jeudi 3 novembre 2011

Pourquoi il faut consciencieusement nettoyer les toilettes après usage [Herr Mad Doktor]


            Il était une fois, en des temps troublés, un juge à la sévérité sans pareille…

A l’issue d’un procès qui avait défrayé la chronique, le jury condamna à l’unanimité M. Walter Colza, dit L’Abomination des Cabinets de Westwood, à la peine capitale ; il n’avait pas tiré la chasse.  
« Et vous pouvez vous estimer heureux ! le sermonna le Juge O’Balley. En regard de ce crime barbare, je trouve la sentence plutôt clémente. La pauvre femme qui a eu la malchance de découvrir les fruits de votre forfait perfide demeurera constipée pour le restant de ses jours ; quant au lieu du crime, le très chic immeuble Westwood, il a dû être entièrement détruit pour des raisons sanitaires. Par votre faute, trente honnêtes employés se retrouvent au chômage technique. Puissiez-vous vivre avec cela sur la conscience… A mon sens, un tel outrage aurait mérité une séance de torture à l’ancienne, avec tisonnier chauffé à blanc et supplice de la roue. Mais vous avez de la chance : ce matin, je suis allé à la selle. »
Les gendarmes emmenèrent le condamné, abasourdi.
« Accusé suivant ! » hurla le Juge O’Balley, en martelant frénétiquement son pupitre.

            Entra M. Jeremy Verger, dont la silhouette de sociopathe en puissance arracha quelques frissons au public venu en masse.
            « Maître, quels sont les faits qui lui sont reprochés ? » s’enquit le Juge O’Balley auprès de l’avocat des plaignants.
            Celui-ci, manifestement ravi de s’exprimer en public, prit la parole avec emphase : « Mes clieeeeents, l’honorââââble famille Dupinçooooon, ont eu l’extrême amabilité d’hébergeeeeer M. Vergeeeeer, sans professiooooon, pour une nuit. Le cœur sur la maiiiiin, ils lui ont offert le gîte et le couveeeeeert, mais quelle ne fut pas leur surpriiiiiise, le lendemain matiiiiiiiin, en retrouvant les draaaaaaps et le matelaaaaaas de M. Vergeeeer souillés d’uriiiiiine ! »
            Dans le public, deux femmes poussèrent un petit cri aigu.
            « Silence ou je fais évacuer la selle – pardon : la salle ! Avocat de la défense, qu’avez-vous à ajouter ?
            - Votre Honneur, mon client n’a que quatre ans… Il ne faisait que dormir chez un camarade de classe et…
            - J’en ai assez entendu, le coupa le Juge O’Balley. Le jury va délibérer. » Jury dont le juge O’Balley constituait le seul et unique membre. « Coupable ! décréta-t-il après une délibération de quatre secondes et demi. Dix ans de corvées de chiottes en maison de correction, voilà qui lui apprendra la propreté ! » Jeremy, jouant avec son alligator en peluche, ne semblait absolument pas conscient du drame en cours ; sa mère, elle, était effondrée. « Honte à vous, chère Madame, ajouta le Juge O’Balley. La propreté est la première vertu à enseigner à un enfant. Les délinquants juvéniles doivent servir d’exemple ! » La sentence pouvait paraître sévère, mais le juge O’Balley ne rigolait pas avec ces choses là.
            « Allons, enchaînons ! » beugla-t-il. Un sourire sadique déforma son visage lorsqu’il identifia le nouvel accusé…

            « M. Rafaelo Antonioni… Vous ne pouvez pas savoir combien je suis heureux de vous accueillir dans mon humble tribunal. Depuis le temps que mes invitations demeuraient sans réponse…. 
            - J’assurerai moi-même ma défense, précisa le prévenu.
            - A votre gré. »
            Il s’agissait d’un gros poisson, un terroriste international dont les attentats ignobles avaient traumatisé l’opinion internationale. Sa technique, des plus lâches, consistait à se rendre dans des toilettes publiques, à y couler un bronze en toute discrétion, et à repartir comme si de rien n’était. Mais loin d’être un abruti du genre de Walter Colza, M. Antonioni était un génie du crime : il faisait son affaire sans un bruit, vaporisait un spray déodorant… mais ne tirait pas la chasse ! Si bien que lorsque l’utilisateur suivant entrait, il ne se doutait de rien ; ce n’était qu’après avoir soulevé la lunette des toilettes que le drame se nouait : les yeux de l’innocente victime découvraient des crottes bien moulées, flottant à la surface de la cuvette – la macabre signature du criminel. Bien souvent, cela déclenchait un mouvement de panique conduisant à une émeute, puis à un dynamitage du bâtiment contaminé par les autorités locales. Les victimes d’Antiononi se comptaient par milliers.
            Après avoir rappelé les faits, le Juge O’Balley lut la liste des antécédents judiciaires du prévenu, avec un plaisir non dissimulé : « Eh bien, c’est du joli ! Dénoncé par votre sœur aînée à l’âge de douze ans pour avoir refusé de rabattre la lunette des toilettes… A quinze ans, vous tombez pour nuisance sonore à type de flatulence en plein milieu d’un cours de français… une vingtaine de témoins en état de choc. Oh, et à dix sept ans l’éducateur de votre centre de redressement vous prend la main dans le sac tandis que vous bouchiez les toilettes avec du papier… Bonjour l’inventivité ! On perd votre trace à dix-neuf ans, année de votre spectaculaire évasion… Sur ce point je vous tire mon chapeau ; oser uriner sur un bataillon de CRS en uniforme demande une certaine dose de courage. Quelque chose à ajouter ?         
            - Oui, répondit Antonioni avec son accent chantant. Sachez que je ne regrette rien : si c’était à refaire, je le referai ! Mon action militante n’aura pas été vaine. » Puis, s’adressant au public : « Souvenez-vous ! Souvenez-vous de cette époque pas si lointaine, précédant l’avènement de O’Balley et de sa justice de pissotière, où l’accomplissement de vos besoins naturels ne constituait pas l’unique préoccupation de votre existence… Une époque où vous ne viviez pas dans la crainte permanente d’être dénoncé pour une goutte versée à côté de la cuvette ou un pet incongru pendant votre sommeil… Nos grands-parents, aussi invraisemblable que cela puisse vous sembler, faisaient parfois leurs besoins dans la nature ! »
            Un murmure d’indignation parcourut la salle, suivi de quolibets – et de quelques timides applaudissements.
            « SILENCE ! s’égosilla le Juge O’Balley, la bave aux lèvres. SILENCE, vous dis-je, ou je fais exécuter la salle ! Faites dégager cet hurluberlu… A l’échafaud ! » Il ne supportait pas que l’on défiât son autorité ; celui-là, il souffrirait longuement avant de mourir, le Juge O’Balley y veillerait personnellement. Pour l’instant, il devait passer ses nerfs sur quelqu’un ; le prochain accusé allait en prendre pour son grade.

            « Oh, une jeune fille… s’émerveilla le Juge O’Balley à son arrivée. Voilà qui est plutôt rare dans mon tribunal, les femelles étant par nature portées sur l’hygiène… Mais vous me semblez être la charmante exception qui confirme la règle ! La parole est aux plaignants.
            - Votre Honneur ! plaida l’avocat, imaginez-vous donc, boucher volontairement les commodités de sa belle-maman avec un tampon usagé…
            - Mais puisque je vous jure que ce n’est pas moi ! intervint la prévenue. C’est un coup monté, elle m’a toujours détestée ! » 
            Le Juge O’Balley fit signe à l’avocat de s’asseoir. « Voyez-vous, Mademoiselle, je comprends parfaitement votre situation…  
            - Vous m’en voyez soulagée !
            - Vous trouviez plus simple de jeter votre détritus gorgé de votre exécrable liqueur dans la cuvette plutôt que d’utiliser les poubelles dédiées à cet usage.
            - Objection, Votre Honneur ! protesta l’avocat de la Défense. Ma cliente n’avait pas ses menstruations au moment des faits ! »
            Le Juge O’Balley le cloua à sa chaise d’un regard noir. « Maître, est-il besoin de vous rappeler que nul n’est autorisé à me couper la parole ? Gardez vos objections et vos arguments d’une mauvaise foi manifeste pour votre confrère, voulez-vous ? Mademoiselle, dites-moi, désirez-vous avoir des enfants ?
            - Oui… bégaya la jeune fille, en état de choc. Plus que tout au monde !
            - Alors c’est entendu ! s’exclama le Juge O’Balley. Le jury a délibéré : une hystérectomie totale lui semble fort à propos. »
            La condamnée s’évanouit dans les bras de son imbécile d’avocat. Tant mieux, cela faciliterait l’intervention ! On la fit sortir sur un brancard, direction le bloc opératoire.

            Des cris s’élevèrent alors du couloir. « Je suis innocent ! » hurlait désespérément une voix d’homme. Le nouvel accusé fit son apparition, ceinturé par trois gendarmes.
            « Que me reproche-t-on ? demanda-t-il, au juge, mâchoires serrées.
            - Voici M. Vic Fontaine, présenta l’avocat des plaignants. Il comparaît pour manquement aux devoirs civiques. J’ai ici la preuve de sa culpabilité. Puis-je ?
            - Je vous en prie, dit le Juge O’Balley.
            - M. Fontaine, vous trouviez-vous à la crêperie Benny’s, le soir du 21 mars ?
            - C’est possible, en effet, répondit le prévenu. Il faudrait que je vérifie ça dans mon agenda...
            - Bien. Et vous êtes-vous rendu aux WC de cet établissement sur le coup des onze heures ?
            - Eh bien c’est également possible, oui, mais quel rapport avec mon…
            - Les preuves vous accablent ! éructa l’avocat. Regardez cet enregistrement de la caméra de surveillance des toilettes ! »
            La plupart des sujets présents dans le tribunal détournèrent les yeux. Pas le Juge O’Balley, évidemment ; il en avait vu d’autres. La vidéo montrait un homme assis sur le trône, le pantalon sur les chevilles… Le reste est trop horrible pour être décrit.
            « Regardez,  !  ! postillonna l’avocat. Une feuille ! Vous ne prenez qu’une feuille pour vous essuyer ! Et ensuite, c’est à peine si vous vous lavez les mains ! »
            Le prévenu demeura coi devant tant d’absurdité. « Mais pas du tout, se défendit-il, regardez, je les savonne consciencieusement, qu’est-ce que vous allez cherch… »
            La voix cinglante du vieux Juge O’Balley paralysa ses cordes vocales. « Le jury a délibéré », déclama-t-il de son ton pervers.
            M. Fontaine était en plein cauchemar ! On l’avait interpellé sans explication sur son lieu de travail le matin même, et on l’avait fait passer directement en jugement devant le Seigneur Noir en personne… tout cela parce que le Juge O’Balley désirait avoir son lot quotidien de condamnés. Trouver une raison à leur arrestation, tel était le rôle des avocats. Nul n’étant irréprochable, il était facile, à l’aide des caméras surveillant chaque seconde de la vie de chaque citoyen, d’y dénicher une infraction ; n’importe qui commettait une erreur à un moment ou à un autre de son existence cloacale. Lorsque vous glissiez un doigt dans les rouages de la Justice, celle-ci vous broyait tout entier.
            La terrible sentence tomba comme une guillotine : « Une amputation des mains vous aidera considérablement : plus de risque d’oublier de vous les savonner. » On le traîna à l’extérieur, dans un hurlement de chien blessé. Le Juge O’Balley s’amusait comme un petit fou !

            Arriva le dernier prévenu de la journée. Une histoire sordide mettant en scène M. Abraham Chelton, 86 ans, attaqué par ses propres petits-enfants.
            « Quelle tristesse, déplora le Juge O’Balley au vu des plaintes. A ce qu’il me semble, mon vieux bonhomme, vous êtes un délinquant multirécidiviste…   
            - Ouéh-oh point du tout M’sieur l’Juge, baragouina l’accusé, c’t-y mes ch’tits n’enfants qui n’en veulent qu’à mon blé !    
            - Leurs témoignages sous serment sont pourtant sans équivoque : Pépé asperge d’urine le couloir menant aux cabinets (...) A chaque passage de Beau-Papy aux commodités, je retrouve le carrelage inondé (…) Pépé éructe ostensiblement lors des repas et émet des chapelets de pets à chaque fois qu’il se lève (...) Continuer serait obscène. Niez-vous ces accusations ?
            - Bien sûr qu’non, M’sieur l’juge ! c’t-y simplement mes problèmes d’incontinence… L’vieil âge, quoi ! Lorsque z’aurez une prostate aussi grosse qu’l la mienne, vous y pigerez mieux…
            - Mmm, oui, sans doute… rétorqua le Juge O’Balley, penseur. En attendant, un petit séjour en apnée au fond d’une fosse septique ne vous fera pas de mal. »
            Le vieillard en mouilla son banc. On dut faire évacuer la salle.  


            M. Brémond n’avait pas été déçu du spectacle ! Il avait emmené son fils Samuel assister à l’audience, dont les vertus éducatives étaient mondialement reconnues. Le gosse avait été terrifié par le Juge O’Balley, ce qui était le but recherché – « oublie de mettre une majuscule à juge, et c’est la prison à vie ; c’est un homme très respecté ». Chance inespérée ou malheur sans nom selon les points de vue, l’honorable homme de loi s’approcha d’eux pour les saluer ; il avait remarqué l’assiduité de Samuel durant les diverses plaidoiries et tenait à lui transmettre ses amitiés. Voyant le Juge O’Balley arriver, M. Brémond, qui n’en menait pas large non plus – le stress le faisait suer comme un porc ; si le Juge remarquait son odeur de transpiration, il était mort –, expliqua discrètement à son fils l’honneur qui lui était fait.     
            « Veux-tu que je te confie un secret, mon petit ? » lui demanda le Juge O’Balley.
            Samuel, très impressionné, acquiesça sagement.
            « Dans le temps, ma maman était dame pipi. Tu sais ce que cela signifie ? Non, suis-je bête, tu n’étais pas né ! Eh bien ma mère nettoyait les toilettes publiques, vois-tu, en échange de quelques pièces de menue monnaie… Tu n’imagines pas les immondices dont les gens sont capables lorsqu’on en leur donne l’occasion… Ils urinaient dans le lavabo, collaient des feuilles de papier toilette enduites d’excrément au plafond, se soulageaient dans la poubelle, j’en passe et des meilleurs. J’avais ton âge à l’époque, et il m’arrivait parfois, en sortant de l’école, d’aider ma pauvre mère à exécuter ses basses besognes. Chaque jour, elle se tuait un peu plus à la tâche, et chaque jour la saleté empirait… La vilénie des hommes ne connaît pas de limite. Ma mère travailla tant qu’elle tomba malade, et mourut. Bien des années plus tard, un enchaînement de heureux hasards m’a conduit à la place que j’occupe encore aujourd’hui. D’aucuns auraient utilisé cette position enviable pour s’enrichir, ou bâtir un empire… Mais moi je n’avais pas oublié le sort réservé à ma pauvre mère. Et je me suis juré de ne jamais laisser une telle ignominie se reproduire. » Il ébouriffa affectueusement les cheveux de l’enfant, et s’en fut.
            « Tu as bien compris la leçon ? le sermonna son père, les jambes flageolantes. Quiconque néglige son hygiène finit devant le Juge O’Balley !
            - Oui Papa !, répondit son fiston, tandis que l’horrible odeur de transpiration de son père atteignait ses narines. « M. le Juge O’Balley… » appela-t-il.

             Quant à toi, ami lecteur confortablement installé sur le siège de tes toilettes, si tu ne veux pas avoir affaire au Juge O’Balley, tu sais ce qu’il te reste à faire !  
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