, avec sur le dos tout un attirail sophistiqué.
Il planta le plus profondément qu'il put deux immenses tiges de fer dans la glace. 
Puis il se munit d'un deuxième lance-harpon, portatif et semblable à ceux qu'utilisent les plongeurs, ainsi que d'un fusil à impulsion électrique Taser X-27 spécialement fabriqué pour lui. Plus long et plus puissant que le modèle X-26 utilisé par l'armée, ce fusil était une vraie chaise électrique miniature, fatal pour la plupart des êtres vivants. 
Ainsi équipé, il s'approcha du dieu avec détermination. 

Thor se relevait déjà, sanguinolent, mais prêt à en découdre. Un rire formidable s'échappa de sa bouche et retentit à mille lieues alentours, faisant s'entrechoquer les os de Jack. 
- Misérable mortel, ne sais-tu pas que nul ne peut me vaincre ? gronda-t-il en levant bien haut son arme. 
Jack ne cilla pas. Il gardait ses yeux braqués sur Mjöllnir et guettait l'instant où le marteau allait déclencher la foudre. 
Le dieu abattit alors son arme en direction de l'homme. En une fraction de seconde une étincelle se produisit, l'air devint électrique et un éclair effrayant transperça l'atmosphère, Jack fit un bond de félin sur le coté et riposta dans un souffle, propulsant son harpon en direction de son assaillant alors que l'éclair passait à quelques centimètres de son visage, sa course mortelle irrémédiablement attirée par l'une des hampes d'acier. Tandis que le harpon fila droit sur sa cible qui n'eut que le temps d'éviter la trajectoire fatale au moyen d'une parade de son marteau. 
Jack tenta de se réceptionner de son saut comme il put : un maladroit et douloureux roulé-boulé le laissa allongé et meurtri sur la glace. 

Thor s'approcha de l'homme au sol. 
- Puisque ta science a raison de mes pouvoirs divins, je t'aurais par la force ! 
Et il leva à nouveau son marteau, dans l'intention manifeste de faire cette fois plus usage de l'aspect contondant de l'arme que de ses pouvoirs magiques. 
Mais avant que la masse de fer ne s'abatte sur son visage, Jack appuya sur la gâchette de son Taser. 
Les deux dards chargés à plus de vingt-mille volts vinrent se ficher dans le poitrail du dieu. 
Thor hoqueta de douleur tandis que tous ses muscles se contractèrent et que milles aiguillons brûlants parcourent en un instant l'ensemble de son corps. Partant du cœur, l'horrible vague de souffrance remonta le long des nerfs et se propagea dans tout ses membres pour finir par éclater dans les nerfs des dents, poussant le martyre du dieu à son paroxysme. 
Les yeux exorbités, les veines prêtes à craquer et la bave formant une écume blanchâtre sur sa barbe rousse, Thor resta ainsi figé pendant une seconde. Son cœur rata un battement avant de repartir en une course folle. Le dieu fut alors pris de terribles convulsions, lâcha son marteau et tomba au sol, recroquevillé sur lui même. 

Jack se releva douloureusement, un rictus de douleur et de victoire sur le visage. Il cracha un glaire sanglant au sol, puis, sans aucunes considérations pour sa victime, rechargea son arme et fit feu une nouvelle fois. 
Les dards foudroyants se plantèrent en plein milieu du dos de la divinité nordique. 
Thor sentit une atroce brûlure qui éclata dans toute sa colonne vertébrale et qui obligea ses muscles perclus de douleur à se contracter une nouvelle fois dans la souffrance. C'était comme si d'innombrables fils brûlants striaient tous ses tissus, acculant son corps à un tourment indescriptible. 
Il resta à nouveau totalement paralysé pendant un instant avant de se débattre au sol, s'agitant contre un supplice invisible et inexorable. 
Jack rechargea et tira encore et encore, jusqu'à ce que les yeux de sa victime perdent toute leur intensité. Et quand l'atroce géhenne cessa enfin, Thor n'était plus qu'un animal mutilé, le corps réduit à une immense blessure cruelle et inapparente, immobile au milieu de l'étendue glacée... 

***

Derrière le champ de force destiné à protéger les visiteurs, Thor était assis sur un rocher en béton armé peint en blanc. Il dodelinait lentement de la tête, répétant inlassablement ce même mouvement à longueur de journée. 

Quelques fois, pour rompre la monotonie de son quotidien, il se levait et tournait en rond dans sa cage invisible. Empruntant toujours le même chemin entre les blocs de glaces factices. Il avait cessé de vouloir explorer son environnement après s'être heurté à plusieurs reprises à la barrière invisible et incompréhensible qui l'entourait. Cela avait toujours amusé les mortels qui venaient en masse le contempler. 

A présent il ne regardait même plus les gens venus l'admirer. Il ne parvenait plus à se nourrir de leur dévotion, et errait tristement dans le maigre espace qui lui était réservé, à jamais las de sa propre existence. 

Ses yeux n'étaient plus que des petites boules vitreuses et sans éclat.

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