Il était environ onze heures du
soir quand ils repêchèrent le gamin. Par une nuit d’orage semblable à celle du
film en noir et blanc que diffusait mon poste de télé quand ils me passèrent
les menottes, une demi-heure plus tard. Il ne manquait que les torches et les
fourches pour compléter la scène qui se jouait, preuve indiscutable que nous vivons
dans un monde civilisé. J’étais coupable, évidemment. Même sans témoin, j’étais
coupable. S’ils avaient pu, ils m’auraient pendu sans autre forme de procès,
des années avant la disparition du petit. Quand on m’emmena, ils étaient là,
agglutinés sur ma pelouse, leurs regards haineux aussi brûlants que des torches
et les insanités murmurées tranchantes comme des fourches. Civilisés. Pourtant,
je suis innocent. Tout le monde ici prétend l'être, mais tout le monde ne va
pas finir avec une dose mortelle de poison dans le corps d’ici quelques jours.
C’en est fini de moi, je n’ai aucune raison de mentir. Et je le répète, je n’ai
pas tué le môme.
Je ne sais même pas pourquoi
j’écris ces quelques lignes. Peut-être que j’espère qu’un journal dominical, un
tabloïd de supermarché, intercale mes dernières confessions entre « L’histoire
vraie de la femme qui digéra son fœtus » et celle de « L’homme
aux mille cancers ». Mais étant donné ce que je m’apprête à raconter,
je doute que le pire des torchons m’accepte dans son sommaire. Cette lettre
finira sans doute dans la corbeille de l’agent d'entretien qui nettoiera ma
cellule après mon départ, direction l’incinérateur. Comme moi. Je refuse d’être
enterré, je veux quitter cette terre une bonne fois pour toute. Et je m’en irai
avec dignité, sans pleurer, sans hurler d’attendre le coup de fil du sénateur,
je ne connais même pas son nom et je doute que lui connaisse le mien. Ma
confession au prêtre se résumera à un long silence. Je suis serein, bien que je
me sente le besoin de révéler la vérité sur cette nuit-là, afin d'être
intégralement en paix avec moi-même. L’honnêteté est un de mes principes
fondamentaux, c’est pour cela que je tiens tant à clamer mon innocence. Et si à
la suite de cette lecture, vous,
potentiel lecteur, considérez que je ne suis pas le monstre que l’on décrit,
alors mon existence n’aura pas été vaine. Pour vous prouver mon honnêteté, je
n’ai aucune honte à dire que la seule chose que je regretterai, ce sont les
enfants.
Oui, j’aime les enfants, mais
pour prendre une comparaison universellement compréhensible, la relation que j’entretiens
avec eux serait comme celle de n’importe qui vis à vis d’un animal de
compagnie. Avant de crier au scandale une nouvelle fois, je précise qu’il
s'agit d'une formulation imagée, je les considère bien entendu comme des êtres
humains et non comme des animaux. Est-ce que, lorsque vous croisez un chaton
abandonné dans la rue, vous le ramenez chez vous pour assouvir vos pulsions
sexuelles sur lui ? Et bah moi non plus.
Comme peut l’être un chien, un enfant est intègre, pur et innocent. Ce n’est qu’au contact du monde qui l’entoure qu’il se met à grogner et à mordre sans raisons valables. Du moment qu’ils sont entourés de gens qui prennent soin d’eux, ils sont heureux. Jamais vous ne verrez un enfant dépressif, du moins à ma connaissance. Et surtout, ils acceptent les choses pour ce qu’elles sont et non ce qu’elles devraient être, la découverte de leur environnement se fait sans préjugés. Dans leurs yeux, je ne suis qu’un gentil gros nounours. Dans ceux des autres, je serais plutôt un gros porc, et si affiliation à un nounours il y a, cela impliquerait des câlins illégitimes (PE-DO-PHI-LE !) ou bien un grizzly dévorant de jeunes campeuses dans sa grotte. On me rétorquera qu’ils ne sont pas en âge de discernement, ce qui est souvent vrai, mais je rajouterais que ce fameux stade où l’on se félicite de voir un jeune devenu responsable, a entretemps été mélangé à des conceptions faussées et pourtant approuvées, ou tout du moins fortement relayées, par la société. La pomme n’a même pas le temps de tomber de son arbre pour être rongée par les vers. C’est pour cela que je les préfère les plus jeunes possible, avant qu’ils ne perfectionnent l’art du mensonge (il n’y a qu’entre eux que leurs talents de comédiens fonctionnent), qu’ils ne décident de ce qui est beau et de ce qui est laid, de ce qui leur est profitable ou non, de ce qui peut être ignoré, rabaissé, raillé, insulté, violenté, accusé… Il n’y a qu’à leur contact (PE-DO-PHI-LE !) que j’éprouve la sensation d’appartenir encore à la race humaine, d’être une personne « normale » qui n’a pas à s’excuser de gâcher le paysage ni à se justifier de simplement exister. Juste le « gros monsieur » à qui une petite voix demande pourquoi « t’es trist’ ?», « t’es fait bobo ? », « sont où ton popa et ta moman ? »
Comme peut l’être un chien, un enfant est intègre, pur et innocent. Ce n’est qu’au contact du monde qui l’entoure qu’il se met à grogner et à mordre sans raisons valables. Du moment qu’ils sont entourés de gens qui prennent soin d’eux, ils sont heureux. Jamais vous ne verrez un enfant dépressif, du moins à ma connaissance. Et surtout, ils acceptent les choses pour ce qu’elles sont et non ce qu’elles devraient être, la découverte de leur environnement se fait sans préjugés. Dans leurs yeux, je ne suis qu’un gentil gros nounours. Dans ceux des autres, je serais plutôt un gros porc, et si affiliation à un nounours il y a, cela impliquerait des câlins illégitimes (PE-DO-PHI-LE !) ou bien un grizzly dévorant de jeunes campeuses dans sa grotte. On me rétorquera qu’ils ne sont pas en âge de discernement, ce qui est souvent vrai, mais je rajouterais que ce fameux stade où l’on se félicite de voir un jeune devenu responsable, a entretemps été mélangé à des conceptions faussées et pourtant approuvées, ou tout du moins fortement relayées, par la société. La pomme n’a même pas le temps de tomber de son arbre pour être rongée par les vers. C’est pour cela que je les préfère les plus jeunes possible, avant qu’ils ne perfectionnent l’art du mensonge (il n’y a qu’entre eux que leurs talents de comédiens fonctionnent), qu’ils ne décident de ce qui est beau et de ce qui est laid, de ce qui leur est profitable ou non, de ce qui peut être ignoré, rabaissé, raillé, insulté, violenté, accusé… Il n’y a qu’à leur contact (PE-DO-PHI-LE !) que j’éprouve la sensation d’appartenir encore à la race humaine, d’être une personne « normale » qui n’a pas à s’excuser de gâcher le paysage ni à se justifier de simplement exister. Juste le « gros monsieur » à qui une petite voix demande pourquoi « t’es trist’ ?», « t’es fait bobo ? », « sont où ton popa et ta moman ? »
Mes parents sont morts, paix à
leur âme. Eux qui étaient si pressés que je grandisse, on peut dire que leur
vœu a été exaucé. Prématuré à la naissance, une petite crevette comparé à mes
camarades durant mes premières années, jusqu’au jour où le destin décida de me
faire rattraper le retard, en payant les intérêts. A cinq ans, je toisais déjà
les autres de plusieurs bons centimètres. Arrivé en classe préparatoire, c’était
d'une bonne tête, ce qui me valut de me faire
enguirlander à maintes reprises en
ignorant l’appel des « grands » de dernière section. Et cela
se poursuivit. Encore et toujours. Ma croissance ne semblait ne jamais vouloir
s’arrêter, ce qui commença à m’inquiéter quand les remarques désobligeantes à
mon sujet débutèrent, mais mes parents d’autant plus, à mesure que ma tête
sympathisait avec toutes les poutres de la maison. Si vous faites partie de ceux
qui n’ont pas vu ma photo dans le journal, je pense que les indices disséminés
depuis le début vous auront tout de même
fait comprendre que mes problèmes n’étaient pas liés qu’à ma taille. Non, si ça
n’avait été que ça, j’aurais pu vivre avec. Mon métabolisme fut lui aussi pris
de panique face à ces violentes poussées verticales, et décida de
contre-attaquer en comblant autant que possible le reste du chantier. J’avais
faim, constamment. Même à la suite de repas consistants, je risquais l’évanouissement
comme une collégienne anorexique en pleine hypoglycémie. Alors je remangeais.
Le problème, c'est que mon corps ne lâchait rien. Non seulement je crevais la dalle,
mais en plus tout ce que j’ingurgitais allait se planquer dans un coin pour y
rester bien au chaud. Évidemment, je devins rapidement obèse, rajoutant un chef
d’accusation en faveur de mes détracteurs. Cerise sur le gâteau, les affres de
l’adolescence virent mon nez se retrousser, offrant à mes narines l’occasion de
s’exposer à la face d’un public d’ores et déjà
conquis, ce qui ne fit qu’appuyer mon air porcin. Un cochon de 2m30 et
dépassant les 240 kilos, une erreur de la Nature, voilà ce que je suis. Je
pourrais vous détailler toutes les atrocités dont j’ai été victime depuis lors,
des pseudonymes colorés et ô combien imaginatifs à base de « gros »
(Gros cul et Gros Lard étant les grands favoris), à la tête de porc, encore
dégoulinante de sang, que je découvris sur mon palier un beau matin. Mais cela
serait une perte de temps, et il m’en reste peu. Toujours est il que j’en ai
constamment chié, au point que l'envie d’en finir me traversa l’esprit un
nombre incalculable de fois, tout comme la trouille paralysante qui désamorça
chaque tentative de passage à l'acte.
A une autre époque, j'aurais
fait partie de ces cirques ambulants qui
parcouraient les routes des États-Unis. Les spectateurs, excités par la
présentation racoleuse du Monsieur Loyal, se seraient rués devant ma cage,
poussant des cris de dégoût pour les uns, riant de bon cœur devant l’absurdité
difforme devant leurs yeux pour les autres. Ils auraient quitté les lieux,
relevant au passage les quelques frêles jeunes femmes évanouies, satisfaits du
spectacle, rassurés du sort que le bon Dieu leur avait réservé. Une utilité
comme une autre. En leur offrant du rêve, il m’auraient aimé d'une certaine manière.
Et puis au moins, on m’aurait payé. Aujourd’hui, il n’y a plus de Monsieur
Loyal, plus de salaire, et pourtant le spectacle est assuré 24h/24. Et l’on me déteste pour ma prestation. Où que
j’aille, c’est la faute du phénomène de foire. A commencer par ma propre mère,
dépressive depuis que mon dégonflé de paternel a réalisé qu’à trente ans, la
vie avait mieux à lui offrir qu'un insatiable géant et une bonne femme qui ne
rajeunit pas, en rentrant du boulot. « Ah si seulement tu n’étais pas
né, ou au moins si tu avais pu être un enfant comme les autres, ton père serait
encore parmi nous! » Suis je bête ! Pourquoi n’y ai je pas pensé
avant ? C'est vrai que je n’en fais qu’à ma tête. « Dieu a honte
de toi ! ». Merci Maman, j’avais cru le remarquer. Et sinon, la
fuite des responsabilités de Papa dans tout ça ? Les tiennes ? Ah
non, il est tellement plus facile de se servir de l’imposant bouc-émissaire
plein de graisse. Après tout, il a déjà tellement à se reprocher, c’est pas ça
qui va le tuer. Et tout le monde pense la même chose. Si vous voulez mon avis,
allez chercher un dictionnaire, regardez à la page du mot Humanité, arrachez
cette page, froissez la, jetez-la dans la cuvette des chiottes et tirez la
chasse. Parce que tout ça c’est des foutaises.
Je me suis à nouveau énervé, je m’en excuse. Vous vous demandez sans doute quelle légitimité possède un type gros et laid comme moi à se plaindre, comparé à un homosexuel, un noir, un juif, ou tout autre communauté souffrant de discrimination. J’avoue que je n’en sais rien. Ils n'ont qu’à venir me rejoindre dans le couloir de la mort pour gribouiller leurs propres biographies. Tout ce que je sais, c'est qu’ils ont certainement plus de chance de passer inaperçu au quotidien. De toutes manières, j’ai conscience que toute cette partie sautera si jamais cette lettre est publiée un jour. Les gens n’aiment pas ceux qui s’apitoient sur leur sort, sauf quand il s’agit d’eux-mêmes. Quant à ma part de responsabilité, sachez que j’ai plus ou moins tout tenté pour arranger les choses. Les groupes de soutien, les cures de remise en forme, la chirurgie... Sans succès. Les réactions des organisateurs, des profs, et même des clients, étaient identiques à celles du Mr Tout-le-monde qui me dévisageait, la bile au bord des lèvres, lors de mon trajet de bus. Le Bypass gastrique qu’on m’apposa faillit me tuer. Les sutures lâchèrent déclenchant une hémorragie interne, doublée d'une péritonite. Sur la table de réveil, les chirurgiens déclarèrent que j’étais un miraculé, qu’ils n'avaient jamais vu quelqu’un survivre à une si lourde opération, tout en se congratulant comme il se doit de leur rôle non négligeable dans le succès de cette dernière. Je fis mine de les remercier du fond du cœur. Intérieurement, j’enrageais contre ce corps qui refusait de céder. A mon âge, j’aurais déjà dû faire au minimum une crise cardiaque. Ça se trouve, l’injection de jeudi va planter. Je suis peut-être immortel. Mon Dieu, faites que non. Pitié, rien qu’une fois, pitié.
Je me suis à nouveau énervé, je m’en excuse. Vous vous demandez sans doute quelle légitimité possède un type gros et laid comme moi à se plaindre, comparé à un homosexuel, un noir, un juif, ou tout autre communauté souffrant de discrimination. J’avoue que je n’en sais rien. Ils n'ont qu’à venir me rejoindre dans le couloir de la mort pour gribouiller leurs propres biographies. Tout ce que je sais, c'est qu’ils ont certainement plus de chance de passer inaperçu au quotidien. De toutes manières, j’ai conscience que toute cette partie sautera si jamais cette lettre est publiée un jour. Les gens n’aiment pas ceux qui s’apitoient sur leur sort, sauf quand il s’agit d’eux-mêmes. Quant à ma part de responsabilité, sachez que j’ai plus ou moins tout tenté pour arranger les choses. Les groupes de soutien, les cures de remise en forme, la chirurgie... Sans succès. Les réactions des organisateurs, des profs, et même des clients, étaient identiques à celles du Mr Tout-le-monde qui me dévisageait, la bile au bord des lèvres, lors de mon trajet de bus. Le Bypass gastrique qu’on m’apposa faillit me tuer. Les sutures lâchèrent déclenchant une hémorragie interne, doublée d'une péritonite. Sur la table de réveil, les chirurgiens déclarèrent que j’étais un miraculé, qu’ils n'avaient jamais vu quelqu’un survivre à une si lourde opération, tout en se congratulant comme il se doit de leur rôle non négligeable dans le succès de cette dernière. Je fis mine de les remercier du fond du cœur. Intérieurement, j’enrageais contre ce corps qui refusait de céder. A mon âge, j’aurais déjà dû faire au minimum une crise cardiaque. Ça se trouve, l’injection de jeudi va planter. Je suis peut-être immortel. Mon Dieu, faites que non. Pitié, rien qu’une fois, pitié.
Pour clore ce qui sera considéré comme un délire de persécution, parlons de ma relation avec les femmes. Le psychiatre imposé par la commission ne fut guère étonné, vis à vis de mon ressenti envers ma mère et du meurtre des gosses, que je les détestasse. Sans vouloir remettre en question son professionnalisme, je me vois contraint d’affirmer qu’il n’en est rien. Ou alors, on peut dire que je les hais comme on a en horreur une phobie. Car oui, j’en ai surtout peur. Entre toutes choses, les femmes ont toujours été les plus cruelles, les plus à même de réagir de façon hystérique à mon physique ingrat, à me traiter comme une sous-merde, comme un danger. Pour ma part, je considère que nous nous trouvons, elles et moi, des deux côtés d’une même pièce. Elles sont synonymes de beauté, de charme, de séduction, et perdent des kilos comme moi j’en prends. Je représente leurs pires cauchemars, en quelque sorte. Leur physique est une arme, le mien une malédiction. Dès l’adolescence, j’eus la certitude de pouvoir me la foutre derrière l’oreille jusqu’au restant de mes jours, à raison. Pourtant, leur influence persista. A l’époque où je tentais encore de décrocher un job en lien avec les enfants, les magasins de jouets par exemple, même si c'était pour me retrouver à bosser dans la réserve pour éviter de m'exhiber, ce fut à chaque fois l’une d'elle qui me trouva un motif de renvoi. Lors de mon dernier emploi en date, du travail à la chaîne pour une compagnie de restauration dont je tairai le nom, je fus même harcelé par ma supérieure. Une femme minuscule, bien que selon mes standards elles le soient toutes, et dotée d'un embonpoint qui plus est vis à vis de sa taille. Cela ne l’empêcha pas de s’acharner sur moi. J’aurais pu la briser telle une brindille, si l’envie m’en avait pris. Oh oui, cela aurait été tellement simple. Si j’avais su où je finirais, je l’aurais sans doute fait. Quitte à être intouchable de par ma situation, je dirais qu’aucun organisme sur cette Terre ne prend autant à cœur à se modifier, se travestir, pour arriver à ses fins, que les femmes. Même les parasites ont la bonté d’user de stratagèmes plus honnêtes pour attirer leurs proies. Mais qui suis-je pour conspuer plus de 40% de la population mondiale, après tout ? Moi, l’Abomination.
Après tant d’échecs, je décidai d’arrêter de me mentir à moi-même : jamais je
ne serais comme eux. Comme vous. Ma marginalisation était inévitable. Je
restais donc cloîtré chez moi, ne sortant qu’occasionnellement
pour des balades à l’heure de la sortie des classes, et passais le plus clair
de mon temps devant la télé. La télévision, la meilleure amie des laissés-pour-compte.
Devant mon écran, je vivais une vie par procuration, sans risque de voir les
personnages de cartoons, les
détectives de l'après-midi ou les candidats du Jeopardy se retourner pour me montrer du doigt. Je développai une passion toute particulière pour les vieux films
fantastiques diffusés tard le soir. Une passion
dans tous les sens du terme. Comment résister à ce monde où les monstres les
plus fous étaient célébrés ? N’étais-je point semblable à la Créature de
Frankenstein, délaissée par son créateur, rejetée par les femmes, incomprise
par ces hommes, rongés par la peur de la différence, devenus plus monstrueux
que la bête qu’ils pourchassent ? Même un lézard géant pouvait tout
détruire sur son passage et s’en trouver en partie dédouané par les dérives de
la Science et la culpabilité des apprentis sorciers qui dirigent le monde. Et
quand bien même, dans des productions moins raffinées, le monstre se voyait
cantonné à l’état de menace, au moins pouvait-il se défendre, écorner l’insouciance
générale, dicter ses propres règles. C’était lui qui tenait le haut de
l’affiche, c’était son nom qui servait de titre au film, pas celui du héros
falot qui emballait la pépée à la fin. Je voulais intégrer cet univers, que ma
vie soit diffusée tard le soir, avec une fin heureuse. Je pense que si c'était
arrivé, le film n’aurait pas ressemblé aux grands classiques du genre, mais
plus à un navet comme « La fiancée du monstre » d’Edward Wood
Jr., avec dans le rôle de Lobo ledit monstre, un catcheur à l’ancienne, une
force de la nature bien en chair loin des culturistes à la gonflette
artificielle et au teint de surfeur californien obtenu dans une salle de
bronzage, qui dominent la profession actuellement. Car ma vie est au final
aussi ratée, absurde, et pathétique qu’une mauvaise série B. Je n’avais qu’à
jeter un œil à ma fenêtre pour constater l’escroquerie. Tout ça n’était que de
la fiction. Un énorme bobard simulant une prise de conscience dans l’esprit du
spectateur durant une heure trente. En sortant, les larmes aux yeux, de la
salle diffusant le drame, où un jeune premier joue un S.D.F., ils cracheront
sur le clochard qui osera leur mendier un ticket de métro. Les bons sentiment
sont dorénavant relégués au rang d'effets spéciaux. C’est cette facticité qui
me faisait autant les haïr que les aimer, ces films. Dans un monde meilleur,
moi aussi j’aurais droit à une belle blonde sanglotant sur mon cadavre à l’instar
de King Kong. Mais non, tout ce que j'ai c'est cette foutue lettre que personne
ne lira et les familles des victimes qui viendront se délecter de mon exécution.
Les victimes au pluriel, oui,
car comme vous le savez sans doute, la mare fut asséchée pour les besoins de
l'affaire. On y retrouva les corps de trois autres gosses ainsi que des chiens
et des chats portés disparus depuis des semaines. Ils me mirent tout sur le
dos, en me faisant grâce des bestioles. Atteint de mutisme depuis mon
arrestation, je réussis tant bien que mal à bafouiller des bouts de phrases
incohérents au cours du procès. Ces mots avaient perdus de leur sens sur le
trajet entre mon cerveau et ma bouche, et les membres des jurés les perçurent
comme une tentative minable de me faire passer pour fou. Mon avocat ne bougea
pas le petit doigt pour me sortir de ce pétrin, mais ça, ce n’était pas une
surprise, il avait été à deux doigts de rendre son déjeuner quand il me vit la
première fois. Son front perlé de sueur, lors de
nos entretiens suivants, acheva de trahir le fond de sa pensée. A ses yeux, j’étais
le pervers psychopathe décrié, et la promotion que je représentais pour sa
carrière ne valait pas un pet de lapin comparé au dégoût que je lui inspirais.
La suite, vous la connaissez déjà. Quant à la vérité, elle reste prisonnière
de la grosse tumeur qui me sert de tête,
non pas faute de pouvoir l’exprimer mais faute d'une oreille qui accepte de
m’entendre. A défaut d’autre chose, j’espère que vous la lirez.
Ça se passa à l’endroit que tout
le monde appelle encore dans le coin, l’abreuvoir. Dans l’ancien temps, en
effet, il servait de zone de ravitaillement aux troupeaux de bêtes des fermes de
la région. De nos jours, ça n’est plus qu'une mare d’eau croupie faisant office
de déchetterie aux riverains. On y jette de tout, des sacs plastiques, des
cartons d’emballage, des pneus crevés, des tickets de métro, des bouteilles
vides, des capotes usagées pour les plus chanceux, des mégots, des enfants.
Bref, la panoplie habituelle de chaque poubelle qui se respecte. Je connais
bien le coin, j’y traîne souvent lors des mes permissions occasionnelles, parce
que non loin de là, se trouve un petit parc où trône un très vieux carrousel à
musique en son centre. Ce n’est pas lui qui m’intéresse, bien entendu, mais le
groupe de nourrices qui s’y retrouvent à heure
fixe, le temps que les mômes dépensent leur trop-plein d'énergie avant le
goûter, et pour papoter des dernières actualités du patelin. Assis sur mon
banc, je n’ai pas à attirer l'attention, les gosses viennent naturellement
chahuter autour de moi sans me demander le moindre effort. Certes, j’eus droit
à mon lot de regards suspicieux de la part des harpies qui leur servaient de
nounous au moment du départ, mais ça restait la bonne planque, comme on dit. Ce
jour là, elles restèrent plus longtemps que d’accoutumée. C’était la rentrée
des classes, il faut dire. Des mois qu’elles ne s’étaient pas vues, donc des
mois de commérages à rattraper. Je fis de même, profitant du rab de récréation
qui m’était octroyé, sans m’imaginer une seule seconde que ce serait le
dernier. Une fois leur flot de paroles tari, j’attendis un bon quart d’heure,
seul sur mon banc, afin de creuser la distance et ne pas porter préjudice à ma
couverture. Je savais que les gens n’étaient pas dupes, mais je persistais à
faire semblant. Sur le chemin du retour, se trouvait comme je l’ai dit, le
fameux abreuvoir. C'est là que je le vis. Un petit garçon de 4 ou 5 ans
(maintenant, je sais qu’il en avait 6), déambulant d’un pas mal assuré tel un
ivrogne, le visage rouge comme une tomate, et les yeux dans le même état d’avoir
trop pleuré. Une de ces pouffiasses (désolé) avait dû être tellement préoccupée
par la nouvelle véranda que la femme du maire avait fait installer durant l'été, qu’elle en avait oublié ses tables d’addition
au moment du décompte. Le pauvre gamin s’était paumé en tentant de rejoindre le
reste du troupeau, à tous les coups. Je m’approchai de lui, et tentai d’entamer
la conversation. Évidemment, il rechigna, prétextant comme tous les gosses bien
élevés qu’il lui était interdit de parler aux inconnus. La majorité des vrais
pédophiles chassent dans leur proche entourage, mais bon, passons, je n’allais
pas lui raconter ça. Il ne tarda pas à me dire son nom, Nathan. Je lui donnai le mien, ce qui ne manqua pas de le faire rire. Mon
patronyme avait toujours cet effet là, quel que
soit l'âge de la personne. Heureusement, le petit n’avait pas les connaissances
nécessaires à l’élaboration de jeux de mots douteux. Nathan se décrispa peu à
peu, et nous pûmes discuter comme il se doit, de choses guère importantes pour
les adultes que vous êtes, mais essentielles pour quelqu’un comme moi. Dans nos
contrées, la nuit a tendance à tomber prématurément dès la mi-saison, c’est
pourquoi je dus écourter à contre-cœur cet instant privilégié que m’offrait le
Seigneur. Ses parents (la nourrice, n’en parlons pas) devaient s’inquiéter et
j’ai connu la peur du noir que l'on éprouve à l'âge de Nathan. Je lui proposai donc de le raccompagner jusqu’à chez lui. S’ensuivit
une description alambiquée de là où il habitait.
Entre des arbres et des grosses maisons. De toute évidence, ce gamin ne
connaissait pas son adresse exacte. Tandis qu’il s'énervait à me faire admettre
la véracité de ses propos, je vis un truc sortir de l'eau dégueulasse derrière
lui. C’est allé si vite. Nathan se tenait déjà au-dessus de la mare, tel Jésus
sur le lac de Tibériade, l’air neutre de celui qui n’a pas eu le temps de
calculer ce qui lui arrivait. Il plongea. Dans mon esprit, les informations se
bousculaient, s’entrechoquaient, refusaient de me donner une version définitive
de la situation. Le gamin était-il sous l'eau ? C'est là qu’il fit son
retour, comme étiré dans le temps, au ralenti, me permettant d’admirer la chose
qui le faisait tournoyer deux mètres au-dessus de la surface de l'eau comme une
strip-teaseuse avec son soutien-gorge.
Un tentacule... J’ai honte de l'avouer, mais lorsque le mouvement
centrifuge s’arrêta pour éclater le crâne de Nathan, dans un jaillissement d’os
et de sang, sur le rebord de la mare, je pensais
à Bela Lugosi dans sa flaque d'eau, se débattant avec les bras de sa pieuvre en carton-pâte dans
« La fiancée du monstre »... Mon nouveau copain disparut une
nouvelle fois sous les eaux. Il n’en ressortit qu’à l'arrivée des secours. Un
voisin déclara qu’il m'avait vu bouger ma grosse bidoche dans le coin, un peu
plus tôt dans la journée, et que selon lui, je puais le péché. Ce que
confirmèrent les autres riverains interrogés.
N’allez pas croire que je n’aie rien ressenti lors du drame. Au contraire, je l’ai
digéré comme je n’avais jamais rien digéré avant. Et je peux vous dire que mon
estomac en connaît un rayon. Je fus incapable de prononcer le moindre mot
durant un trimestre, comme je l’ai déjà précisé, et malgré la merde qui me
tombait sur le coin de la gueule, je l’ai pleuré ce gosse. Oh oui, je l’ai
pleuré. Puis les interrogations refirent surface tel le tentacule. D'où
venait-elle, cette chose ? L’avais-je hallucinée ?
Des inconscients avaient-ils jeté un bébé pieuvre dans la mare (comme ce fut le
cas pour les tortues de Floride, une fois leur mode dépassée) ? Comment
pouvait-elle survivre dans un tel bourbier ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas
retrouvée ? Tout simplement : pourquoi ?
Depuis que l'on m’a transféré
ici, loin des autres détenus (le tube PE-DO-PHI-LE a traversé les murs de
l'enceinte et remporte un joli succès), j’ai eu tout le temps pour réfléchir.
Il arrive que certains trouvent Dieu durant leur séjour en prison, ce ne fut
pas mon cas. Par contre je fus frappé d’une sorte d'illumination qui balaya
toutes ces questions, pour n’en garder qu’une seule. Pourquoi lui ? Ou
plutôt pourquoi pas moi ? Dès lors, un mélange de remords et de jalousie
m’habita. Cette chose enfouie dans les profondeurs de l’abreuvoir ne provenait
elle pas d’une mauvaise série B, tout comme moi ?
Ne cherchait-elle pas, elle aussi, juste un peu de tendresse au cœur de ce
milieu inhospitalier ? Les enfants furent
les seuls candidats à sa portée, mais cela ne suffisait pas, il lui en fallait
plus, toujours plus. Rien ne pouvait satisfaire les besoins gargantuesques de
ce monstre invertébré. Déçue, elle était sans doute rentrée chez elle pour se
poser devant la retransmission d’un film d'épouvante en noir et blanc, tout en
s’indignant du contraste entre fiction et réalité. Elle et moi, on se
comprenait. On était destinés. Des âmes sœurs.
Toute cette histoire n’est au final qu'un malentendu, une simple erreur
d’appréciation. Nathan et les autres étaient indignes de ce câlin colossal, il
leur manquait l'expérience d'une vie de frustration, de rejet, de haine. Ce
dont elle a besoin, c'est moi, le gros nounours plein d'amour.
Sur ce, je vous quitte, en vous
épargnant le « Adieu, monde cruel » de convenance. J’estime en avoir assez
dit, sans doute trop même. A vous de porter un ultime jugement sur l’homme que
j'étais, de décider si j’étais un martyr, un meurtrier, un fou, ou un monstre.
Pour la première fois de ma vie, je n'en ai que faire. Je souris. Je suis
heureux, parce que je sais qu’elle m'attend de l’autre côté, prête à m’enlacer
de toutes ses forces, pour ne jamais me relâcher... Ma fiancée.
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