Une crèche de Noël
(Il est nez le divin enfant)
1
Monsaigneur l’évêque Sassott était dans
tous ses états : il lui manquait une “Vierge à l’Enfant” et un “Christ sur sa
croix” pour la Traditionnelle Crèche Vivante de Noël. Or pour son humble
paroisse il s’agissait de l’évènement de l’année, attirant un nombre record de
fidèles... Impossible d’offrir une Crèche au rabais, sous peine de voir
ses ouailles déserter la Cathédrale au profit de la Mosquée d’En Face. Avec
leurs spectacles son & lumière explosifs (bim ! bam ! BOUM !), les
Musulmans faisaient partie des chouchous du grand public. Poudre aux yeux !
se lamenta l’évêque. Aux déluges d’effets pyrotechniques, lui préférait
l’authentique simplicité des saintes écritures, respectées à la lettre par de
pieux interprètes. La voie du salut se trouve dans le dénuement, non dans le
strass et les paillettes. Cela était bel et bon, mais ça ne lui donnait pas
pour autant la solution à son épineux problème…
Nerveux, Sassott fouilla dans ses poches ;
victimes d’hypoglycémie, ses neurones pédalaient dans la choucroute. Il devait
bien lui rester une ou deux hosties de la dernière messe, non ? Bien qu’ignoré
des nutritionnistes, le processus de transsubstantiation n’en demeurait
pas moins fort utile en cas de petit coup de mou : de simple pain,
l’hostie se transformait en véritable corps du Christ ; autrement dit,
d’un point de vue strictement calorique, une hostie consacrée équivalait à une
rondelle de saucisson. Sassott finit par mettre la main sur la divine chair et
l’engouffra goulûment. Instantanément, il fut comme frappé par l’Esprit Saint ;
il y voyait clair, désormais : le temps était venu de mettre son amour propre
de côté et d’appeler à la rescousse son mécène et ami de longue date, le
mégalomane Pr Kantz.
2
« Comprenez-moi, répondit poliment
Sassott, je n’ai rien contre Martine, mais je crains qu’elle ne soit un peu
trop mûre pour interpréter la Sainte-Vierge.
- Eh bien justement mon Père, insista le
Pr Kantz, la petite se fait une joie à l’idée de jouer un rôle de composition.
Je vous accorde que de menues retouches seront nécessaires, mais rien qui ne
saurait résister à mon talent : un coup de bistouri par-ci, une couche de fond
de teint par-là, et l’illusion sera parfaite… Son nouveau nez, du reste, est
proprement divin, vos ouailles en
demeureront béats d’admiration ! Et je ne dis pas cela parce que j’en suis l’auteur…
- Certes Jean-Audouin, je ne doute pas de
votre génie plastique, mais tout de même, à soixante-cinq ans, il me semble que
Martine devrait songer à laisser place à la jeunesse…
- Compris, mon Père, je n’insiste pas - au
moins la bougresse ne pourra-t-elle point me reprocher de ne pas avoir essayé.
Cela dit, vous ne vous imaginez pas combien la petite va m’en rabâcher les
oreilles ! »
Chaque année, c’était la même rengaine :
Kantz essayait par tous les moyens de refourguer son hideuse secrétaire (et
amante) pour un petit rôle, n’importe lequel, dans la Traditionnelle Crèche
Vivante de Noël. Et chaque année, Sassott devait déployer des trésors de
diplomatie pour repousser la proposition. A la rigueur, Martine aurait pu jouer
le rôle de l’âne – et encore…
« Foi de Kantz je ne vous abandonne pas
pour autant, Père Sassott ! Pour votre Vierge à l’Enfant, avez-vous songé à
écumer les foyers de toxicomanes ? Il y traîne toujours quelque brebis égarée
aux mamelles gorgées de lait, capable de n’importe quoi en échange d’une dose
de…
- Déjà fait, coupa l’ecclésiastique. Rien
en stock pour le moment.
- Quelle tristesse… Savez-vous quel est le
fond de votre problème, en réalité ? L’égoïsme de nos contemporains ! Tout ce
que l’on demande à ces imbéciles congénitaux qui se prétendent chrétiens,
c’est de consacrer une petite soirée de leur malheureuse
existence à l’Eglise… Mais que voulez-vous ? Les mots solidarité et sacrifice
semblent bannis du vocabulaire moderne ! J’aurais peut-être une solution de
secours, cependant je doute qu’elle vous ravisse…
- Dites toujours, je suis aux abois.
- Je tiens d’une source sûre que vos
chères sœurs cramélites se trouvent dans une situation des plus délicate :
depuis la visite d’un plombier, l’une d’entre elles a été, disons, frappée
d’une heureuse bénédiction…
- Les cramélites dépenaillées ?
Dieu me le pardonne, Jean-Audouin, mais depuis ma dernière visite dans leur
sinistre couvent, j’ai juré de ne plus jamais mettre les pieds chez ces
vieilles biques. Jamais plus. »
Ce qu’il s’était passé au Cramel, bien des
années auparavant, Sassott préférait l’effacer de sa mémoire ; son corps, lui,
ne pourrait jamais l’oublier : il en portait encore les cicatrices.
« Compte-tenu du temps dont vous disposez,
je ne pense pas que vous soyez en position de faire la fine bouche, mon Père.
Si cela peut vous rassurer, sachez qu’en revanche votre “Christ sur la croix”
ne posera aucun problème, j’ai déjà quelqu’un en vue. Veuillez m’excuser, mais
le devoir m’appelle : j’ai laissé Romanus avec ma patiente, et à en croire les
hurlements de cette dernière, je crains que cet étourdi n’ait une nouvelle fois
omis de l’anesthésier ! »
Il raccrocha. Sassott se retrouva seul
face à son reflet contrit, dans l’écran grisâtre du visiophone. Bien que cela ne
l’enchantât guère, il n’avait pas le choix : le recrutement de sa Vierge
passerait par une plongée en apnée parmi la lie de l’Eglise Catholique. Il
s’enfila une dernière hostie consacrée et s’en alla sur-le-champ.
3
De l’extérieur, le Cramel du Saint Ordre
des Sœurs Dépenaillées ressemblait fortement à un bunker. « Vos papiers sont en
règle » admit la vigile, taillée comme un Golem. Sassott l’avait tout d’abord
prise pour un homme (On dirait mon cousin Dvorak), avant de se rappeler
que nul représentant de la gent masculine, à de minuscules exceptions près
(membres du clergé, médecins et manifestement plombiers), n’était admis
en ce saint lieu. Ainsi dut-il convenir que malgré sa stature imposante et sa
barbe naissante, l’être qui se dressait en face de lui possédait bel et bien deux
chromosomes X. Saigneur !
La Cerbère le fit entrer et lui indiqua la
direction, du canon de sa kalachnikov : « Avancez jusqu’au bout du couloir et
frappez cinq coups sur l’air de Tagadatsointsoin. N’oubliez pas votre
masque. »
Fichues procédures de sécurité ! pesta Sassott en
descendant le boyau sombre et humide, creusé à même la roche. De quoi
ont-elles peur ? Qu’un déviant enlève l’une de leurs princesses crasseuses et
concupiscentes ? Littéralement folles de Dieu, les cramélites
avaient choisi une vie d’ermite pour s’adonner à la Contemplation ; elles
entraient dans le couvent avant leurs premières règles et n’en ressortaient jamais,
pas même les pieds devant. L’Ordre des sœurs dépenaillées constituait la
frange extrémiste du mouvement : au dénuement habituel s’ajoutaient quelques
particularités pour le moins atypiques… Elles vivaient nues comme au jour de
leur naissance (« tout le monde est nu devant le Saigneur » arguaient-elles) et
refusaient toute hygiène, même la plus élémentaire (« à quoi bon frotter ? le
péché colle à la peau »), et ce depuis dix générations. Plus inquiétant encore
: prônant une autonomie totale, elles refusaient toute livraison de nourriture,
mais ne semblaient jamais manquer de rien… Lors de son unique visite dans le
couvent troglodyte, Sassott avait pu vérifier de ses propres yeux que les
noires rumeurs qui couraient à leur sujet ne faisaient qu’effleurer
l’abominable vérité.
Parvenu à la moitié du couloir baigné
d’une lumière pâle, Sassott marqua une pause pour admirer une statue de la
Vierge, de style néo-naïf. En position gynécologique, toutes mamelles dehors
(ses tétons pointus étaient d’un tel réalisme que l’évêque ne put s’empêcher de
les suçoter brièvement), celle-ci était en train de donner naissance à un
enfant Jésus grimaçant, dont le crâne lisse émergeait d’entre ses cuisses. Ah,
si par miracle je pouvais trouver les mêmes… L’évêque ne se faisait
toutefois guère d’illusion : dans le meilleur des cas, le Cramel ne pourrait
lui offrir que de la viande de second choix. Pensif il reprit sa route,
laissant courir ses doigts le long de la paroi humide. A chaque pas, le froid
et l’odeur de moisissure se faisaient plus pénétrants, et derrière ce parfum
familier se devinait une fragrance indéfinissable, presqu’imperceptible, qui ne
lassait pas d’inquiéter l’ecclésiastique. Impossible d’oublier une telle odeur
: c’était là la signature olfactive des sœurs elles-mêmes.
Progressivement cette effluve méphitique gagna en puissance, jusqu’à couvrir
tout le reste, et Sassott n’eut bientôt pas d’autre choix que d’enfiler son
masque. Après plus de quatre décennies, strictement rien en ces lieux n’avait
changé… En serait-il de même pour les sœurs ? Je ne commettrai pas les
mêmes erreurs que la dernière fois, se jura-t-il en serrant son crucifix
électrique.
Une paroi de bois marquait la fin du
couloir. Conformément au protocole, Sassott frappa cinq coups (ta-ga-da-tsoin-tsoin)
et... ôta tous ses vêtements, ne conservant que son masque. Il faisait
sacrément frais dans ce tunnel, dites-donc ! Ses genoux et ses dents ne
tardèrent pas à donner un concert de castagnettes, phénomène que l’évêque mit
sur le compte du froid, bien que la peur n’y fût pas étrangère. Saigneur,
guide mes pas dans le repère vicié de tes adoratrices délurées. Notre Père, qui
es aux Cieux...
Après une éternité (ayant épuisé son
répertoire de prières, Sassott était passé aux classiques des Beatles),
un grincement se fit entendre, celui d’une poulie rouillée que l’on ne
sollicitait que très rarement. Alors la paroi de bois, qui en réalité n’était
pas un mur, mais une porte, se souleva lentement, un millimètre après l’autre.
Et tandis que l’ouverture laissait poindre la lueur des torches, Sassott se signa
et arma son crucifix électrique. Amen.
4
Jojo était un collectionneur. Il avait le
SIDA, la tuberculose, les hépatites de A à Z, tout un chapelet de bactéries
multi-résistantes ainsi qu’un bon nombre de parasites cutanés, sexuels,
respiratoires et digestifs. Jojo fumait, sniffait et buvait tout ce qui lui
tombait sous la main, se piquait avec des aiguilles rouillées, se prostituait
sans la moindre protection et malgré tout, malédiction des temps modernes, Jojo
demeurait en vie.
« J’ai pas les couilles de m’ jeter sous
un train, se lamentait-il souvent. Pas les couilles de m’ pendre à un arbre,
pas les couilles de m’ tailler les veines, pas les couilles d’ donner mon corps
à la Science. Chuis pas un héros. Chuis qu’une fiotte. »
Aussi,
à défaut de passer l’arme à gauche, Jojo collectionnait les maladies. « Y’en a
c’est les cartes Panini, moi c’est les microbes. » Ce qu’il aimait
par-dessus tout, c’étaient les maladies exotiques. Une fois, il avait
réussi à choper une amibiase coréenne qui l’avait fait méchamment dérouiller :
vidange cataclysmique par tous les orifices, kystes dans le foie et abcès au
cerveau, perte de dix kilos en deux jours, trois mois de coma, son record ! Il
avait bien pensé que cette fois-là, c’était la bonne, mais comme d’habitude ses
anticorps s’étaient multipliés, ses tissus avaient cicatrisé, et résultat des
courses il avait malencontreusement survécu. S’il en avait eu les moyens, Jojo
serait parti dare-dare en Afrique Centrale ou en Asie du Sud-Est, du moins ce
qu’il en restait, pour boire de l’eau radioactive, ou mieux : coucher avec un
autochtone (ah, les chtouilles du bout du monde), mais Jojo était ce que l’on
appelait un nécessiteux, et le meilleur voyage qu’il pût espérer, c’était de
traverser la rue.
« Un parasite qui collectionne les parasites » lui avait-on dit un jour, et ma foi, c’était plutôt juste.
« Un parasite qui collectionne les parasites » lui avait-on dit un jour, et ma foi, c’était plutôt juste.
Sur sa pancarte en carton, Jojo avait
barbouillé de l’écriture typique des écumeurs de trottoir : « aIdEz mOi à CrEveR, mERci ».
L’accroche était bonne et attisait la curiosité des passants ; il n’était pas
rare que ceux-ci s’arrêtent discuter. Parfois, son histoire les émouvait tant
qu’ils lui donnaient la pièce ; d’autres fois, et c’était là où allait sa
préférence, les dons étaient en nature : bien empaquetés dans un joli mouchoir
de soie, une gentille dame lui avait déposé des pastilles de mort au rat
(résultat : dix jours de diarrhées sanglantes, merci du cadeau) ; un autre
jour, un gosse de huit ans lui avait filé un cutter, chipé dans la caisse à
outils de papa (malheureusement la lame s’était cassée net contre l’os du
poignet) ; un homme portant un élégant costume de lin blanc lui avait même
apporté un pistolet chargé (quand il avait enfin osé presser la gâchette, Jojo
tremblait tellement que la balle était partie se loger dans l’œil de son voisin
Robert… connard, c’est pas sympa de piquer la malchance aux copains !). Jojo
avait néanmoins été très touché par ces preuves de générosité : peut-être
l’humain n’était-il pas si pourri que ça, finalement…
Notre collectionneur était à sa place
habituelle, entre la bouche de métro et l’entrée de l’hôpital, lorsqu’un
passant s’arrêta à sa hauteur.
« Je vous admire », dit l’homme. Celui-ci
était si grand que pour distinguer son visage, Jojo dut pencher la tête en
arrière jusqu’à en avoir mal à la nuque. C’était un con de vieillard, large
d’épaule et les cheveux d’un blanc éclatant.
«
Sans doute, ouais, lui répondit Jojo après un crachat. Et moi j’admire les
cafards et les rats d’égout. » Tout clochard qu’il fût, il n’appréciait pas
tellement que l’on se moque de lui.
« Je suis sincère, mon brave, insista le
vieil homme. Je passe tous les jours devant vous et, qu’il pleuve ou qu’il
vente, vous brandissez inlassablement la même pancarte. J’admire l’acharnement
dont vous faites preuve. Sous réserve que votre message dise vrai, bien
entendu.
- Wow, traitez moi pas d’menteur hein ! »
Piqué dans son amour propre, Jojo détailla
son curieux fan : loin de paraître gâteux, l’homme était bien conservé et
possédait une silhouette athlétique ; d’un bleu sombre, son regard pétillait de
vivacité et d’intelligence, et malgré ses cheveux en bataille, une noblesse certaine
se dégageait de sa personne. Soudain, Jojo fut pris d’un doute.
« Minute, papillon. ’seriez pas une espèce
de bénévole du SAMU Social ou quèque chose comme ça ? J’l’ai d’jà dit à
vos collègues : pas question qu’on m’ sorte de la rue et pas besoin qu’on
m’aide à m’en tirer. Moi tout c’que je veux, c’est ce qu’est marqué sur ma
pancarte. » Tous ces bons samaritains illuminés au sourire tellement compatissant
et au regard tellement compréhensif, Jojo ne pouvait plus se les sentir.
Et que ça te fourguait une cuillère de soupe dégueulasse dans la bouche, et que
ça te donnait des couvertures qui piquent et qui puent… Le pire, c’étaient les rebouteux et autres tripoteurs du dimanche qui voulaient à tout prix le guérir
de ses précieuses maladies. Une bande de sales voleurs, oui ! Jojo tenait à
sa collection si chèrement acquise...
« Pas d’inquiétude, sourit l’homme, je
n’appartiens point à la racaille des hippies bienfaiteurs de l’humanité : je
suis médecin. »
Jojo se détendit. S’il y avait bien une
profession que l’on ne pouvait pas soupçonner de philanthropie, c’était la
médecine.
« Z’êtes quoi, cardiologue ?
- Vous m’insultez, mon brave ! » Le temps
d’un battement de cil, une ombre traversa le regard de l’homme, si terrifiante
que Jojo faillit en inonder ses guenilles. « Je suis chirurgien, la spécialité
la plus noble qui soit ! Chirurgien maxillo-facial pour être exact, et
je dois avouer que vous possédez un nez des plus intéressant. » Son visage
était redevenu l’amabilité même. « Cette forme de petit bouddha bedonnant,
cette déviation démente de la cloison, ces bubons purulents, cette incroyable
pilosité… Foi de nasophile, j’en demeure coi ! Si je n’étais pas si pressé par
le temps, j’en tirerais un chef d’œuvre impérissable propre à faire blêmir de
jalousie ces ignobles païens de plasticiens Canadiens ! Ah, mais je manque à la
politesse la plus élémentaire. » Il tendit la main : « Pr Jean-Audouin Kantz.
- Jojo », dit Jojo en acceptant la
poignée. Le professeur exerça une pression si forte qu’il en eut les larmes aux
yeux ; son petit plaisir solitaire du soir venait de tomber à l’eau.
« Ben dites-donc, remarqua Jojo en
soufflant sur son poignet meurtri, z’êtes dynamique pour votre âge.
- Je m’entretiens. Mon métier exige une
certaine poigne.
- Ouais, bon, tout ça c’est bien joli mais
qu’est-ce’ vous m’voulez à la fin ?
- Vous aider à réaliser votre rêve.
Avez-vous entendu parler de la Traditionnelle Crèche Vivante de Noël
? »
5
La porte retomba derrière Sassott avec un
claquement de guillotine, dont l’écho mourut dans l’obscurité du tunnel de
pierre. Une torche à la main l’attendait l’Ouvreuse, ersatz rabougri de femelle
humaine, portant la tenue séculaire des cramélites : sa peau fripée. En dépit
du masque à gaz, elle reconnut instantanément l’émissaire du Saigneur : « Et
qu’ça saute ! gueula-t-elle, toute excitée, v’là l’évêque Sassott ! Et qu’ça
saute...
- Très spirituel, on ne me l’avait jamais
faite, coupa sèchement l’intéressé.
- Fait frisquette hein mon Père ? » le
taquina-t-elle, désignant une certaine partie de l’anatomie masculine fortement
sensible à la baisse de température ; le nez de la cramélite arrivait
précisément à la hauteur de l’organe en question, et Sassott avait la
désagréable impression qu’elle louchait dessus avec envie. Haute comme trois
pommes (avariées) et pas plus épaisse qu’une enfant de cinq ans, l’Ouvreuse
semblait inoffensive, mais l’évêque se méfiait des apparences. La dernière
fois, il avait suffi de quelques secondes pour que les choses dégénèrent... Il
ne se souvenait que trop bien du tranchant de ses ongles tortueux (qu’elle se
vantait n’avoir jamais coupés) et du pointu de ses canines jaunes (qu’elle
aiguisait à même la roche) et de la force invraisemblable de ses jambes velues
et de la texture poisseuse de ses cheveux sales et de l’odeur d’ail de ses
aisselles drues et de sa bouche au goût de pâté pour chat et du rire guttural
que lui provoquait la vue du sang…
Afin de prévenir tout débordement, il
préféra annoncer tout de suite la couleur et mit son crucifix électrique en
action : « Santo Christus 3000. Ce bijou envoie des décharges de 800.000
volts. Au moindre faux pas, vous dégustez. Compris, ma Sœur ?
- Qui t’ dit que j’meurs pas d’envie de
tâter d’ ton gourdin, qu’Sassott ? »
L’arc électrique du crucifix jetait une
lumière bleue sur le visage ratatiné de la cramélite, et l’évêque distingua les
traits contrefaits qui hantaient ses nuits depuis si longtemps : un front haut
et ridé, souligné par un unique sourcil broussailleux, de petits yeux porcins
et mauvais, sous lesquels frétillait un nez non moins porcin et une bouche
large, si large, où se tortillait sans cesse une langue gigantesque… Sassott
réprima une érection. « Je vous saurai gré de garder le silence et de me
conduire à la Mère Supérieure.
- Oh, et moi qui pensais qu’t’étais revenu
exprès pour ma trogne…
- Après vous.
- Et qu’ça saute ! Envie d’mater mon cul,
hein ? »
L’Ouvreuse ouvrit la route d’un pas
honteusement chaloupé, ses seins flasques et son prolapsus génital se balançant
de droite et de gauche comme les babines d’un St-Bernard. Mon Père, ne me
soumets pas à la tentation...
Sassott se pressa ; la bougresse marchait
à un rythme soutenu, pas question de la perdre de vue ! Dédale de couloirs
lugubres et tortueux, l’antre des cramélites avait vite fait d’engloutir le
visiteur imprudent.
Le duo ecclésiastique quitta rapidement le
boyau principal pour s’engouffrer dans l’une des innombrables galeries qui s’y
abouchaient. L’Ouvreuse portait bien son nom et avançait d’un pas sûr ; ils
bifurquèrent tant et tant de fois que Sassott en fut rapidement déboussolé. Sixième
à droite, troisième à gauche, première à gauche... Il avait essayé de
retenir le parcours, dans l’hypothèse fort probable où une fuite précipitée
vînt à s’imposer, mais il avait rapidement perdu le compte. Il s’en remit à la
grâce du Tout-Puissant… et à son Santo Christus 3000.
Ils dépassèrent des cellules vides, aux
murs desquelles pendaient tristement des chaînes constituées d’os humains, puis
traversèrent des chapelles et des salles de prières, manifestement laissés à
l’abandon. Partout flottait la même impression de désolation et de décrépitude
: nul signe de présence humaine à l’horizon. Or dans les souvenirs de l’évêque,
le Cramel fourmillait de sœurs, toutes plus repoussantes les unes que les
autres, s’affairant en tous sens à leurs noirs desseins. Autrefois, les murs
étaient recouverts d’œuvres sacrées entièrement faites main (Sassott préférait
oublier de quelles matières premières les artistes tiraient leur palette...) et
l’air était saturé de cantiques dissonants et de chants religieux à vous glacer
les sangs. Où les sœurs étaient-elles toutes donc passées ? Peut-être, poussées
par la famine, s’étaient-elles entredévorées ? Dans ce cas, quid de sa
Vierge à l’Enfant soi-disant engrossée par un plombier malotru ? Et réflexion faite
: que viendrait faire un plombier dans un endroit dénué d’eau courante ?
Sassott se cramponna de plus belle à son crucifix. Tout cela sentait
l’embrouille à plein nez...
Par deux fois l’Ouvreuse marqua une pause.
Elle se pencha en avant et fit mine de retirer un caillou menaçant du chemin («
Faudrait pô voir à blesser vos jolis petons, hein ? »), mais l’évêque la
soupçonnait fortement de chercher un prétexte pour lui exposer sa croupe
hirsute et horriblement souillée. Il se félicita de porter un masque à gaz ! Ce
dernier, cependant, ne pouvait cacher l’excitation grandissante qui, à son
corps défendant, rongeait sa faible chair. Peut-être devrais-je moi-même
goûter à la morsure du crucifix électrique... Voilà qui calmerait mes
ardeurs. Toute hideuses qu’elles fussent, les cramélites n’en demeurait pas
moins femmes, et la fascination des religieux pour la misère, la laideur
et la saleté était de notoriété publique depuis la nuit des temps.
« V’là l’ réfectoire, annonça l’Ouvreuse.
Un p’tit creux ? » Ils étaient arrivés dans une vaste salle rectangulaire, bien
entendu dénuée de tout aménagement, au centre de laquelle se trouvait un
amoncellement de détritus recouvert de toiles d’araignées.
« Non merci, dit Sassott. J’ai avalé
quelques hosties consacrées avant de venir et je...
- ’pas à toi que j’causais, mon Père,
coupa l’Ouvreuse.
- C’est à nous, grinça une petite voix
stridente dans son dos.
- A nous, répéta une autre voix, quelque
part sur sa droite.
- A nous ! dit une dernière.
- Et c’est toi qu’on va bouffer ! »
ricanèrent-elles à l’unisson.
L’heure n’était plus à la réflexion :
Sassott pivota sur lui-même et balaya l’air de son crucifix électrique. L’arc
entra en contact avec une masse molle et collante, qui poussa un bref
glapissement avant de s’effondrer au sol. L’évêque distingua vaguement une
cramélite aux cheveux blancs, recroquevillée en position fœtale et animée de
convulsions ; de la mousse sortait de sa bouche et ses sphincters s’étaient
relâchés. Cette brève victoire laissa place à une confusion totale : Sassott
sentit une assaillante, pas plus lourde qu’un chat, lui grimper sur le dos et
lui étreindre la gorge (l’Ouvreuse ! comprit-il), tandis que des mains
lui agrippaient chacune de ses chevilles. Il voulut à nouveau abattre le Santo
Christus 3000, mais cette camelote était en train de se recharger, “merci
de patienter 15 minutes”, et il se retrouva plaqué au sol. Déjà des doigts
crochus le dépouillaient de son masque, et lorsque lui parvint l’odeur
nauséabonde qu’il avait tant redoutée, il rendit son repas (mes hosties !)
et perdit connaissance.
Ca sent l’homme ! disait une voix
lointaine. Mmm, un homme de foi, rien que pour nous ! C’est moi qui l’ai
amené ! Oui, mais c’est moi qui l’ai fait tomber ! Et c’est moi qui lui ai
enlevé son masque ! Eh oh, oubliez pas qu’ c’est moi que j’ai reçu la décharge
! Z’inquiétez pas : y’en aura pour tout l’ monde...
A travers les brumes de la
semi-conscience, Sassott ne distinguait pas les différentes protagonistes.
Seule la puanteur, l’écœurante puanteur qui recouvrait le monde, lui parvenait
avec clarté.
L’a pas trop changé. Si, il a grossi. Et
foutrement vieilli ! Moi je l’ préfère comme ça. L’était mieux avant, j’dis. En
tout cas l’est toujours au garde-à-vous ! Qui prend la cuisse ? Moi j’veux la
tête. Pas touche, les filles, la Mère Supérieure s’ le réserve. Magnez-vous,
elle aime pas attendre. Rires gutturaux. Rideau.
Douleur. Douleur intense au niveau des
flancs. Sensation d’aiguilles qui s’enfoncent dans la chair et d’un liquide
épais coulant sur la peau. On me bouffe ! se dit Sassott. On me
bouffe tout cru ! Mais curieusement cela n’était pas si désagréable, car à
la souffrance s’ajoutaient des vagues de plaisir aussi intenses
qu’inexpliquées... Où se trouvait-il ? Il devait accomplir une mission de la
plus haute importance, mais impossible de s’en rappeler les détails... Un vent
de panique irraisonnée le submergea. Il voulut se lever et crier mais n’y
parvint pas ; des liens immobilisaient ses membres et quelque chose de mou et
humide et fichtrement salé lui obstruait la bouche.
« Tu veux prendre ma place, Sœur Pied ?
demanda une voix sensuelle qui, Sassott en était certain, appartenait à
l’Ouvreuse.
- Avec plaisir, Sœur Poil. »
La masse visqueuse qui écrasait son visage
se retira et soudain Sassott y vit plus clair : les cramélites l’avaient enchaîné
et le dégustaient lentement ! Impression de déjà-vu... A tour de rôle,
l’une des dégénérées venait s’asseoir sur son visage, l’étouffant de ses
immondes parties intimes, tandis qu’une autre s’amusait avec son petit Jésus
(l’Ouvreuse venait justement d’y laisser l’empreinte de ses canines) ; les deux
dernières, attendant leur tour, grignotaient ses poignées d’amour et
s’échangeaient sa chair sanguinolente dans de langoureux baisers... Pourtant
insoutenable, l’odeur de toilettes publiques qui embaumait la pièce ne
dérangeait plus tellement l’évêque. Sans doute la nature humaine est-elle de
s’habituer au pire…
Lui dardant un regard coquin, l’Ouvreuse
promena son énorme langue rose sur son abdomen, puis sur son torse.
Jusqu’alors, Sassott n’avait pas remarqué combien elle ressemblait à sa défunte
mère ; quelle similitude troublante… et excitante à la fois ! « On est laides
et crades et viciées, mon Père... » lui susurra-t-elle, et bien qu’il luttât de
toutes ses forces contre la tentation, l’évêque ne put s’empêcher de lui rendre
son sourire aguicheur. « Vilaine fille, surenchérit-il, oh oui, dangereuse
Marie-Madeleine... Surtout ne me faites pas de mal, je suis aussi innocent que
l’enfant Jésus ! » Il rit à son tour, un rire dément et irrépressible qui lui
donna mal aux côtes. Au même moment, la sœur qu’il avait électrocutée un peu
plus tôt l’enfourcha et le monta comme un taureau mécanique, cependant ses
cheveux n’étaient plus blancs, mais d’un roux éclatant, et elle portait un
maquillage à la Marie-Antoinette. « T’inquiète pas pour d’éventuelles
grossesses, le rassura-t-elle, si on te pond des bâtards, on les bouffera ! »
Alors sa tête se détacha nonchalamment de son corps et rebondit sur le sol
comme un ballon de basket, et Sassott gloussa de plus belle, à en perdre la
voix, tandis que l’Ouvreuse lui souhaitait une bonne et douce nuit, avant de
l’étouffer avec sa vulve dégoulinant de cyprine, de menstrues et d’excréments.
L’évêque se réveilla en sursaut.
D’instinct il porta les mains à ses hanches et à son bâton de pèlerin : il n’y
palpa pas la moindre trace de blessure récente, seulement les cicatrices
habituelles... et fort anciennes. Mauvais rêve, conclut-il,
soulagé. Un écho de sa folle et intrépide jeunesse. Mais où se
trouvait-il désormais ? Il lui fallait trouver une vierge à l’enfant, et vite !
Une lumière intense l’empêchait de distinguer la configuration de son
cachot… Une lumière intense ? Au Cramel ? Les ténèbres d’une
geôle froide et poussiéreuse ne l’auraient pas surpris, mais ça ! Autre
incongruité : il reposait sur un lit moelleux fleurant bon la lavande et
portait un pyjama satiné. Chouette, se dit Sassott, j’ai fini par
fondre un neurone. Voilà qui me facilite la tâche : le Paradis est ouvert aux
imbéciles !
Ses yeux s’habituèrent progressivement à
la luminosité… Il se trouvait dans une petite pièce immaculée et bien
entretenue, éclairée aux néons ; sur une table de chevet, blanche également,
reposaient son Santo Christus 3000, son masque à gaz et sa tenue
d’évêque, pliée et repassée. La salle ne disposait pas de fenêtre mais à la
droite du lit se trouvait... une porte ! Ni une ni deux, Sassott sauta
sur le carrelage et se précipita sur la poignée, qui tourna sans résistance… Durant
une seconde, il faillit perdre pied. Il se trouvait au milieu d’un long couloir
blanc où régnait une folle agitation : de ravissantes jeunes femmes, semblant
sortir tout droit d’une sitcom californienne, marchaient d’un pas
pressé, qui téléphonant (dans toutes les langues imaginables), qui poussant un
chariot ou portant un colis. Lorsqu’elles parvenaient à sa hauteur, elles lui
souriaient aimablement et poursuivaient leur route, et toutes avaient un
je-ne-sais-quoi de familier. « Mon Père ? » Une quarantenaire en tailleur
strict lui touchait l’épaule ; son visage dégageait une même impression de
familiarité... « Ou-oui ? bégaya péniblement l’évêque.
- Ravie de constater que vous allez mieux
! Mes excuses pour l’accueil un peu bourru, mais les Anciennes tenaient à vous
rappeler le bon vieux temps. Enchantée de faire votre connaissance, je suis la
Mère Supérieure. »
6
A chaque fois qu’il La voyait, les larmes
lui montaient aux yeux. De forme grossièrement conique et s’élançant jusqu’au
ciel, la Cathédrale du Saigneur bouleversait Jean-Audouin Kantz au plus profond
de son âme… Sans doute sa ressemblance frappante avec un gigantesque nez
n’était-elle pas étrangère au phénomène ! Au-dessus de l’entrée, douze
monumentaux saints sculptés accueillaient le visiteur, les bras (ou plutôt les
moignons) grands ouverts ; l’action conjointe du temps et des fientes de
pigeons avait rongé leurs corps et leurs visages plus sûrement que l’antique
syphilis, ce qui leur valait le surnom de « saints zombies ». La façade
grisâtre de la Cathédrale avait beau tomber en décrépitude, Kantz persistait à
lui trouver du charme - le même charme qu’exerçaient sur lui les nez difformes
de ses difformes patientes.
L’intérieur était à l’avenant… Précédant
l’ami Jojo, Kantz poussa l’une des portes de bois (la narine droite,
comme il se plaisait à la surnommer par-devers lui) et remonta l’allée centrale,
balisée de cierges. Ailleurs, on n’y voyait goutte : les rares vitraux intacts
étaient trop poussiéreux pour laisser filtrer le soleil, et le feu de joie des
crèches des Noël passés avait laissé son empreinte charbonneuse sur les murs
bétonnés. Une bonne partie du salaire (et des weekends) du professeur passaient
dans la restauration de la Cathédrale, mais une vie n’aurait pas suffi à lui
redonner sa flamboyance d’origine… Et depuis l’avènement des Dieux Modernes,
les appels au don ne rapportaient que des clopinettes.
« Purée de purée, siffla Jojo, c’est
’achement chiadé !
- Style néo-naïf, fin du XXème, début
XXIème, précisa Kantz. Admirez les six chapelles en arc-en-ciel où se
dérouleront les tableaux vivants de la Crèche.
- Ch’rai dans laquelle ?
- Aucune. Vous trônerez à la place du roi,
au-dessus de l’Autel, où vous serez l’objet de tous les regards.
- Ben ça pour une première… »
Kantz était heureux d’apporter une aide
modeste à son benoît compagnon. Le bon sens et la spontanéité de ce joyeux
suicidaire le changeaient agréablement de la superficialité des bourgeoises
lourdement fardées qui venaient le consulter d’ordinaire. Friture, fosse
septique, chien mouillé, ainsi classait-il Jojo au sein de sa mémoire
olfactive – la seule qu’il possédât jamais. Pour Kantz, le « parfum naturel »
du SDF, bien que pestilentiel, était la plus grande des qualités : une marque
d’intégrité, quand tant de ses congénères camouflaient leur senteur
intime derrière des litres de parfum aussi artificiels que leur personne...
En marque de sympathie, le professeur
décida d’offrir à son nouvel ami une visite guidée du monument. « Les vitraux
relatent l’histoire de St-Georges terrassant le Dragon...
- Mon ex avait un dragon tatoué sur le
cul, dit Jojo, mais il s’appelait pas Georges…
- …et le plafond en trompe-l’œil illustre
la Bataille pour le Paradis…
- Anges contre démons… Ca devait donner !
C’est qui qu’a gagné ?
- …et regardez cette statue : la Vierge
pleurant son Saint-Fils, mort pour nos péchés… quel prodigieux nez en trompette
!
- Ah ben c’est marrant dites-donc,
quand j’étais gosse j’en jouais…
- Et moi j’étais enfant de chœur dans
cette Cathédrale, confia Kantz, les yeux brillants. J’ai collé mes crottes de
nez sous ces bancs, et j’ai pissé dans l’eau bénite plus de fois que je ne
saurais le dire. Ces murs m’ont vu grandir et m’épanouir : ici est née ma
passion pour le nez, c’est également ici que j’ai connu mon premier orgasme et
ici que je me suis marié. Dire que je suis attaché à cette Cathédrale est encore
loin de la vérité : elle est une part de moi-même, et je ne la regarderai pas
dépérir sans rien faire. Par la grâce de la Sainte-Vierge, Jojo, vous allez
m’aider à faire revenir les fidèles en ces murs : désirez-vous que je vous
crucifie tout de suite ou tout à l’heure ?
- Oh ben va pour maint’nant, au moins ça
s’ra fait. »
Alors Kantz sortit son pistolet à clous...
7
Des couloirs immaculés, des bureaux
luxueux, des salles informatiques suréquipées, des appareils médicaux, des
blocs opératoires… Et partout, une même impression de propreté et de
luminosité. « Mais ! bégayait Sassott. Mais ! mais ! » Depuis un moment, rien
d’autre ne parvenait à sortir de sa bouche.
« Je comprends votre étonnement, concéda
la Mère Supérieure, mais vous devez intégrer que la Terre tourne, même chez les
cramélites.
- Mais le bunker, le couloir, les torches,
l’odeur pestilentielle, l’Ouvreuse…
- Du folklore, expliqua-t-elle. Des
vaporisateurs diffusent le parfum traditionnel des sœurs dépenaillées, recréé
artificiellement : après tout quoi de mieux pour préserver notre entreprise
florissante des regards indiscrets ? Par ailleurs, certaines de nos Anciennes
se sont révélées incapables de s’adapter aux nouvelles méthodes, aussi leurs
permettons-nous de vivre selon leur souhait, et vous reconnaîtrez qu’elles
s’avèrent diablement efficaces pour décourager d’éventuels visiteurs. Je ne dis
pas cela pour vous bien sûr : votre venue était attendue.
- Mais qui vous a prévenu de…
- D’après vous ? »
Le suspect était tout trouvé : « Kantz ?
- Bingo ! Il est l’une de nos rare
personne de confiance à l’Extérieur. Les filles l’adorent, il a gracieusement
refait le nez de presque chacune d’entre elles. Il nous a confié voici déjà
quelque temps les problèmes d’organisation de votre petite crèche vivante, et
nous avons mis au point ce stratagème. Il n’attendait qu’un coup de fil de
votre part pour vous aiguiller vers nous…
- Je me suis jeté
moi-même dans la gueule du loup, pesta Sassott.
- Pas du tout, les
filles avaient hâte de vous rencontrer ! »
L’évêque avait beau se creuser la
cervelle, il ne comprenait rien. « Me rencontrer, moi ? Pourquoi donc ?
» Des cramélites accueillantes, on aurait tout vu ! « Que s’est-il passé
pour provoquer une évolution si radicale de votre ordre ? Une mutinerie ?
- Non, une simple reconversion
professionnelle. Aussi respectable fût-il, l’idéal de nos aïeules n’était pas
adapté au monde moderne : courir nues dans des grottes et lécher l’humidité des
murs en faisant des grimaces, c’est peut-être rigolo, mais ça ne rapporte pas bézef.
En outre, sur le strict plan de la masse salariale, le Cramel d’antan était
devenu dangereusement dépendant de facteurs externes ; or les candidates à la
Contemplation sous-terraine et la venue de visiteurs mâles se faisant
rarissimes, notre Ordre semblait condamné à l’extinction à plus ou moins long
terme. La première mesure que prirent les cramélites modernes fut donc celle
d’une indépendance totale. A commencer par l’indépendance biologique.
- Pardon ?
- Figurez-vous que nos ancêtres, que vous
avez bien connues, avaient une méthode tout à fait originale, quoique
rudimentaire, de conserver au frais les gamètes de leurs visiteurs… »
Des scènes de son cauchemar revinrent à
Sassott. T’inquiète pas pour d’éventuelles grossesses, si on te pond des
bâtards, on les bouffera ! Il pressentait une catastrophe imminente…
« Nous sommes parties sur ces bases et
avons bâti un laboratoire autonome de Fécondation In Vitro… dont je suis
le premier bébé-éprouvette.
- Et les donneurs mâles, murmura l’évêque,
redoutant la terrible vérité, étaient-ils nombreux ?
- Pas vraiment, Papa. »
Alors que le sol s’ouvrait sous ses pieds,
Sassott regarda autour de lui : l’air familier que possédaient toutes ces
jeunes cramélites, la Mère Supérieure comprise, n’était autre que celui de son
propre visage ! Saigneur…
« J’ai… J’ai combien d’enfants ?
- Oh, cela fait bien longtemps que nous
avons cessé de compter. Disons seulement que nous en sommes à la troisième
génération. » Encore mieux, je suis un arrière-grand-père poly-incestueux.
« Bien sûr, nous n’aurions pas eu de mal à trouver d’autres donneurs, mais au
fil des ans nous en sommes venues à connaître ton code génétique sur le bout
des doigts. Tes spermatozoïdes n’ont plus aucun secret pour nous, Papa ! Pourquoi
changer une recette qui marche ? »
Il était venu chercher une Vierge à
l’Enfant et se retrouvait à la tête d’une portée de bondieusardes féministes…
Il éprouvait la même sensation que le client de librairie désirant acheter un
livre de poche et repartant les bras chargés d’une encyclopédie en trente
volumes. Moi si j’avais dû avoir un gosse, j’aurais voulu un fils !
« Nous sommes des business-women,
poursuivit la Mère (Fille ?) Supérieure, aussi avons-nous mis ces
colossales ressources humaines à profit : tout d’abord pour redonner un coup de
neuf à nos locaux, puis pour diversifier nos activités. Nous optimisons le
profil de nos sœurs-éprouvettes en fonction de nos besoins : tu as rencontré
notre imposante Vigile, beau bébé n’est-ce pas ? Les jeunes femmes blondes au
visage d’ange ici présentes sont nos secrétaires et nos chargées de relation
clientèle ; nous avons également plusieurs Agricultrices bien charpentées pour
nos cultures ; quant aux autres, au physique plus cramélien dirais-je,
ce sont nos artistes. Laisse-moi te les présenter. »
Trop accablé pour protester, Sassott
suivit docilement la Sœur (Fille ?) dans les couloirs immaculés du
Cramel Nouveau.
« Voici nos ateliers de couture où sont
conçus les costumes, et par là se trouvent la menuiserie, puis le département
chargé des décors et des effets spéciaux, et par ici tu aperçois à l’œuvre nos
talentueuses maquilleuses. » De jeunes cramélites, cette fois-ci moches comme
le voulait la tradition, les saluèrent de la main ; à la grande horreur de
l’évêque, toutes arboraient un même air typique à la Sassott, et sur
leurs lèvres silencieuses on pouvait lire : Papa !
« Parce qu’en plus vous faites du cinéma ?
finit par demander Sassott, qui n’était plus à une surprise près.
- Pas exactement. Nous possédons une
plateforme web : Bible’s boobs online. Tu connais ? »
Nouveau coup au cœur ! Pour sûr, qu’il
connaissait, il y passait même toutes ses soirées (comme la plupart des ecclésiastiques).
Bible’s boobs online s’était taillé une solide réputation auprès d’un
public aux exigences particulières : le site offrait des courts métrages
déviants inspirés de la Bible ainsi que des salles de chat regorgeant de
nonnes peu farouches… et unanimement laides ! Des cramélites, pauvre buse,
comment ne t’en es-tu pas rendu compte ? Tes propres filles, qui plus est… Sassott
ne connaissait même pas de mot pour qualifier ce genre de perversion. Cyberpédoincestophile ?
« Bienvenue dans nos modestes studios de
production ! lança la Mère Supérieure alors qu’ils traversaient un vaste
plateau que n’aurait pas renié Hollywood. Permets-moi de t’offrir un
abonnement à vie, en échange de ton silence absolu sur nos secrets. »
Sassott hocha la tête, hébété. Il vit à
peine les scènes de tournage où des cramélites courtement vêtues subissaient
les pires outrages (démones de l’Enfer, prêtres pédophiles, rottweilers, rien
ne leur était épargné...), et n’entendit pas les explications de sa fille sur
le montage et la mise en ligne des séquences. Il avait besoin de remettre de
l’ordre dans ses idées. Saigneur, aide-moi à me concentrer. Il n’était
venu que pour une seule chose : une Vierge à l’Enfant… Qu’importaient les
récents (et forts désagréables) coups de théâtre, il devait se focaliser sur
cet unique objectif.
« Je présume que vous n’avez aucune femme
enceinte à me présenter ? se risqua-t-il. Cette histoire de plombier était un
leurre, n’est-ce pas ?
- Si nous avions vécu dans le dénuement le
plus total, qu’aurions-nous fait d’un petit moustachu en salopette ?
- Je m’en doutais. La comédie a assez
duré, je regagne de ce pas ma…
- Ah, quel caractère de cochon !
Heureusement que nous avons gommé ce trait des gamètes de notre banque ! Sans
doute me suis-je mal exprimée : nous sommes toutes disposées à te venir en
aide, Papa. Nous sommes ta famille. »
Et sa fille de lui faire un gros câlin.
Sassott s’en trouva plus démuni qu’il ne l’avait jamais été. « Notre pool de
femmes enceintes est conséquent, tu y trouveras certainement ton bonheur.
Personnellement, Sœur Langue me semble être à point pour le rôle… Je vais te la
chercher. »
Pour le faire patienter, l’une des
sculpturales secrétaires lui apporta un whisky on the rocks : « Tiens
Papa, ça va t’aider à te faire passer la pilule ». Et effectivement, il savoura
les brumes de l’ivresse lorsque la Mère Supérieure revint en compagnie d’une
cramélite trapue et en cloque jusqu’aux yeux, quatorze ans tout au plus, dont
le visage était un mélange parfait entre celui de Sassott et de… l’Ouvreuse. De
mieux en mieux : une descendante commune ! Il imaginait déjà l’ambiance des
repas de famille… Sœur Langue roula un regard timide dans sa direction. « Ne
t’offusque pas : elle ne parle pas beaucoup. Mais pour le reste, elle est au
poil. » Vu le duvet sous son nez, c’était le terme adéquat. Et si... Un
rictus balafra soudain le visage de l’évêque : une idée totalement barrée venait
de germer dans son esprit déboussolé !
« Dis-moi ma fille, penses-tu que toi et
tes sœurs pourriez mettre vos compétences au service de la Traditionnelle
Crèche Vivante de Noël de votre pauvre père ?
- Nous espérions secrètement que tu nous
le demandes ! s’émut la Mère Supérieure, une main sur le cœur. Tu n’as qu’à
demander, Papa, et nous satisferons le moindre
de tes désirs. Sache en outre que grâce à notre collaboration avec le SPECTRE
(Syndicat des Prêtres et Enfants de Chœur Toujours
Raides et Extravertis), nous pouvons également te fournir autant
de figurants masculins que tu le désires…
- Tope là ! »
Ainsi le marché se conclut-il, dans un
immense et dément éclat de rire.
Lorsqu’arriva l’heure du retour, Sassott
s’était résigné à se faire raccompagner par l’Ouvreuse. Gonflée comme un ballon
de baudruche, la peu loquace Sœur Langue le suivait d’un pas traînant et
semblait sur le point d’accoucher à tout instant. L’Ancienne cramélite les
cueillit à la frontière entre le Cramel Nouveau et le couvent d’origine,
adossée à une grille en fer et souriant de toutes ses dents cariées.
« Qu’Sassott ! t’ t’es bien marré
? »
L’évêque
désigna Sœur Langue de la tête : « Il semblerait que vous et moi ayons des
intérêts communs...
- C’te mocheté, là ? Pfff, son père tout
craché ! » La mocheté ne parut pas en prendre ombrage ; avec une étonnante
délicatesse, l’Ouvreuse colla une oreille (pointue) contre son ventre rond.
« Pis la v’là en cloque, en plus ! Ma pauv’ fille, mais qu’est-ce tu vas
fout’ d’un chiard ? Ah, d’mon temps on s’s’rait pas cassé la nénette, un bon
coup d’aiguille à tricoter et allez : à
table. Laisse-la moi cinq minutes, Sassott, et j’la débarrasse d’son
parasite... » La vieille cramélite se mit à secouer le bidon de la
parturiente comme un grelot.
« Pas touche, intervint Sassott, j’ai
besoin de la mère et de l’enfant pour ma Crèche.
- A ta guise, l’évêque. Mais faudra pas
chialer quand l’drôle ira piquer tes hosties pour les r’vendre au black. »
Ses yeux porcins toisaient le globe utérin avec gourmandise. « Gâcher d’la
bonne viande comme ça, moi ça m’rend malade. »
En parlant de malade, Sœur Langue n’avait
pas l’air dans son assiette : pâle et haletante, elle se tenait les hanches et respirait comme un teckel en chaleur.
« Le chemin est long jusqu’à la
surface ? s’inquiéta Sassott. Je crains qu’un effort soutenu ne précipite
l’arrivée sur Terre du Divin Enfant...
- Ouais, super long
! » gloussa-t-elle. Et pivotant sur elle-même comme une ballerine, elle
fit coulisser la grille en fer et poussa un bouton lumineux. « Ping ! »
fit l’ascenseur en ouvrant ses portes.
« Très ingénieux, reconnut Sassott. Et où conduit-il ?
- C’est un ascenseur qu’il est magique, railla l’Ouvreuse. ’va t’ramener direct chez toi.
« Très ingénieux, reconnut Sassott. Et où conduit-il ?
- C’est un ascenseur qu’il est magique, railla l’Ouvreuse. ’va t’ramener direct chez toi.
- Pardon ?
- T’es vraiment lent à la comprenette hein
? Le cœur du Cramel l’a été construit pile poil sous ta Cathédrale, t’savais
pas ? Les copines et moi, on s’faufile souvent chez toi la nuit, en catimini,
et on vient t’chatouiller les moustaches et chier dans la Sacristie. »
L’évêque avait mis cela sur le compte des
rats... Dire que pendant tout ce temps, ses centaines de filles avaient vécu
juste sous ses pieds !
« Comment se peut-il que je ne me sois
jamais douté de rien ? Où arrive précisément l’ascenseur ?
- Dans un coin désaffecté d’la Cathédrale
: le confessionnal. »
8
« ... et elles possèdent des serres
et des champs de culture sous-terrains vastes comme des terrains de football,
ainsi qu’une piste cyclable et une piscine olympique et peut-être allez-vous me
prendre pour un dingue, Jean-Audouin, mais j’ai même cru apercevoir un zoo ! »
Ecoutant l’évêque d’une oreille distraite,
Kantz mettait la touche finale à son œuvre. Il déposa la couronne d’épines sur
la tête de Jojo. « Si on m’avait dit qu’un jour j’ finirais Roi ! »
s’exclama celui-ci.
Accroupie dans un coin de la nef, Sœur
Langue observait tout ce petit monde, l’air hagard. Depuis que Kantz lui avait
donné une pilule rose, ses contractions s’étaient arrêtées.
« … et selon mes
estimations, j’ai plus de trois cents descendantes et...
- Comment trouvez-vous
votre Christ sur la Croix ? » coupa Kantz.
Sassott leva les yeux. « Bonté
divine, je ne l’avais même pas remarqué ! Quelle tête-en-l’air je fais...
Monsaigneur Sassott, dit l’évêque.
- Jojo, dit Jojo. Je vous aurais bien
serré la pince, mais là j’ai les mains prises.
- Ne vous dérangez pas ! Vous êtes juste
magnifique… La barbe en friche, les poux, la gale, la crasse, l’odeur... je
reconnais bien là votre sens du détail, Jean-Audouin ! Mais si je puis me
permettre, ne l’avez-vous pas crucifié un peu trop en avance ? La Crèche ne se
tiendra que dans trois jours…
- Il me semblait encore un peu épais pour
le rôle. J’ai pensé qu’un petit jeun ne lui ferait pas de mal.
- Fort bien. Et pour ma Vierge à l’Enfant
pensez-vous que...
- Je déclencherai l’accouchement à l’heure
voulue. Chez les Kantz, la ponctualité est la qualité première.
- Mes saigneurs ? » Jojo avait lui
aussi une question, d’ordre liturgique : « Dites, y’a pas d’ risque que j’
résurrectionne trois jours après comme vot’ Zombie-Jésus, c’est sûr ?
- Pas le moindre, certifia Sassott.
- Soyez rassuré, ajouta Kantz. Sur le nez
de mon fils, j’y veillerai personnellement. »
Le clochard devenu roi poussa un
« ouf ! » de soulagement.
Tout semblait en place… La Traditionnelle Crèche Vivante de Noël
s’annonçait sous les meilleurs auspices !
9
De là où il était, Jojo avait une vue
imprenable sur la Crèche. Sassott et ses amies moches comme des poux
n’avaient pas fait les choses à moitié : chacune des six chapelles avaient été
décorées avec un incroyable souci du détail. Aucune plume ne manquait sur les
ailes des anges, et la grange où la Vierge mettait bas semblait authentique –
jusqu’à la paille et au fumier. Ah, ces sœurs cramélites étaient d’une
redoutable efficacité ! Il fallait les voir courir en tous sens, coordonnant le
jeu des acteurs, retouchant costumes et maquillages, et prêtant attention au
moindre petit accessoire jusqu’à la dernière minute ! Bien qu’il ne pigeât pas
grand-chose aux scènes proprement dites, Jojo trouvait ça distrayant...
Côté ouest, les tableaux relataient les
jeunes années du Christ, depuis « L’Annonciation » faite à Marie par un Ange
Gabriel coquin (« tant que j’touche pas à ton hymen, mon patron m’a filé carte
blanche »), en passant par la sanguinolente venue au monde du divin enfant
(c’est ici qu’intervenait Sœur Langue, et entre ses contractions, l’âne, le bœuf
et les trois black habillés en princes du désert, la pauvre fille n’avait pas
le temps de s’ennuyer), jusqu’à son adolescence rebelle (Little Jes’ tabassait
des aveugles en leur gueulant « et main’nant tu la vois la lumière ? c’est un
putain de MIRACLE ! », puis partait fêter ça au bordel du coin). Bref, un bien
beau spectacle pour petits et grands !
Les chapelles de l’aile est accueillaient
en revanche des représentations réservées à un public averti : dans la
première, une époustouflante scène d’arts martiaux voyait Jésus affronter le
Diable et ses succubes, jouées par les bondissantes cramélites, dans un désert
plus vrai que nature. Les dents volaient et le sang coulait à flot ! Puis dans
« La Cène » (sans doute une faute d’orthographe) les membres du SPECTRE
exposaient leurs talents, à travers la plus grande
comédie-musicale-orgiaque-gay que Jojo eût jamais admirée : « Ceci est mon
corps, qui qu’en veut ? » chantait un Jésus déchaîné… Enfin, le dernier tableau
était clairement orienté SM : en string et en tongs, le Christ charriait une
lourde croix sur son dos pendant qu’un soldat romain hurlait en le fouettant :
« avoue, racaille, avoue ! », et Jésus avait l’air d’aimer ça car il n’arrêtait
pas de tendre l’autre joue, et Jojo en avait mal pour lui.
L’affable Pr Kantz ne lui avait pas menti :
il passait un sacré bon moment, et tout le monde était tellement sympa !
Bambins comme personnes âgées faisaient la queue pour être pris en photo devant
ses pieds cloués, et Jojo devait se forcer pour ne pas sourire lorsqu’ils lui
crachaient au visage. N’oublie pas ton texte, se répétait-il, c’est
le rôle de ta vie. « Vous savez gémir ? lui avait demandé Kantz en lui
mettant une nouvelle pilule d’anesthésique sous la langue. Les gens viennent à
l’église pour voir du sang et de la souffrance - de la Passion, que diable ! –
et vous devez leur en donner pour leur argent.
- Pas de problème », avait rétorqué Jojo,
et depuis le début de la Crèche il n’avait cessé de pousser de
saisissants râles d’agonie qui faisaient le bonheur des spectateurs : « Raaaah,
oooooooh, aaaargh… » De temps à autre il les ponctuait de lâchés de bave ou
d’urine, toujours accueillis par un tonnerre d’applaudissements.
Tout à coup, des pleurs de nourrisson
retentirent dans la nef : l’enfant Jésus était enfin né ! Sœur Langue avait
l’air au bout du rouleau, mais Sassott paraissait tout heureux de tenir son
petit-fils dans les bras ; il eut toutefois le plus grand mal à persuader les
blacks, pendus aux tétons de sa fille, de laisser une petite place au
nourrisson.
D’un clin d’œil, Kantz fit signe à Jojo
que le grand moment était enfin arrivé. A son signal, les acteurs
interrompirent leurs représentations, et tous les regards se tournèrent vers
l’Autel. Vers moi. Sassott s’adressa à ses ouailles : « Très chères
sœurs, très chers frères, le temps de la Communion est venue. En récompense à
sa générosité, je laisse exceptionnellement à notre bien-aimé Pr Kantz
l’honneur d’officier ! »
Le
chirurgien salua la foule silencieuse et monta sur l’Autel, de façon à se tenir
à la hauteur de Jojo. « N’oubliez pas de crier ! » lui glissa-t-il, un sourire
en coin. L’excitation gagna le clochard ; s’il n’avait pas été crucifié, il en
aurait sautillé de joie !
« Gloire au Saigneur » dit solennellement Kantz
tandis que Sassott l’aidait à revêtir une blouse chirurgicale. Le recueillement
était de mise, on entendait les mouches voler. Nul ne pipa mot lorsque le
professeur leva bien haut son bistouri électrique et le plongea dans l’abdomen
de Jojo. « Aïe ! cria celui-ci avec un peu de retard. Ouille ouille ouille ! »
Dans un crépitement accompagné d’une délicieuse odeur de poulet grillé, la lame
traça une ligne verticale en direction de son nombril. « Je souffre, rigola
Jojo. Nom de Dieu, je dérouille ! » Puis le chirurgien continua la dissection à
la main. « Mon métier exige une certaine poigne », avait-il dit, et il
en donna la preuve : il écarta les bords de la plaie avec une facilité
déconcertante, comme on ouvre un rideau. « Cette gelée jaunâtre, c’est votre
graisse, expliqua-t-il à voix basse. Aussi surprenant soit-il, il vous en reste
un peu ! Et voici, vous l’aurez sans doute deviné, vos muscles abdominaux. A
l’union de ceux-ci se trouve la ligne blanche, une zone de faiblesse
anatomique. Je me propose de la déchirer à la seule force du poignet. » Et
Kantz continua à fouiller son ventre, à tirer, triturer, arracher les pans de
chair et de muscle, et Jojo, qui était secoué dans tous les sens, avait
l’impression d’être un poisson qu’on vidait, et il trouvait ça vachement
chouette. « Nous y voici ! » Le professeur essuya la sueur qui perlait à son
front. « Cette espèce de membrane s’appelle le péritoine. Il s’agit simplement
d’un sac, qui contient des kilomètres et des kilomètres d’intestins – en
langage populaire : vos tripes ! Que l’on vienne à le percer et vos boyaux
sortent prendre l’air ! »
Dont acte : Jojo vit ses anses
intestinales jaillir de son ventre et pendouiller mollement dans le vide, comme
(pourquoi pensait-il à cela ?) autant de verges flasques. « J’ai pris soin de
contourner vos artères principales pour que vous puissiez profiter pleinement
du final », précisa Kantz. Cet homme a vraiment du cœur ! s’ébaubit Jojo.
Alors le chirurgien fit claquer ses
doigts, et l’évêque lui apporta une boîte richement décorée… Immédiatement, un
murmure d’excitation parcourut l’assemblée de fidèles. Car la boîte contenait
des hosties, et le moment était venu de les consacrer. Aidé de Sassott, Kantz
les prit par poignées et les fourra dans l’abdomen grand ouvert de Jojo, à la
place laissée vacante par ses intestins. « Vous devez trouver que je vous
farcis comme une dinde. Mais n’est-ce pas approprié en cette période de l’année
? » Sacré professeur, toujours le mot pour rire ! Un sourire fou aux
lèvres, l’évêque bénissait consciencieusement chaque fournée : « Comprenez-vous mieux
ce qu’est la transsubstantiation, mon bon Jojo ? Le pain et le vin deviennent
le corps et le sang du Christ. Littéralement.
- Et pour une recette réussie, ajouta
Kantz, laissez reposer cinq minutes, le temps que le pain se gorge de sang. Le
goût n’en sera que plus puissant ! »
La fébrilité du public était désormais
palpable : chacun voulait communier ! Mais bien entendu, la première hostie
revenait au Pr Kantz.
« Mes hommages, salua dignement ce dernier
en retirant le pain azyme rougeoyant du ventre de Jojo.
- Tout le plaisir était pour moi ! dit
Jojo, qui n’avait jamais été aussi heureux de sa vie.
- J’aurais aimé vous rencontrer plus tôt,
mon ami. Nous partageons la même vision du monde.
- Ouais ?
- Pour certains, il est nécessaire de
construire une cathédrale monumentale pour exposer la gloire de Dieu à tous les
regards et s’élever jusqu’à Lui ; pour d’autres, la cathédrale doit être
enfouie au plus profond de la terre, et réservée à quelques initiés. Mais vous
et moi savons où se trouve la véritable cathédrale. » Du bout du doigt,
il lui tapota sur le nez. « Le corps, tel est le plus bel édifice que l’Homme
puisse offrir au Saigneur ; vous avez sculpté le vôtre des années
durant, à coups d’aiguilles, de gnôle et de bactéries, et l’on ne pourrait
rêver célébration plus grandiose de l’œuvre divine. L’auriez-vous cru ? Sous le vernis du statut social, vous et moi sommes identiques : des artistes, dont la matière première est la chair. Votre nez ravagé témoigne de votre virtuosité... J’ignore si moi-même j’aurais su livrer un travail si émouvant !
- Eh bé, merci du compliment ! s'émut le clochard. Z’aurez qu’à récupérer mon pif, si ça vous fait plaisir. Pis quand vous l’regarderez, vous penserez à c’bon vieux Jojo. » Trop ému
pour répondre, Kantz se contenta de le remercier de la tête et se retira.
Sassott communia en second (Jojo le
surprit en train de planquer quelques hosties supplémentaires dans ses poches),
puis un par un les fidèles s’avancèrent et plongèrent tour à tour leur main
dans l’abdomen béant du SDF. Mais peu à peu, la frénésie gagna la foule, et
l’ordre rangé fit place à la cohue. On se bousculait, on se piétinait pour
accéder à Jojo. Chacun voulait un bout de corps du Christ ! Lorsque les hosties
vinrent à manquer, toute discipline cessa finalement, et les croyants se rabattirent sur
les organes et les vaisseaux de Jojo, et comme des chiens ils se les
disputèrent, qui un bout de tripe, qui une veine, qui un rein, et leurs gueules
affamées de spiritualité déchiquetaient la chair, et leurs visages illuminés étaient
barbouillés de sang, de lymphe et de sucs digestifs, et lorsqu’enfin une branche
de l’aorte fut sectionnée la vision de Jojo s’assombrit, et la dernière image
qu’il emporta fut le sourire bienveillant de Kantz, assistant de loin à ce
carnage, d’un œil brillant et attendri.
10
Au petit matin, l’évêque et le chirurgien étaient
assis sur les marches de la Cathédrale, intégralement recouverts de suie et de
sang.
« De mémoire d’homme d’Eglise, cela
faisait de nombreuses années que la Crèche n’avait connu un aussi franc succès.
-
Grâce en soit rendue à Jojo, murmura Kantz, fixant intensément le flacon de formol
où flottait le nez de son défunt ami. Si cela ne vous dérange pas, je me
chargerai personnellement de l’empailler pour la procession de Pâques.
- Entendu. »
- Entendu. »
Le silence du jour naissant était
délicieusement reposant ; l’air sentait bon le bois brûlé et le barbecue. Un
enfant de chœur vint troubler le silence : il apportait le journal du jour. «
Parle-t-on de nous ? s’enquit Sassott.
-
Seulement en page 2… annonça le jeune d’un air gêné.
- Et les Musulmans d’En Face ?
- Et les Musulmans d’En Face ?
- Idem. Leur soirée “guerre des étoiles”
était franchement réussie : des gars en djellaba sautaient d’un avion, mais à
la place du parachute ils portaient des explosifs. Apparemment, il a plu des
morceaux de corps sur des kilomètres à la ronde.
- Pas mal, en effet. Mais dans ce cas qui
fait la Une ?
- Ben comme d’hab’… La fête en plein air
des Apôtres des Dieux Modernes a attiré des dizaines de milliers de personne.
Ils ont mis le paquet : boissons et drogues gratis et distribution à gogo de
pilules de méningite et de peste bubonique, rien que ça ! Et
même, même ! quelques pilules de mort subite. Les médias en font leurs
choux gras ! »
Tout à coup, l’évêque
parut désemparé. « Cette surenchère… Des moyens colossaux…
Impossible pour nous de tenir la cadence… Cause… Perdue d’avance.
- Mais non mon père, ne vous inquiétez
pas, le rassura Kantz, stoïque. Les cramélites et moi-même avons quelques idées
en tête... Croyez-moi sur parole : pour la prochaine Traditionnelle Crèche
Vivante de Noël, nous ferons encore pire ! »
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