dimanche 31 juillet 2011

Space Cathédrale [DarkCowBoy]

      Je suis mort.
      Encore une fois, je suis mort. 
      C'est la première pensée qui me vient lorsque je m'éveille dans la cuve, comme à chaque fois. Mon passé, les détails m'échappent, comme un rêve nous échappe au réveil, et je les sens, comme lorsqu'on a un mot sur le bout de la langue, si proches, sans pouvoir m'en saisir. 
      La cuve s'ouvre, et je respire l'air vicié infecte des catacombes à nouveau. Je n'ai jamais respiré un autre air, comment puis-je alors toujours trouver cet air si infecte à mon réveil ?
Hâtivement, je me saisis et me vêts d'une robe au tissu usé, pliée à côté de ma cuve de réincarnation. Depuis le temps, nous n'avons plus les moyens ou les matériaux pour fabriquer d'autres vêtements. Combien de temps faudra-t-il avant que nous en soyons réduits à nous promener nus dans les coursives, je me le demande. Ce péché véniel sera surement amendé d'ici là… Ma tâche, ma fonction me revient bien avant mon nom. Architecte. Architecte généticien. Je dois monter, bien plus haut, loin des catacombes, mon travail m'attend.
      Avant de quitter la salle, je regarde l'écran, près de la cuve de réincarnation, où est affiché mon nom. Leonard Alyssa, Architecte Généticien superviseur 3eme Niveau. 


      La mémoire génétique a toujours été pour moi un sujet fascinant. Les choses dont le corps se souvient, qu'il sait presque instantanément, bien plus importantes que tous les détails affectifs secondaires de la vie, comme si le corps savait, parfaitement programmé, ce qui compte vraiment. 
      Ainsi, instinctivement, je sais me diriger dans la cathédrale, sans y réfléchir, je sais quelle porte franchir, quelle voie emprunter. Qui peut savoir combien de fois j'ai fait ce trajet ? Combien de fois suis-je mort, puis ressuscité, réincarné dans les cuves des catacombes, afin de pouvoir retourner à ma tâche, à ma fonction, à mon travail, encore une fois…
      Je me demande pourtant, de quoi suis-je mort cette fois ?
      Le trauma bloque souvent les souvenirs disent les psys, mais l'instinct s'en souviendra pour nous sauver si le même danger se représente nous assurent les dévots. En avançant dans la coursive, je souris en me remémorant ces hérétiques qui, remettant en question l'existence de l'âme, prétendaient que la mémoire génétique ne pouvait receler que les informations contenues dans le corps à l'heure du prélèvement d'échantillon, et rien de plus, rien qui ne soit arrivé après au sujet. On avait depuis lors prouvé que l'âme existait, et que les matériaux de la cathédrale la piégeait en dedans, afin qu'elle puisse se réincarner dans le nouveau corps de son propriétaire, reconstitué, cloné après décès. Ce sont eux, pourtant, ces mécréants, qui avaient donné le nom de "sauvegarde" aux échantillons d'ADN, prélevés pour pouvoir procéder à la renaissance.
      La réincarnation n'était pas légale partout dans l'univers, bien au contraire, mais les cathédrales possédaient une dérogation spéciale, en raison de leur mission sacrée et de très longue haleine. On ne pouvait permettre à la mort de ralentir, ni de freiner l'accomplissement de leur tâche.


      La première personne que je croise en remontant des catacombes est la belle Andrea, qui travaille ici-bas, avec son panda domestiqué. Ses cheveux sales couleur rouille semblent se confondre avec la couleurs des parois. Elle me jette un regard surpris, et a pour moi un sourire étrange. Elle semble étonnée de me revoir encore. Elle sait ce que cela signifie, et d'où je viens, même si, tout comme moi, elle ignore les détails des circonstances de ce qui m'est arrivé.
      - Ça va ? Qu'est-qui vous est arrivé ?
      - Je l'ignore encore, mon enfant, sans doute un accident. Mais comme tu le vois, tout va bien à présent.
      - C'est que… Je vous vois souvent, et… ça commence à m'inquiéter…
      - Il n'y a vraiment aucune raison de s'inquiéter en vérité.
      - Certes… C'est vrai… Mais… Je voulais vous demander, à ce sujet… Gumbo se fait vieux, et vous croyez que s'il mourrait vous pourriez…?


      Il est vrai qu'elle n'avait guère d'autre compagnie que son panda, si profondément enfouie qu'elle était dans les entrailles de la cathédrale, chargée seule de la maintenance des installations de ce niveau, dans la pénombre, loin de la lumière des étoiles. Tout y était automatisé, et elle ne croisait que ceux qui venaient de ressusciter, remontant des catacombes. Les catacombes elles-même étant intégralement automatisées, il n'y avait personne pour accueillir ou guider les réincarnés. Lorsqu'une personne clef mourait, que ses fonctions vitales cessaient, elle était automatiquement réincarnée par le système, pour que la cathédrale puisse continuer de fonctionner. Mais ce système ne fonctionnait que pour le personnel officiel enregistré de la cathédrale, il n'y avait rien d'établi pour leurs éventuels animaux de compagnie.


      - Nous verrons ce que nous pourrons faire à ce sujet, lorsque l'heure sera venue.


      Je ne peux alors m'empêcher d'imaginer Andrea me sourire de bonheur si je lui tendais un bébé panda, à peine sevré… Les animaux de compagnie ne sont pas comme les humains, on les refait bébés, nul besoin de les refaire adultes, comme nous, dans la force de l'âge, pour pouvoir au mieux remplir notre tâche. Pourquoi la perspective du bonheur d'Andrea, de son sourire, fait-elle naître une telle chaleur en moi ? Je dois m'éloigner, remonter, mon travail m'attend.


      - A présent, si tu veux bien m'excuser, je dois remonter.
- Oui. Bien évidemment. Au revoir, monsieur. 


      Alors que je m'éloigne, je ne peux m'empêcher de lire sur ses traits une très sincère inquiétude qu'elle ne prend même pas la peine de masquer, et pas simplement au sujet de son animal familier, mais à mon sujet. Qu'a-t-il donc bien pu m'arriver ? Suis-je réellement mort si souvent dernièrement ? 
      Je me retiens de lui demander, et referme la lourde porte qui mène a l'étage suivant. Il me reste encore quelques niveaux à passer avant de rejoindre le long corridor annexe.
      Plus que jamais, les entrailles, les murs de la cathédrale me paraissent vieux, rouillés, usés… Depuis combien de temps existe-t-elle, il m'était impossible de le déterminer. Je ne l'avais jamais su, jamais appris, je crois. Ou peut-être ai-je oublié. Elle a été conçue pour durer pour l'éternité, pour nous permettre d'accomplir notre mission sacrée, dans ce diocèse de la galaxie qui nous a été assigné, avant de nous rassembler.
      Dans l'espace, le temps perd tout sens, tous les points de repères sont annihilés. Le haut, le bas, un jour, un mois, tout cela n'existe pas. Ces notions, je ne les connais qu'à travers la lecture des textes sacrés. La cathédrale a été conçue pour perdurer, pour être immuable, comme nous. 
      Mais en passant mes doigts sur la porte donnant l'accès à l'étage suivant, je ne peux m'empêcher de frissonner, de douter, de m'interroger… Et si une partie de la cloison avait cédé ? Et si, derrière une de ces portes, un danger mortel me guettait, résultant d'un accident non signalé, ayant tué ceux qui s'y trouvaient confrontés ?
      Et si, à chaque fois je mourais bêtement de la même façon ? Sans pouvoir m'en rappeler ? Peut-être que mon instinct ne peut me prévenir car à chaque fois, mon geste fait gagner au vide un nouvel étage ? Peut-être qu'en fait, ainsi donc, je ne meurs pas toujours au même niveau, à la même porte, mais de la même façon ?
      Comment savoir ?
      Le doute m'envahit et je frissonne à présent, la main crispée sur l'ouverture de la porte. Comment savoir ? Il faut avoir la foi. La foi en l'être suprême qui saura nous guider. Si Andrea me voit renaître aussi tôt, elle ne manquera sans doute pas de me signaler que quelque chose ne va pas. A moins qu'elle ne l'ait déjà fait.
      Mes mains tournent la poignée sans que je n'aie pu me résigner à prendre la consciente décision de faire ce geste. Je ferme les yeux en priant. Priant. Être suprême, veille sur nous, tes enfants, laisse-nous accomplir ta volonté, la mission sacrée que tu nous as confiée, être suprême. 
      La porte s'ouvre, sans incident. Pas de décompression. Pas de picotements dus à une soudaine irradiation. Non. Tout est normal. Tout va bien. A ce niveau, tout du moins. Je respire, les tripes toujours serrées d'angoisse comme prises dans un étau. J'arrive au niveau de la purification. La véritable entrée à la partie principale de la cathédrale, son corps. Là sont stockées, raffinées et reconstituées toutes les réserves d'eau, par exemple. A ce niveau, il est de coutume de se purifier avant de pouvoir continuer plus avant, afin de ne pas risquer de salir, de contaminer les sections supérieures stériles. 
      Instinctivement, sans avoir besoin de suivre les signes presque effacés par l'usure du temps sur les parois, je trouve le chemin du bénitier.
      Je me dévêts de la robe usée que je portais, la déposant dans le stérilisateur, et, fermant les yeux, je m'expose à la purification, faisant le vide dans mon esprit.


      La peur ne m'a pas quitté. Dans le purificateur, elle m'étreint encore. 
      Et si un système était défaillant, si un court-circuit s'était produit à un endroit critique ? Je ne craignais pas tant que le purificateur lui même puisse me meurtrir en vérité plutôt qu'une menace sourde, sournoise, indéfinie, planant. Rien n'est pire que de ne pas savoir. Surtout pour un scientifique. Et rien n'est pire que de douter pour un homme de foi. 
      De quoi étais-je mort, bon sang ? Qu'est-ce qui avait bien pu me tuer ? Si seulement je pouvais me rappeler…


      A nouveau, à l'instant d'ouvrir la porte menant au corridor principal menant à la nef, l'angoisse et le doute m'assaillent. Mais que puis-je faire d'autre ? M'arrêter ? Reculer ? Retenant mon souffle, coupant ma respiration, j'ouvre la lourde porte du sas, et à nouveau, rien ne se passe. 
      Tout est normal. Tout est calme dans la cathédrale. 
      Cet immense vaisseau à la mission si sacrée, qui peut paraître si froid, si vide, mais dont l'ambiance, l'atmosphère, m'a toujours apaisé. 
      Je referme le sas derrière moi et progresse dans le couloir, tentant d'apaiser ma nervosité, de faire le vide dans mon esprit, de rassembler mes idées, reconstituer mes souvenirs.
      J'ai l'impression de revoir dans ma tête les immenses vitraux du faîte de la cathédrale. Ces vitraux qui absorbent lumières et toutes autres formes de radiations stellaires, faisant plus que nous en préserver, les convertissant en énergie pour nourrir les batteries qui nous alimentaient. Ces vitraux étaient pourtant bien au-dessus du niveau qui m'était assigné. Les avais-je vraiment vus de mes yeux, et à travers eux, le spectacle des étoiles de la galaxie, ou les avais-je seulement imaginés ? Peut être m'avait-on convoqué ?
      La tête baissée, perdu dans mes pensées, je dois donner l'impression à ceux qui pourraient me croiser d'être en train de prier.


      Enfin, enfin, sans avoir croisé le moindre pénitent, je parviens à la porte de mon laboratoire, de mon étude comme je l'appelais. En posant la main sur la poignée, une fois encore, je ferme les yeux, et ne peux m'empêcher de douter, de frissonner. En fermant les yeux, je revois le visage d'Andrea. Et derrière elle, son panda. Son panda. Peut être est-ce simplement cela ? Peut être ai-je reconstitué dans mon étude un animal pour une quelconque raison, et que celui-ci s'est révélé plus sauvage, plus vicieux, plus dangereux que nous n'aurions pu le prédire. Peut-être m'a-t-il tué et erre-t-il toujours en liberté dans mon étude, se nourrissant de mes entrailles. 
      Etrangement, pourtant, le fait de songer à Andrea, de voir son visage en pensée m'aide à me calmer, à faire taire cette sourde angoisse qu'elle avait pourtant fait naître. Mon instinct, mon instinct semble m'indiquer que je ne crains rien. Je suis arrivé à bon port. Tout va bien. 
      J'ouvre la porte. 
      Et tout va bien. Tout est en ordre. Aucun animal ne semble être lâché, rien n'a été renversé, bousculé ou brisé. Je referme la porte confiant, content d'avoir retrouvé ma place, mes quartiers. 
      Je me consacre un instant à prier, à remercier l'être suprême de nous guider et de nous protéger dans notre mission sacrée.
      Je retrouve mes marques, mes notes, mon travail. 
      Il me faut presque une journée pour réaliser que… mon corps n'est pas ici.


      La résurrection est un système complètement automatisé, personne ne la met en route, mais personne non plus ne vient nettoyer vos restes putréfiés. Mon corps devrait être là. Là ou je suis mort. C'est à moi de le nettoyer, de l'amener au recycler. A moi, et à personne d'autre. Chacun doit s'occuper de son propre corps. C'est la règle. 
      Certaines parties de la cathédrale, de la nef, étant réservées exclusivement aux plus hautes autorités du vaisseaux, seulement elles pouvaient y accéder, et seulement elles pouvaient accéder à leurs propres cadavres en cas de décès, il avait donc été établis que si même elles devaient s'acquitter d'une si répugnante besogne, il revenait à chacun de s'occuper de ses propres restes. C'était la première chose à faire en revenant des catacombes. 
      Certains évoquaient le mythe impossible de doubles, hantant le vaisseau. Des clones créés alors que l'individu premier aurait pu être re-animé, et dès lors sans âme aucune. Cela ne pouvait arriver en réalité. Il y avait des sécurités. Et j'étais bel et bien mort, il n'y avait pas à en douter. Mais alors, où était donc mon corps ?


      Hâtivement, ressentant à nouveau cette sorte de peur panique m'envahir, je retourne chaque coin et recoin de mon étude, sentant l'inquiétude me gagner de plus en plus comme mes recherches s'avèrent vaines. Non ! Non ! Non ! Non, mon corps n'est pas ici ! Mais c'est impossible…
      Un instant, je dois m'arrêter. Souffler. La panique me fait perdre le sens commun. Respirer. Je dois respirer. Réfléchir. Mon corps n'est pas ici. Cela veut donc dire… Mon cerveau me martèle les théories les plus folles ! Une créature l'a dévoré entièrement ! Il a été aspiré dans le vide de l'espace ! Non ! Non, c'est impossible… S'il avait été… Non. La réponse est plus que simple, elle est évidente : si mon corps n'est pas ici, il est ailleurs. Je suis mort ailleurs dans la cathédrale. 
      Ailleurs.
      Oui, mais où ? Où ai-je donc pu bien aller mourir ?


      Je m'assois pour me calmer. Me reposer. Reprendre mes esprits.
      Je n'ai rien avalé, ni ne me suis reposé un seul instant depuis ma réincarnation.
      Je commence par fermer les yeux, reprenant mon souffle. Je vois le visage inquiet, surpris d'Andrea. Je me mets à prier. Peu à peu, je recouvre mon calme, mes esprits, rouvrant les yeux.
      Mon laboratoire est plus en désordre que lors de mon arrivée. Dans ma panique, j'ai tout retourné. Je vais devoir un peu ranger, mais avant, manger. 
      Je tends la main vers une tablette de nutrition, la porte à mes lèvres, et me fige soudain. A nouveau, l'angoisse et le doute m'enserrent les tripes. Et si le problème était là ? Si notre nourriture avait été de quelque manière contaminée ? Et si j'étais parti de mon étude chercher de l'aide ?
      Comment savoir ? Comment savoir d'ou viens le danger ? Je n'arrive pas à me rappeler !
Il faut que je trouve mon corps ! Il faut que je trouve mon corps ! Il faut que je sache ce qui m'est arrivé ! Je ne peux pas vivre avec cette menace planant au dessus de moi, sans savoir quoi…
      De plus...
      La première tâche d'un ressuscité est de disposer de son corps, c'est son devoir, surtout dans l'espace. On ne peut le laisser lentement se décomposer quelque part.
      Je repose la tablette, la faim m'assaillant soudain, pour la première fois. 
      La cathédrale est immense, mais je n'ai pas dû aller bien loin. Nous ne vagabondons pas au hasard, nous avons notre travail qui nous confine en nos quartiers.
      Je commence à ranger, regardant du même coup les affaires que j'ai en suspens. Des notes étranges attirent mon regard. Une aberration génétique impossible naturellement en théorie. Qu'est-ce que cela peut bien être ? On dirait une sorte d'hybridation artificielle. Et là, sur l'écran, une convocation de l'évêque. De quand date-t-elle ? M'y suis-je déjà rendu, avant de mourir ? Le temps n'existe pas dans l'espace, non. Si je m'y était rendu, la convocation aurait disparu de l'écran. Je dois être très en retard. 
      Je me redresse, rassemble les quelques notes qui traînent pour les prendre avec moi, et me redirige vers la porte, galvanisé par le sens du devoir.
      En me rendant au trône, je tomberai peut-être sur mon corps, ou sur quelqu'un qui l'a vu.


      Peu à peu, alors que je me dirige vers le trône, l'angoisse qui avait disparu de mes tripes en voyant la convocation renaît dans mes tripes. Le silence de la cathédrale, si apaisant d'ordinaire, semble glaçant, et je réalise petit à petit que je n'entends personne. Je n'entends personne faire quoi que ce soit. Et je ne croise personne non plus dans la longue allée.
      La cathédrale semble vide de toute activité.
      Je jette des regards alentour, regardant sans trop y croire si je ne vois pas mon corps gésir dans un coin, terrassé par quelque mal, tâchant de ne point trop ralentir le pas ou traîner. C'est étrange. C'est comme si je savais que je n'allais pas le trouver dans ce couloir. L'instinct. La mémoire. 
      Mon âme devra se souvenir et me prévenir du lieu et des conditions de mon décès lorsque j'y serai confronté. Je n'ai pas lieu de paniquer comme je l'ai fait. Malgré cela, malgré le retour de mes esprits, bien que je sente peu à peu la mémoire renaître à son tour dans mon cerveau fraîchement reconstitué, l'angoisse sourde continuait de me serrer les tripes.
      Je jette un œil aux notes que j'ai prises avec moi pour chasser cette inquiétude sourde et me rafraîchir les idées avant de voir l'évêque, et je découvre plusieurs notes faisant état d'aberration génétique, d'hybridations monstrueuses, comme si on avait cherché à fusionner plusieurs espèces en une seule.


      Toute forme de reproduction était bannie, interdite au sein de la cathédrale, pour d'évidentes raisons. Les risques de surpopulation en était, de même que le manque à terme de nourriture et d'eau, mais également, pour ce qui aurait concerné les humains, perdre du temps à éduquer, à s'occuper d'un enfant, à le superviser, alors que notre travail était si important, aurait été dément. 
      La population de la cathédrale devait demeurer constante pour son bon fonctionnement.
      Mais que serait-il arrivé, si des individus n'avaient pas été ressuscités suite a leur décès ?, me demandais-je soudain face au silence de la cathédrale. Non, c'est impossible, me dis-je en secouant la tête, le système fonctionne. J'en suis la preuve, je suis là. A moins que…
      Mes yeux tombèrent alors sur un mot griffonné de ma main, au bas d'une note : THE ONE. Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir signifier ? Pourquoi ce mot me faisait-il frissonner ? 
      Mes souvenirs étaient encore confus, et le fait de n'avoir rien mangé n'aidait en rien. J'aurais dû suivre le rituel, comme il convient toujours de le faire. M'occuper de mon ancien corps, faire ce qu'il fallait, prier, remercier l'être suprême, communier, dîner, dormir, et les choses se seraient remises en place naturellement, mais au lieu de cela, je me rendais à une convocation pour des motifs que j'avais sans doute oubliés, étant sans doute incapable de répondre aux attentes qu'on pourrait exiger de moi.
      La fatigue s'ajoute au stress accumulé, et à la faim. Si je continue ainsi trop longtemps, je pourrais même finir par avoir des hallucinations. Je devrais suivre le protocole. Mais comment faire sans savoir où se trouve mon corps, d'abord ? Et comment ignorer une convocation de l'évêque ?


      Ma main se pose sur le lourd marteau de la porte qu'il convient de frapper par trois fois afin d'annoncer son arrivée. Son arrivée en haut. Là haut. Au trône. Où je pourrai admirer les vitraux. Je ferme les yeux et visualise dans mon esprit les vitraux très nettement. Comme si je les avais déjà vus, comme si je m'en souvenais. Je commence à frapper. Et à chaque coup du marteau, une peur panique grandit en moi, mettant mes sens en alerte, comme si mon instinct cherchait à me hurler quelque chose. Mais non, c'est la faim, le stress, l'épuisement.
      La large porte se déverrouille automatiquement à mon soulagement. C'est un honneur d'être là, un honneur si grand. Je pénètre en ces lieux sacrés avec la plus grande humilité. Tout autour s'offre à mes yeux émerveillés le spectacle inouï des grands vitraux, et à travers eux de l'espace dans toute son infinie immensité. Comme on peut se sentir humble face à un tel spectacle ! J'avance sans trop regarder où je vais, les yeux tournés uniquement vers les vitraux. Je progresse dans ce saint des saints, grisé par la majesté des lieux, et il me faut un instant, un instant pour remarquer l'odeur qui hante céans, et le petit bruit provenant de plus haut…
      La distribution et l'échange d'air dans un vaisseau comme la cathédrale est en tous points remarquable, et pour qu'une odeur parvienne à envahir l'espace, elle doit être particulièrement tenace…
      Je remarque alors l'évêque, et me mets en position inclinée, de soumission, de pénitent. 
      - Votre excellence…
      - Leonard, m'appelle-t-il, je me réjouis de vous voir de retour parmi nous.


      C'est alors que je le remarque. Mon corps. Mon cadavre. Il est là. Dans une alcôve. J'en suis estomaqué. Je suis donc mort ici. C'est sans doute pour cela que Monseigneur m'a convoqué.


      - Oh ! Mon… Mon corps est ici ! Je l'ai cherché… Merci, Monseigneur, merci, je vous remercie de m'avoir guidé jusqu'ici. Je vais en disposer sur le champ.


      - Oui. Vous feriez bien de faire cela, Leonard. me répondit-il en m'indiquant d'un geste de la main que je pouvais y aller.


      C'est étrange de ressentir une telle joie, un tel soulagement à la découverte de son propre corps. Je commence à me détourner de l'évêque, impatient de découvrir la cause de mon propre décès et d'en avoir fini avec ceci, lorsqu'il lève brusquement le bras, m'intime l'ordre de me figer, de ne plus bouger. 


      - Mais. Je ne pense pas que vous ayez besoin de vos notes pour procéder à cela. Je pense même qu'elles pourraient vous gêner. Permettez ? demanda-t-il en tendant une main pour me débarrasser des papiers qui m'encombraient.


      - Oh. Merci, Monseigneur. Merci, lui dis-je en lui remettant les documents.
      - Je vous en prie. Nous sommes tous au service de la même cause sacrée.
      - Oui, votre excellence, et vous êtes notre guide, celui qui nous montre la voie.
      - Vous souvenez vous de votre tâche, déjà, Leonard ?
      - Oui, votre excellence. Je suis architecte généticien.
      - Et de notre mission en ce diocèse ?
      - Oui, votre excellence, bien entendu. Rassembler tous les échantillons d'ADN du diocèse afin de…de…
      - Oh. Vous semblez épuisé. Tenez. Tenez, buvez. Laissez moi vous rappeler. Il est normal d'être confus, vous venez de vous réveiller… Autrefois, autrefois, nous n'étions qu'un. Il n'y avait qu'un grand tout unique. Parfait. Avant que ne survienne la première explosion, le premier déchirement, appelé autrefois "Big Bang". Depuis lors, depuis lors, l'univers n'a été que chaos et divisions. Les divisions se propageant partout, à tout, se multipliant, nous séparant les uns des autres, nous éloignant. Et notre tâche, notre tâche sacrée et secrète est de réunir toutes les créatures vivantes de la création…
      - Oui…
      - …Pour qu'elles ne fassent plus qu'une, à nouveau !


      Un verrou se brisa au même instant, un battant s'ouvrant derrière l'évêque, au dessus de lui, à l'endroit d'où venaient ces bruits, ces gémissements. Et je vois, je vois, et je comprends soudain. Je me souviens. Comme un torrent, comme un choc violent, tout me revient. Les expériences. L'accident. Ma découverte. Ma curiosité, ma folle curiosité. Et quand je lui ai montré… Les essais…
      Dans la nef du trône de la cathédrale, une créature indescriptible que j'ai contribué à créer semble se déverser, agitée de faibles convulsions indiquant à ne point en douter que malgré toutes les aberrations, toutes les impossibilités face aux lois les plus élémentaires de la nature et de la biologie, elle est vivante, et par ses yeux si nombreux ouverts, on peut le voir, consciente.
      Cette chose n'a rien d'humaine, ni de commun avec rien que l'on ait pu voir dans la nature, pourtant, ça et là, je décèle, je devine, je reconnais des membres de l'équipage, et des créatures, récupérées au cours de notre mission sacrée.
      Sacrée ? Non… C'est de la démence. De la démence.


      - C'est toi, Léonard, toi, le grand architecte de tout cela ! Toi, le maître bâtisseur qui va pouvoir enfin réunir a nouveau toutes les créatures afin qu'elles ne soient plus jamais séparées, plus jamais divisées ! Qu'elles ne fassent plus qu'une ! 


      Je recule. Sonné, abasourdi par ma découverte. Les yeux écarquillés. Je me souviens de mes théories. De mes essais. Mais ça…. Ça. Je le vois. Ce n'est pas une œuvre inachevée… C'est de la démence, de la folie pure… Comment avons-nous pu nous aveugler autant ? Comment avons-nous pu commettre un tel… sacrilège ?
Le mot semble brûler mon cerveau. Non. Non, ce n'est pas un sacrilège. L'évêque m'a montré les livres, m'a guidé, encouragé… Les cathédrales avaient commencé leurs missions sacrées bien avant ma découverte, bien avant mes avancées. Ils n'attendaient que cela. Ils m'avaient poussé, guidé dans cette direction, attendant de moi que je leur délivre la clef de l'ultime Communion.


      - Ensemble, enfin, lorsque toutes les cathédrales seront réunies, la grande fusion s'accomplira, et nous ne ferons plus qu'un ! UN ! L'Être Suprême renaîtra !


      Je reculai. Cherchant a fuir. A fuir. A m'échapper.
      Je trébuchai sur mon propre corps. Non. Non. Mon corps n'est pas là ! Il est…
      Oh non… Je le vois. Là bas. Et là encore. Mon corps. Mes corps. Et la créature semble en mastiquer un. Non. Non !
      L'évêque tente de me calmer, de m'interpeller !
      - Non ! Léonard ! Non ! Vous n'avez rien mangé ! C'est le stress, vous devez…
      Je me mets soudain à hurler. Hurler ! Couvrant la voix de l'évêque, les miasmes de la bête. La religion, la cathédrale, c'est ma vie, toute ma vie ! Toutes mes vies ! Tout menait à cela ! Mon plus grand triomphe ! Ma réussite ! Mon Dieu ! NOOOOOOOONNNNN !!!!


      J'ouvre les yeux.
      La cuve de résurrection, si familière autour de moi.
      Je suis mort.
      Encore une fois, je suis mort. 
      Il va me falloir remonter et retrouver mes souvenirs pour me ré-atteler à ma tâche.                            

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