Il était une fois, dans le lointain et méconnu Royaume du
Rek’Thüm, un elfe qui faisait caca. Tout du moins, qui essayait… Parce qu’elle
était bien gentille, Mère Nature, d’avoir filé à son peuple le don de Communication Universelle, mais
franchement, sans vouloir la vexer, ça ne facilitait franchement pas l’intimité.
« Un don, un don, maugréa
l’intéressé en bouchant vainement ses oreilles pointues, une saleté de fléau,
ouais ! »
A son corps défendant, l’elfe Sylvain
(c’était là son petit nom) comprenait en effet le doux chant des oiseaux, le dur
langage des pierres, et même le vert parler des mauvaises herbes. Du matin au
soir, leurs voix imbéciles s’infiltraient impudemment dans sa caboche, et vous
savez quoi ? Tous autant qu’ils étaient, les enfants de Mère Nature se fendaient
la poire : « L’elfe fait popo ! l’elfe fait popo ! »,
voilà ce qu’ils chantonnaient à tue-tête. Difficile, dans ces conditions, de trouver
un coin où déposer tranquillement ses petites affaires…
Au fond, se dit Sylvain, à
bout de souffle, tout cela n’est qu’une vilaine affaire de jalousie. Nul
ne raillait les mâles humains leveurs de pattes ou ces couillons de nains
pétomanes… Chanceux êtres inférieurs qui, du fin fond de leur médiocrité,
avaient le droit d’assouvir librement leurs besoins biologiques ! Mais les
elfes, ah, les elfes… Personne n’avalait qu’ils fussent les bambins préférés de
Mère Nature. Quelle injustice ! Etait-ce donc de leur faute s’ils étaient les
créatures les plus belles, les plus pures, les plus gracieuses, bref, les plus
parfaitement parfaites ayant jamais foulé le Rek’Thüm ? « C’est de la
ségrégation elfique, décréta Sylvain, rien de moins ! » Un elfe noir
n’aurait pas dit mieux.
Chassé de sa forêt natale, Sylvain
avait pris la clé des champs. Sa course effrénée n’avait pas arrangé son
ballonnement, et il craignait sérieusement de souiller ses froques dans la
minute (pauvre de lui, les tuniques en mithril
était si difficiles à nettoyer…). « Grouille-toi ! protestèrent ses
intestins. On va pas tenir très longtemps ! » Bien que cela ne lui
plût guère, le fugitif n’avait pas d’autre alternative que de gagner les
cultures du Père Magrotte, le fermier fou. Cela n’était pas sans risque – le
Père Magrotte tirant à vue –, mais la récompense en valait la peine… Car nulle
fleur, voyez-vous, n’était plus benoîte qu’un tournesol. Ces faces jaunes,
littéralement hypnotisées par l’Astre de Vie, ne prêtaient aucune attention au
reste. Une pensée unique tournait en boucle dans leurs pétales
simplettes : « Je vois la lumière ! », tandis qu’elles
fixaient l’objet de leur adoration jusqu’à la plus totale crémation. Adoptant
la position du crabe, l’elfe se faufila entre elles, gratta le sol du pied et
vérifia si le périmètre était sécurisé. C’était là le point crucial de
l’opération.
Sylvain s’assura tout d’abord de
l’absence d’Invisible dans les parages. Créatures aussi pacifiques que facétieuses,
les Invisibles n’aimaient rien tant que surprendre les elfes au beau milieu de
leur grosse commission, ce qui était chose aisée puisque comme leur nom l’indique,
les Invisibles étaient... invisibles. Une douce brise, la sensation d’être
épié, un silence inquiétant, étaient autant d’indices de leur présence,
volatile il est vrai ; à tel point que certains esprits chagrins niaient
leur existence, les qualifiant de chimères destinées à effrayer les enfants,
voire d’expressions maladives d’un délire paranoïaque – foutaises. L’elfe Sylvain,
grand baroudeur devant l’Eternel, avait eu maintes fois affaire à eux. De par
son expérience séculaire, il savait que les Invisibles laissaient dans leur
sillage une imperceptible odeur de crevette-mayonnaise. Or, accroupi parmi les
tournesols, les narines frétillantes, l’elfe humait certes de vomitives fragrances
d’engrais – le Père Magrotte avait toujours eu la main lourde –, mais point de fumet
crustacé. Et zou, un problème de moins !
Etape suivante : éliminer
les nains, ennemis ancestraux de son peuple. Pour cela, Sylvain colla son
oreille contre le sol. Un nain, c’était comme un ver de terre, mais en plus
gros, plus poilu, et beaucoup plus crétin. Dépourvus de sens de l’orientation,
ils jaillissaient du sol à l’improviste… Ce qui était le meilleur moyen de se
recevoir une crotte elfique sur le coin de la figure. Notre elfe ballonné étant
peu enclin à la bagarre, il préférait éviter ce genre d’incident. Son ouïe
surnaturelle ne perçut aucun signe de machouillage – petit rappel
anatomique : les nains grignotent la terre entre leurs dents avant de la
recracher par vous-devinez-où –, aussi en fut-il fort soulagé. Moralement,
s’entend.
Ne restait plus qu’à convaincre
le carré de terre d’accepter son offrande. Coup de pot, les petits cailloux du
champ appréciaient tant le fumier du Père Magrotte qu’ils furent ravis de
recevoir une nouvelle tournée !
Pour une fois, tout se déroulait
étonnamment bien. Etrangement bien. En fait, cette perfection était bien
inquiétante ! Oh, pas que les elfes fussent paranos, pensez-vous, mais on
n’était jamais trop prudent. Aussi, entre deux crampes intestinales
insoutenables, le colopathe à l’ouïe affûtée contrôla une dernière fois l’air
alentour : ni abeille, ni mouche trop curieuse à l’horizon… Puis il
interrogea de nouveau le sol, qui jura n’avoir vu passer aucune fourmi de la
journée… Et brusquement, il ôta ses collants.
« Jolies fesses blanches,
Oreille Pointue !
- Qui me parle ? » s’indigna Sylvain
en remontant sa culotte. Aussi mécontent que flatulent, il leva son nez en
trompette… Nom d’une crotte de hobbit, il n’avait pas contrôlé les cieux !
Un petit nuage goguenard se tenait pile au-dessus de sa tête.
« Tu fais caca ! tu fais
caca ! ricanait le nuage, seul dans le ciel bleu bébé.
- Et alors ? rétorqua l’elfe. Toi tu
pisses bien sur la tête des honnêtes gens ! »
Cette marque de vulgarité heurta vivement
le nuage – qui était une femelle. Et quitte à se faire traiter de pisseuse, autant
faire honneur à sa réputation : elle vida ses fluides sur l’elfe moqueur. Non
mais !
« Tu m’as manqué ! »
ricana Sylvain.
Le nuage femelle ne répondit rien, et
pour cause : elle avait tant uriné de mécontentement qu’elle était passée
de vie à trépas. L’elfe s’en félicita ; ces volutes tête en l’air
tombaient toujours dans le panneau !
Après mille et une re-vérifications, notre
héros sous pression se remit à l’ouvrage, lequel réclamait d’ailleurs une bonne
dose de concentration. A ne pas confondre, comme ces dyslexiques de nains, avec
de la constipation ! Devoir professionnel oblige, ces inlassables
foreurs de galerie étaient forcés de déféquer à même leurs chantiers souterrains,
dans le stress et l’empressement… Bref, rien de tel pour induire un blocage
intestinal carabiné. Pas étonnant que les accidents de travail fussent en
inflation chez le peuple nain ! Mais ces indécrottables nabots étant aussi
têtus que malodorants, ils refusaient obstinément de modifier leurs coutumes. Les
elfes, eux, avaient pigé le truc : autant que faire se pût, il fallait
trouver un endroit calme et retiré, propice à la méditation. Et surtout,
surtout, en cas de problème, ils disposaient des feuilles de thé libératrices
de Dame Fort-Lacs, voire des lavements magiques de Sœur Micro-Lacs.
Cependant, là, rien ne venait. Les
railleries des autres abrutis avaient tant stressé Sylvain que son gros côlon s’était
mis en grève !
« Alors, Mister Elfe, on
est constipé ? » chantonnèrent deux voix, en léger décalage.
Un couple de molécules d’oxygène, d’ordinaire blasées, était
sorti du rang.
« Hé-ho, vous vous unissez bien à du
carbone pour former les pets, alors pouët-pouët, hein ! contra Sylvain.
- Ouah l’inculte ! railla la
première molécule.
- J’en connais un qu’a fait l’école buissonnière !
enchaîna la seconde.
- Les gaz humains sont essentiellement
constitués de méthane ! récitèrent-elles, en chœur.
- Et alors ? rétorqua l’elfe, qui ne
comprenait strictement rien à ce charabia.
- Si tu avais mieux appris ta chimie, Oreille
Pointue, tu saurais que le méthane est exclusivement formé de carbone et d’hydrogène…
Sache que nous autres, les atomes d’oxygène, ne trempons pas dans les
associations pétomanes !
- Et le trou dans la couche d’ozone, z’y êtes pour rien p’t-être ? » piqua
Sylvain, vexé.
Les molécules d’oxygène marquèrent un
silence choqué. L’immigration était un sujet explosif. « Calmos amigos… vibrèrent-elles.
Tu sais combien on est, dans la famille ? Si tu nous enquiquines on passe
le message à nos cousins, et en moins de deux ce sera l’univers entier qui se
moquera de toi !
- Bien, concéda l’elfe, que puis-je faire
pour m’excuser ?
- Révèle-nous le secret… dit la première
molécule.
- … de la vie éternelle, compléta la
seconde.
- Rien de plus simple, expliqua l’elfe.
Il suffit d’aller à la selle tous les jours, à heures fixes. Ce faisant,
l’organisme excrète tous ses déchets et ne vieillit pas.
- Tu rigoles ? s’exclamèrent de
concert les molécules, incrédules.
- Ben ouais », répondit l’elfe,
avant de les inspirer toutes deux. Tapies au cœur de ses cellules, ses mitochondries
voraces les dévorèrent sans sommation.
Enfin, plus d’enquiquineurs ! Sylvain
se remit en position et attendit que son côlon daignât reprendre le travail… En
vérité, il attendit si longtemps que le Soleil partit se coucher avant la levée
du piquet de grève. Et c’est ainsi qu’au milieu du champ de tournesols endormis,
sous le regard amusé de la Lune, des Etoiles et d’une soucoupe volante égarée, l’elfe
Sylvain fit ce qu’il avait à faire… tandis que le Rek’Thüm vibrait d’un
sinistre refrain :
« Ho-hisse, ho-hisse, ho-hisse, l’elfe fait
popo !
Des fils de Mère Nature, c’est bien lui le plus beau,
Blanches sont ses dents et si lisse est sa peau,
Mais quand vient l’heure de passer sur le pot
Alors, sans artifice, nous sommes tous égaux.
L’elfe fait popo ! Ho-hisse, ho-hisse, ho-hisse… »
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